#Roman étranger

L'ombre de l'eunuque

Jaume Cabré

L'Ombre de l'eunuque décrit l'histoire de la famille Gensana, installée depuis la fin du XVIIe siècle dans les environs de Barcelone. De leur montée en importance, grâce au développement de l'industrie textile au début du XXe siècle à leur décadence au lendemain de la guerre civile, le lecteur suit cette famille à travers deux destins entrecroisés : ceux de Maurici Sicart et de Miquel Gensana. Le premier s'est institué mémorialiste de la famille, son chroniqueur mais un chroniqueur pervers qui bouleverse l'arbre généalogique et déchaîne la catastrophe. Miquel, lui, se lance à corps perdu dans la lutte contre le franquisme puis réintègre difficilement la vie civile. Sa passion pour une violoniste virtuose lui donnera l'illusion de pouvoir s'en sortir. Miquel est le dernier représentant de la famille Gensana et c'est par lui que le lecteur découvre la saga de cette dynastie avec, en parallèle, une description de la Catalogne du XIXe siècle à nos jours. Jaume Cabré mêle les voix présentes et passées, enchevêtre les situations et son roman sert à merveille le " dur désir de durer " de ses personnages.

Par Jaume Cabré
Chez Christian Bourgois Editeur

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Genre

Littérature étrangère

PREMIÈRE PARTIE

LE SECRET DE L’AORISTE

 

PREMIER MOUVEMENT

ANDANTE (PRÄLUDIUM)

1

 

Au bout de beaucoup, beaucoup de temps, assis devant les yeux noirs et le parfait épiderme de Júlia, je me suis demandé à quel moment exact ma vie avait commencé à se fissurer. La question m’a pris au dépourvu et aussitôt il m’est venu à l’esprit de penser qu’est-ce qu’elle peut bien être en train de penser ? Je l’ai regardée à la dérobée : concentrée sur le menu, elle hésitait encore entre le filet et l’entrecôte. Un coup d’œil circulaire suffit à me confirmer que le décor de ce restaurant était particulièrement abominable. À quel moment les choses se sont-elles gâchées ? Il se peut que tout ait commencé ce dimanche pluvieux d’automne, cela fait des années, quand, alors que j’étais revenu de ma désorientation civile, après déjeuner, quelqu’un avait frappé à la porte et mon père, contrairement à son habitude, était allé ouvrir. Comme s’il s’était attendu à ce qu’on frappe. Par la suite, à nous tous, nous avons reconstruit ce moment : il avait parlé avec nous ne savions qui, debout, sur les marches. Il semble qu’il nous ait dit ou qu’il ait dit aux murs qu’il sortait un instant, et nous ne l’avons plus jamais revu. Il pleuvait, il était sorti en chaussons et en manches de chemise. Après cela il m’est arrivé de me désespérer parce que je ne m’étais pas rendu compte de l’importance de ce coup frappé à la porte ; c’est que les rares instants clés que nous avons en notre vie se produisent sans que nous les remarquions, après quoi nous consacrons désespérément le reste de notre existence à essayer en vain de les récupérer. J’habitais à la maison parce que je venais tout juste de me séparer de Gemma.
Ma vie est pleine de moments clés qui me glissent des doigts comme le ferait un poisson alors que je bée devant la télévision ou que je résous un problème de mots croisés. Que de fois je me suis désespéré parce que je ne peux pas oublier le sourire de Teresa devant le Ritz. C’est un souvenir que je n’arrive pas à chasser de mon esprit et qui me fait encore pleurer : une fièvre. Teresa m’avait souri devant la façade tout illuminée de l’hôtel ; et moi, à quelques pas derrière, dans l’ombre, arrêté, respirant lourdement. Et elle, se retournant sans se déprendre de son sourire, parce que j’étais aussi muet qu’une carpe. Non ; à présent, je ne voulais plus y penser. Je devais me concentrer sur le menu et sur l’impérieuse décision prise par Júlia : viande, mais laquelle, et décide-toi une bonne fois, j’ai faim. Mais Teresa, devant le Ritz, à Piccadilly, n’avait pas perdu son sourire. J’ai fini par regarder le menu : c’en était un de style ampoulé, un de ceux qui, plutôt que de désigner les plats, les canonisent. Et Júlia, ses yeux noirs et sa voix de velours, qui m’attire comme un puits sans fond mais que je ne m’estime pas capable d’aimer parce que je me sens très las.
En fait, tout avait commencé quelques heures plus tôt à peine, lorsque Júlia m’avait proposé d’aller dîner car, disait-elle, j’étais le seul à pouvoir l’aider. Ou non : tout avait éclaté le matin, au cours de l’enterrement, au cimetière. Depuis j’examine ma vie sous toutes les coutures. Je m’étais un peu éloigné du groupe des parents que cette mort inattendue laissait perplexes et je me protégeais derrière des lunettes noires. Malgré tout, Rovira m’avait reconnu et m’avait mis le grappin dessus. Après, un demi-paquet de Camel de confidences. Là-bas, au cimetière, avant d’être annexé par Rovira, j’ai compris, presque une révélation, que jamais je n’aurais le courage de démentir la version officielle qui présentait la mort de Bolós comme un lamentable, un inexplicable accident. J’étais le seul à savoir que mon répondeur avait enregistré un énigmatique « Simó, c’est moi Franklin : quelqu’un est à nos trousses » le mercredi soir. Après il y a eu le jeudi avec ses nouvelles et le vendredi, au retour du cimetière, le coup de téléphone de Júlia : elle me proposait d’aller dîner ensemble.
La brise agréable du cimetière m’avait rappelé un souffle plus chaud mais lourd de peur dans les montagnes de Qurnat al-Sawda. Et j’avais accepté presque sans résistance, malgré mon étape supposée héroïque, de devoir maintenant me mettre à l’abri derrière des lunettes noires, faire le distrait et dire oui, oui, un accident absurde et lamentable. Et filer avant qu’un regard interrogateur de Maria ne me désarme. Et Júlia au téléphone.
« Voyons : À quelle condition ?
— Que tu me laisses choisir l’endroit », avait dit Júlia.
Et je me suis dit pourquoi pas ; après tout je suis seul, démoralisé, avec Bolós en tête et la peur au ventre. Lâche que je suis : au cimetière, le regard de Maria, je ne l’aurais même pas soutenu.
« Très bien, j’accepte. Où veux-tu m’emmener ?
— Surprise… Un restaurant très agréable, récemment inauguré. Nous avons beaucoup de choses à nous dire, Miquel.
— À propos de quoi ?
— De tout. De Bolós. Je dois faire l’article sur Bolós.
— L’article ?
— Duran ne t’en a pas parlé ? Un dossier d’hommage.
— Fichez-lui la paix, à Bolós.
— Qu’est-ce qui t’arrive ? Ça ne te paraît pas bien ?
— Fantastique. (Et sur un ton enjoué :) Pour de bon, toi ? »
Je n’ai jamais su dissimuler et Júlia le saisit aussitôt :
« Ça ne te paraît pas bien.
— Mais si, Júlia. Seulement, qu’est-ce que tu en sais, de Bolós ? »
À son tour elle a gardé le silence et j’ai trouvé ça étrange ; elle non plus ne savait guère dissimuler.
« Non, mais je repasse les journaux et tout ça. Non ? (Pause gênante et pour elle et pour moi.) Mais je manque de renseignements de quand il était plus jeune, et toi… (Elle s’éclaircit la gorge.) Eh ? (Et pour achever de me décider :) C’est un restaurant très bien, on y mange une viande excellente, et puis tu as besoin de te distraire. »
Ces arguments étaient irrésistibles et j’ai répondu parfait, à ta disposition. Cela pouvait être une façon de ne pas rester étendu sur le canapé, dans l’ombre, à penser à Teresa, à Bolós, à moi, à Teresa et à la peur que m’avait causée le coup de fil de cette voix rauque qui me menaçait d’un châtiment terrible, comme si je ne savais pas que le pire des châtiments est d’avoir à se rappeler, toute la vie, la serviette trempée et l’ampoule de vingt-cinq watts. Et Teresa.
Júlia était passée me prendre à huit heures et au lieu de monter dans ma voiture elle m’avait tendu la main avec un sourire de complicité : elle voulait les clés. Elle voulait mener jusqu’au bout le jeu de la surprise. Et comme un sourire de femme me désarme toujours, je lui ai confié, avec les clés, ma vie. Avec un sourire aussi, mais de méfiance, parce que, quand j’occupe la place du mort, je suis un vrai désastre. En outre, je sais que Júlia est une conductrice nostalgique et passionnée, qui n’arrête pas de parler, de gesticuler, d’oublier le volant et de faire grincer les changements de vitesse, en poussant des soupirs et en ne se souciant de la circulation que de très loin en très loin, quasiment avec répugnance. Autrement dit, je me suis préparé à souffrir un moment, un moment qui a été bien long car manifestement ce restaurant si agréable n’était pas à Barcelone. La sortie de la Meridiana12 était plutôt praticable et ces changements de file inattendus et gratuits, presque poétiques, que Júlia a coutume de décider, me laissaient vert de peur. À tout le moins, cette femme chassait de ma tête les idées tristes.
« Tu ne veux pas me dire où nous allons ?
— Non. Contente-toi de payer la note.
— Si c’est du travail, je la ferai payer par Duran.
— Il ne voudra pas en entendre parler.
— Nous verrons bien. »
Elle a posé la main sur mon genou et l’y a abandonnée. Moi, avec Júlia ?
Nous avons pris l’autoroute de Feixes en jouant des coudes pour nous insérer dans la dense circulation qui fuyait Barcelone. Je suppose que j’avais l’air stupide, attendri par la douceur du geste de Júlia, tandis que je regardais devant moi la ligne discontinue sur laquelle, pour se sentir plus en sécurité, elle n’arrêtait pas de rouler.
« Je suis découragé.
— Moi aussi.
— Joli couple.
— Ce dîner est un hommage à Josep Maria.
— Quel Josep Maria ?
— Bolós. (Et, avec un changement de ton très étudié :) C’est vraiment incroyable comme les gens conduisent ! Tu as remarqué ?
— Bolós était l’ami de mon âme, ai-je insisté. Tu ne pourrais pas rester dans ta file ?
— Aïe, Miquel… Ne commence pas, eh ? »
Nous nous sommes tus et j’ai regardé du côté du lit du Ripoll, qui me tenait lieu de paysage, et pendant un moment j’ai voulu oublier que Júlia conduisait toujours en dépit du bon sens.
« Sais-tu que tu m’emmènes chez moi ? (Je le lui ai dit surtout pour rompre le silence qui durait déjà depuis quatre kilomètres et demi.)
— Ah bon. Tu n’es pas de Barcelone ?
— Non. J’y habite. Mais je suis de Feixes depuis toujours.
— Fichtre. »
Encore huit cents mètres de silence.
« Comme c’est bizarre. »
Je lui ai pincé la joue, ce qui a provoqué un brusque changement de file.
« Écoute, ce n’est tout de même pas déshonorant de ne pas être de Barcelone.
— Mon Dieu, que ça doit être dur.
— Généralement, on arrive à s’en guérir. »
Laissant Sabadell à main droite, nous piquions de l’avant.
« Tu es de Feixes par ton père ou par ta mère ?
— Du côté paternel, grands-parents, arrière-grands-parents et trisaïeuls. Ma famille, du côté paternel, s’enracine, à travers les siècles, dans l’histoire la plus ancienne de Feixes.
— Bigre.
— Hein ?
— Je disais bigre.
— Bon. Si jamais tu t’y intéresses, un jour je peux te montrer mon arbre généalogique. J’en ai un, il est très bien fait. Nous étions une famille avec un passé et avec la conscience d’en avoir un.
— Vous étiez ?
— Nous étions.
— Comme la mienne. C’est à peine si j’ai pu connaître un de mes grands-parents.
— Moi, jusqu’à il y a quelques années j’en avais un ; enfin, un grand-oncle. L’oncle Maurici. Il était très spécial.
— À cause de quoi ?
— Parce que. Il avait cent mille ans, une mémoire d’éléphant et il était comme une lumière. (Je l’ai regardée discrètement du coin de l’œil pour voir si ce que je lui disais l’intéressait.) L’oncle, c’était la brebis noire.
— Et il était parti pour l’Amérique et tout le bataclan, n’est-ce pas ?
— Non. Tout le monde le haïssait.
— Toi aussi ?
— Non. Pas moi. »
Júlia m’a regardé du coin de l’œil tout en prenant la bretelle de sortie de l’autoroute sans avoir mis son clignotant.
« Tu me le présenteras ? a-t-elle dit, sans prendre garde que la voiture de devant freinait.
— Il est mort. (Nous avons freiné à temps, juste au moment où j’avais le cœur qui se serrait.) Ne roule pas aussi vite.
— Quoi ?
— Tout ce que je sais de ma famille, c’est parce qu’il avait gardé absolument tous les papiers. Il savait tout.
— Tout ?
— Oui, ma chère. Dans toutes les familles il y a toujours quelqu’un qui en est la mémoire, tu ne crois pas ?
— Pas dans la mienne. Je ne sais même pas si nous constituons une famille. (Et alors qu’elle s’était déjà engagée dans l’impasse, elle a aventuré :) Je suppose qu’on pouvait tourner par là.
— Enfin… Le panneau signale un sens interdit, mais ça ne doit pas être un obstacle pour toi.
— Bigre, où est-il, ce panneau ?
— On l’a dépassé. (J’en faisais la remarque avec un filet de voix, avant de pouvoir respirer :) Du calme, maintenant ça roule dans les deux sens.
— Figure-toi que j’ai une de ces dents… (À un feu rouge elle a hésité mais devant mes applaudissements moraux les plus fervents et les plus enthousiastes, elle a freiné.) Nous y sommes tout de suite, si je ne me perds pas. »
Je n’ai pas profité de l’occasion pour lui dire que l’oncle Maurici avait passé la dernière année de sa vie à l’hôpital psychiatrique, que je l’avais aimé malgré tout ce qui était arrivé, et que c’était le seul membre de la famille, excepté ma mère, avec qui j’avais eu de longues et lentes conversations. Je ne savais pas si je pourrais jamais raconter ces choses à Júlia.
Lorsque je me suis rendu compte de ce qui se passait, Júlia garait la voiture sur l’esplanade du restaurant, à l’oreille. Absorbée comme elle l’était, tirant la langue et s’efforçant de donner à la voiture de devant le choc le plus léger possible, elle n’a pas remarqué mon mutisme.
« C’est là, le restaurant ?
— Aah ! (Soupir de soulagement.) Comment tu trouves ?
— Exceptionnelle, la manœuvre ! C’est là, le restaurant ?
— Je t’ai dit oui. »
J’ai mieux aimé me taire. En descendant de la voiture, j’avais les jambes qui tremblaient. Le soleil donnait encore assez de lumière, ces jours d’été. Je n’ai pas pu m’empêcher de porter mon attention sur l’arbousier, il avait beaucoup poussé et on le tenait finement peigné. Je m’en suis approché mais je n’ai pas su entendre les mots que l’oncle Maurici m’avait envoyés dans sa longue et dernière lettre. Le cadran solaire, sur le mur du rosier, était inutile, sans soleil, sans rosier, et une effilochure de vent était restée prisonnière des bouleaux et les agitait doucement. Apparemment, tout était à sa place.
« Qu’est-ce que tu en penses ? » Júlia, le bras tendu, signalait l’édifice, comme on montre le gros poisson que l’on vient de pêcher. Que pouvais-je lui dire ? Cette chère Júlia m’avait amené précisément chez moi, à can Gensana3, la maison où j’étais né et où j’avais grandi, où j’avais pleuré, rêvé. À la maison d’où je m’étais enfui, l’heure venue. Voilà quelques années, on avait informé ma mère, comme ça, par surprise, qu’il lui fallait abandonner la maison, qu’elle n’était plus à elle, et nous nous étions tous un peu affolés parce que c’était déjà pas mal que, lorsqu’il était parti en chaussons, mon père nous ait laissés en possession des dettes, des impayés et des rancunes, et qu’en plus nous nous retrouvions, brusquement, privés de souvenirs. C’est alors que l’oncle Maurici avait grimpé au rosier. Can Gensana, mille sept cent quatre-vingt-dix-neuf, mille neuf cent quatre-vingt-quinze. Il s’en est fallu de bien peu pour que nous arrivions à deux siècles de vie documentée. Je me sens comme Martí l’Humain4. Ici, de par ma négligence, repose can Gensana, transformée en un restaurant grotesque qui, pour plus d’ignominie, s’appelle, en lettres design, le Chêne Rouge.
« Tiens, Miquel, les clés.
— Eh ? » Je me suis arraché difficilement à mes rêves et je me suis mis à la suivre. Trois marches, un palier et deux marches encore. Collés aux carreaux de l’entrée, des adhésifs de Visa, de Mastercard et d’American Express rendaient tout, finalement, beaucoup plus pénible. Surgi du néant, un homme au sourire de maître d’hôtel nous a souhaité la bienvenue chez moi.
« Nous avons réservé une table, a-t-elle dit, comme si elle était de la maison.
— Pas du tout ! ai-je corrigé, déconcerté.
— Mais si… (toute patience et pédagogie, avec son sourire désarmant. Et au maître d’hôtel :) Au nom de Miquel Gensana. »
Elle m’a lancé un clin d’œil : toujours attentive aux détails pratiques. Et un instant, nous avions beau être où nous étions, je me suis dit pourquoi ne te laisses-tu pas aller à l’aimer et tout le tralala. Mais c’est si difficile, quand on a tant de choses en tête ; en commençant par Teresa, oui, bien sûr, mais en continuant par cette sensation de lâcheté et de peur que le dernier coup de fil de la voix rauque avait ravivée et déchaînée.
« Qu’est-ce qui t’arrive ? C’est l’endroit qui ne te plaît pas ? »
Je n’ai pas eu à répondre parce que le maître d’hôtel faisait un geste énergique indiquant que l’expédition jusqu’à la table débutait. Pendant que nous avancions, en le suivant et en slalomant entre les tables encore vides qu’on avait installées dans mon salon, dans ma salle à manger, oh, et à la bibliothèque, tout communiquant obscènement, Júlia m’a dit au creux de l’oreille, et j’ai senti son haleine excitante, qu’elle avait demandé un recoin magique, Miquel : à côté d’une fontaine qui fait un petit bruit délicieux.
C’était vraiment insultant que dans le coin de la bibliothèque où il y avait toujours eu le piano de l’oncle Maurici, à côté des vieux livres de l’arrière-grand-père Maur, le poète, il leur fût venu à l’idée d’installer ce lamentable jet d’eau. J’étais sur le point d’injurier gravement le maître d’hôtel lorsque j’en ai été distrait en le voyant, parfaitement éduqué, reculer la chaise de Júlia, lui faire une brève révérence et m’ignorer olympiquement. Puis il est parti, probablement pour chercher des renforts. Trop tard pour moi.
« Tu ne l’aimes pas, cet endroit ? Eh, Miquel ?
— Mais si, bien entendu.
— C’est que tu fais une tête… Ils ont une viande vraiment divine.
— Eh bien, goûtons-la. »
Nous nous sommes mis à étudier la carte. Júlia s’y appliquait pour tous les deux car, moi, je me suis laissé distraire par le chêne qui servait de logo au restaurant, luxuriant, essayant d’imiter une gravure ancienne. Il m’a fait penser au grand chêne généalogique de la famille Gensana sur les genoux de la grand-mère Amèlia, à la maison, ou de l’oncle Maurici à l’hôpital psychiatrique, de sa main encore solide me signalant l’emplacement qui correspondait à la tante Carlota, sa véritable mère, celle qui avait vécu toute cette histoire si romantique ; ou au grand-père Maur, le poète. Ou à Josefina la trisaïeule… Et sa promesse de refaire le Véritable et Inconnu Arbre Généalogique de la Famille.
« N’est-ce pas qu’elle est bien, cette carte ?
— Oui… (J’ai jeté un coup d’œil aux plats.) Je vois qu’il y a un peu de tout.
— La viande.
— Hein ?
— Ici on est obligé de manger de la viande. »
Je ne me souvenais pas, chez moi, d’avoir été obligé de manger quoi que ce soit, comme si nous étions juifs ou que ce soit un vendredi de carême chrétien. C’est pourquoi un sourire m’a échappé qui était difficile à comprendre. Júlia l’a pris pour une réticence de faux gourmet et elle a pointé un doigt avec un air sévère :
« La viande.
— D’accord, la viande. »
À ce qui se dégageait de la carte, ces idiots voulaient convertir leur restaurant en un établissement à la mode chez les gens in, comme à présent Júlia et ses insupportables amis. Malgré la stupidité de son nom.
Et moi, la victime : que pouvais-je faire d’autre que de laisser les souvenirs défiler devant moi ? Que pouvais-je faire sinon penser oh, si la vie était différente, s’il nous était possible de prédire au-delà des actes et des décisions…, si on pouvait rejouer la partie, faire un replay au ralenti et analyser là où nous nous étions trompés, où la chose avait commencé à diverger… Peut-être que la stricte lucidité engendre une souffrance inacceptable. À moins qu’elle ne débouche sur le cynisme.
« Peut-être est-il préférable de ne pas y voir plus loin que le bout de son nez.
— Quoi ? (Júlia m’a regardé comme si j’étais fou.)
— Excuse-moi… C’est que…
— Bon… (Elle a baissé les yeux puis s’est remise à me fixer. Les yeux de Júlia sont très jolis.) Tu te trouves bien ?
— Parfaitement », ai-je fabulé, tout en m’administrant des claques pour afficher un sourire d’insouciance. Júlia m’observait, inquiète. Elle allait dire quelque chose mais elle a préféré se taire. Cela m’a arrangé parce qu’à ce moment-là j’avais en tête le fil qui m’amenait à la mort de Bolós et il était impossible de savoir à quel moment j’aurais dû agir d’une autre manière pour ne pas me trouver à présent avec une mort sur les bras, et je pensais à ce à quoi j’avais pensé au cimetière et à l’expression désolée de Maria, la veuve de Bolós, et à cette sensation de dégoût de moi-même jusqu’à ce que Rovira m’accoste et que nous nous mettions à parler d’un tas d’autres choses. Mais j’avais mauvaise conscience à cause de ma lâcheté, parce que je savais, moi, je sais de quel mal Bolós est mort. Il n’y a probablement que l’assassin et moi qui le sachions. Et peut-être Zieux Bleus aussi doit se l’imaginer. Et moi, caché derrière mes lunettes noires jusqu’à ce que Rovira arrive et me fasse parler de femmes, son seul sujet de conversation depuis qu’il a jeté le froc aux orties il y a bien cent ans.
« Je prendrai un filet mignon, a décrété Júlia, sans se préoccuper de mon avis. (Elle avait l’air satisfait de sa décision.) Et toi ? »
Moi, à ce moment, j’arrivais à la conclusion que, dans mes quarante-huit ans de vie, je n’avais pas réussi à me libérer, même au risque de mourir, d’une espèce de mauvaise conscience institutionnelle et chronique. En laissant de côté la serviette trempée et l’ampoule de vingt-cinq. J’avais passé ma vie à ouvrir et fermer des étapes et le solde négatif était toujours pour mon âme. Et cela faisait des siècles que je ne croyais plus en Dieu.
« Et maintenant tu veux que je te parle de Bolós.
— Oui ; mais d’abord la carte.
— Tu es pressée ?
— Non, absolument pas.
— Mais parler de Bolós, c’est parler de moi.
— Bien. De l’époque où vous vous voyiez le plus. »
J’ai regardé la carte, découragé. Est-ce que je pouvais raconter tout ça à Júlia ?
« J’ai pas le moral. »
Là, Júlia m’a regardé comme si elle était prête à me réprimander. Cela m’a alarmé parce qu’il n’y a rien qui me fasse plus peur qu’une femme en colère.
« Choisis-toi un bon plat de viande, veux-tu ? (Et, l’air très offensé :) Moi aussi, je suis abattue, mais je résiste.
— Toi, tu n’étais pas une amie de Bolós. »
Elle a posé la carte sur la table et m’a jeté un regard noir comme le charbon.
« Es-tu capable de dîner avec moi ? Es-tu capable de m’aider à faire l’article sur ton ami ?
— Bien sûr. Je…
— Bien sûr. Toi… (Maintenant c’était la Júlia du boulot, née pour donner des ordres mais reléguée à un échelon inférieur au mien.) Je m’en suis vu pour trouver un endroit qui soit class, j’ai réservé une table, j’ai annulé tous mes rendez-vous. »
Je n’avais pas idée que ce fût si grave. Du coup je me suis mis à étudier la carte consciencieusement, comme le gamin qui sait que le regard sévère du maître est sur le point de l’écraser. Júlia se taisait, apparemment très irritée par mon manque d’énergie.
« Je prendrai de la morue.
— Mais… (À présent elle protestait, en proie à une sainte indignation. On aurait dit Jeanne d’Arc.) Puisque je viens de te dire que ce qu’il y a de bon ici, c’est la viande !
— De la viande, par conséquent. C’est ça : de la viande. » Et je l’ai répété avec un sourire dédié au maître d’hôtel qui venait de surgir de dessous une dalle, prêt à prendre la commande, et avec une grimace de méfiance qui ne s’adressait qu’à moi.
« Quelle viande, monsieur ?
— Je ne sais pas… (Au hasard :) Celle-ci, aux deux sauces. Vous avez noté ce que veut madame ?
— Oui, monsieur, cela fait un moment. »
J’ai trouvé cette réflexion insupportable.
La négociation a été dure, mais nous avons réussi à composer un menu raisonnable et, surtout, au goût de Júlia. Lorsque le maître d’hôtel, après avoir pris note des précisions (bleue, pas de sel, pas question d’oignon en salade à la Montpensier), est reparti avec son bloc qui, je ne sais pourquoi, me faisait penser à un carnet de contraventions, les yeux de Júlia m’ont agressé :
« Allons, où as-tu la tête ? Tu me l’expliques ?
— Tu as tout annulé ? Tu es vraiment fantastique !
— Je t’en prie, pas de cachotteries. À quoi penses-tu ? »
Comme j’avais très envie de pleurer, je me suis mis à rire. Et, traversant le désert de la table, j’ai pincé la joue de Júlia. Elle, intelligente, énergique, le regard et les cheveux de charbon, la peau tendre, jeune, insolemment jeune ; ma grande inconnue car nous n’avions jamais parlé à fond de rien ; assurément parce qu’il était impossible qu’elle comprenne que je vivais à coups d’indécisions, que j’avais vingt ans de plus qu’elle mais que j’étais démesurément plus vieux, puisque je pouvais être attaqué, blessé par la nostalgie et le remords et parce que la pensée de la mort m’avait installé comme une fine patine dans le cerveau. Cela voulait bien dire que je n’étais pas jeune. Et tout cela était très difficile à expliquer à une fille comme elle. Comme il était impossible de lui dire tu vois ce restaurant, Júlia ? C’était ma maison. Là où nous sommes assis il y avait les vieux livres d’un de mes aïeux qui était poète. Maur Gensana : tu en as entendu parler ? Je parie que non. Et tu savais que ton cher maître d’hôtel nous a installés dans la bibliothèque de la famille ? Le coin magique, c’était la bibliothèque. Et cet inqualifiable jet d’eau, là où se trouvait le demi-queue de mon oncle, est une insulte au peu de bon goût qu’avait ma famille. Non, tout cela, je ne pouvais pas le lui dire parce que je n’avais absolument pas envie de mourir de honte. Et il m’a fallu faire quelque chose pour me défendre du regard de Júlia :
« Un jour (j’ai pris une voix de circonstance) je suis tombé amoureux.
— Ah. (Elle a levé la tête et a eu l’air surpris.)
— Oui. Ça s’est passé dans des grands magasins. Moi, je me laissais mener en haut par l’escalier mécanique. Elle, elle descendait par l’autre escalier. Grande, blonde, très belle. Elle irradiait la beauté, tu comprends ?
— Psss.
— Nous nous sommes regardés. Elle m’a transpercé de son regard et moi j’ai pu le soutenir. Puis nous sommes passés l’un à côté de l’autre.
— Et après, quoi ?
— Nous nous sommes retournés tous les deux. Son parfum m’avait bouleversé. Et elle m’a à nouveau transpercé avec ses yeux.
— Qui était-ce ? Je la connais ? »
J’ai pris un morceau de pain. Il me semble qu’elle avait l’œil rêveur :
« Je ne l’ai jamais revue. Ç’a été un amour fugace.
— Pourquoi me racontes-tu ça, Miquel ? »
Pourquoi ? Parce que j’étais malheureux. Parce que j’allais dîner avec une femme que j’aimais un peu et dont je savais qu’elle prenait plaisir à jouer à cache-cache avec plus d’un homme et avec laquelle je n’avais jamais essayé d’avoir une conversation personnelle, confidentielle. Non : il était impensable que nous finissions au lit. Je lui racontais cette histoire d’amour pour m’entraîner, parce que je suis très timide, parce que nous venions d’enterrer Bolós et que ce jet d’eau placé au milieu de la bibliothèque était absurde, situé là où je me souvenais que l’oncle Maurici, avant qu’on ne l’enferme, passait de très longues heures de lentes après-midi à regarder des livres, à fureter dans les papiers de la famille et à revoir les gravures des livres qui en avaient, à jouer Mompou ou Bach. Ou à faire des cocottes en papier. Parce que j’étais nerveux d’être sur le point de dîner, inconnu et incognito, chez moi, dans la maison qui pendant sept générations avait été la maison de famille des Gensana, où avaient vécu et étaient morts mes grands-parents, les Ton et les Maur, et toutes mes arrière-grands-mères, où mon père était né, où j’étais né et j’avais grandi ; la maison qui avait été le témoin de mes deux fuites… Parce que je me trouvais entre les murs qui avaient fait partie de ma vie la plus personnelle et la plus intime et étaient remplis de mes souvenirs.
« Tu aimes cet endroit, Júlia ?
— Oui, beaucoup. (Elle était plus calme à présent.) Je le trouve délicieux. »
Donc voilà, ma maison était délicieuse. Deux cents ans de la vie de la famille, depuis Antoni Gensana i Pujades, le fondateur officiel de la lignée selon l’arbre généalogique, Antoni I Gensana, l’Archétype, jusqu’à moi, de la fin du dix-huitième siècle à la fin du vingtième, sept générations de Gensana qui avaient enrichi la demeure et l’histoire et avaient dignifié ces murs, avaient obtenu, après tant d’efforts, la qualification de délicieux. Mémorable.
« Oui. Moi aussi je trouve ça délicieux. Tu sais si c’était une maison particulière ?
— Je ne crois pas… Tu vois bien que ce n’est pas possible de vivre dans une maison pareille.
— Ah.
— Bien sûr ! Quand ce ne sont pas les fantômes, ce sont les murs qui te tombent dessus. Et il devait y faire un froid horrible. »
Pour ça elle avait raison. Et de continuer :
« Eh bien, si quelqu’un y vivait, ça devait être des gens très bizarres et à moitié décadents. »
Là encore elle avait raison. Je l’ai laissée poursuivre sa déclaration de principes.
« Sais-tu que je connais les propriétaires ?
— Ah bon ? (Je me suis mis sur mes gardes.) Quels propriétaires ?
— Ceux du restaurant. Maite Segarra, qui est mariée, enfin, qui était mariée avec Manolo Setén.
— Ça ne me dit rien.
— Mais si, allons ! Le décorateur. Ne viens pas me dire que… »
J’ai allumé une cigarette tout en me demandant de qui elle me parlait. Júlia s’est lancée, une vraie pie, sur le briquet d’Isaac Stern.
« Qu’il est joli !
— Il est vieux.
— Mais très joli. D’où le sors-tu ?
— Ah ! Tu veux parler de Setén, le décorateur !
— Tu vois, tu le connaissais. (Tout entière à ce sujet.)
— Et comment lui est venue l’idée de se consacrer à la cuisine ?
— Il devait s’embêter. Et puis, c’est sûr qu’il se fait du fric. Bouf ! »
J’ai vérifié que Júlia reposait le briquet à côté du paquet.
« Enfin, pour le moment, c’est bien vide ici, ai-je dit pour dire quelque chose.
— C’est parce que nous sommes venus de bonne heure. Si tu veux, après je te présente Maite. »
J’ai remarqué comme Júlia mastiquait un morceau de pain. Ces petites dents blanches que j’aurais plus d’une fois voulu embrasser. Pourquoi était-il impossible que la vie fût cette espèce de miracle ?
Cela faisait longtemps que je savais tout miracle impossible. J’étais parvenu à diverses conclusions, toujours provisoires, sur la vie et la mort. Comme par exemple que ce qui différencie les hommes des animaux est le désir d’éternité, l’ancestrale bataille de l’humanité pour parvenir à l’impossible éternité. Avec diverses méthodes : de la fixation de la figure dans un tableau à l’invention un peu plus sophistiquée des religions, en passant par l’obsession pour la perpétuation de l’espèce et celle de notre œuvre personnelle. À mon avis, il y a trois systèmes d’éternisation que nous avons utilisés tout au long de l’histoire : les enfants, le plus répandu ; la religion, le mieux considéré ; l’art, le plus subtil. Mais que se passe-t-il quand on est agnostique et stérile comme moi ? C’est certainement pour cela que je suis un homme vivement intéressé par la musique que les uns font et que d’autres interprètent ; par la poésie qu’un inconnu écrit mais qui réussit à m’émouvoir ; par la peinture que je suis incapable d’imiter ni même d’essayer. Peut-être est-ce pourquoi je pleure quand j’écoute Mendelssohn et que je me précipite vers une femme pour qu’elle sèche mes larmes. El lorsque celui que j’écoute est mon cher Alban Berg, il n’est personne au monde qui puisse soulager ma douleur. Et bien rares sont ceux qui pourraient la comprendre. Ma grande peine, c’est de n’être ni musicien, ni peintre, ni poète mais un simple et fichu dilettante, très sensible, ça oui, mais incapable de créer. Enfant je n’avais jamais été un bon élève ; mon cousin Ramon m’en mettait plein la vue avec ses notes toujours brillantes, à vingt-quatre ans il était déjà ingénieur dans le textile et cela faisait deux ans qu’il aidait mon père à couler la fabrique. Moi, par contre, j’ai fait sciences, j’ai passé propédeutique avec une mention à peine passable, j’ai changé pour lettres et je me suis enthousiasmé non pas pour les paradigmes verbaux ou les plans basilicaux mais pour les assemblées, pour Mai soixante-huit et beaucoup d’autres choses encore, et je me suis arrêté en plein milieu de mes études parce que la révolution était plus urgente et que Berta était très jolie. Et lorsque la guerre a été finie et que Franco est mort dans son lit, je suis tombé amoureux une nouvelle fois. Mon mariage avec Gemma a duré deux ans, deux mois, vingt et un jours et treize heures. Lorsque je suis retourné à la maison, au côté de ma mère silencieuse et triste et que je me demandais si je devais recommencer et quoi recommencer, je me suis rendu compte que j’avais déjà vingt-sept ans et que je ne parlais plus avec mon père. Juan Crisóstomo Arriaga5 est mort à l’âge de vingt ans. Je me sentais très vieux et pas du tout enthousiaste. Au lieu de m’acheter un billet pour aller en Inde attraper des fièvres étranges, au lieu de me lancer dans une course folle derrière l’entrecuisse des amitiés prédisposées, je me suis contenté d’acquérir un abonnement permanent au Palais de la Musique et de laisser les autres vivre, voir s’ils s’en tiraient mieux. Cinquième rangée à l’orchestre, très bien centrée. Et je me suis mis à bûcher, à lire encore plus et je suis devenu amoureux de la beauté. Maintenant, après bien des années, il y a des personnes qui me prennent pour un sage. Cela fait rire, mais c’est ainsi.
« Que veux-tu que je te raconte, sur Bolós ?
— Des choses. Des choses personnelles. De sa jeunesse.
— Tu ne le connaissais pas, n’est-ce pas ?
— Bien sûr que si. C’est toi qui me l’as présenté. (Elle a regardé sur les côtés comme si elle ne voulait partager ses paroles avec personne d’autre, elle m’a regardé intensément et a ajouté :) Qu’est-ce qu’on éprouve lorsqu’on perd un ami tellement ami ?
— Comment sais-tu que Bolós était tellement mon ami ?
— Qu’est-ce qu’on éprouve ?
— Tu ne sais pas ce qu’on éprouve ? (Je l’ai regardée du coin de l’œil et l’ai trouvée bien jeune.) Tu n’en as jamais perdu.
— Non. C’est que je n’ai pas d’amis.
— Allons donc.
— Oui. Rien que des collègues très collègues. (Et, à voix basse : – Ou des amants. Qu’est-ce qu’on éprouve ? »
Il m’a fallu réfléchir beaucoup. Trop. En répondant, je ne l’ai pas regardée dans les yeux parce que je voyais aussi Teresa.
« Rien, Júlia. On pleure, et c’est tout. »

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trad. Bernard Lesfargues
04/05/2006 496 pages 27,00 €
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