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Genre
Romans historiques
I
- Si les choses continuent ainsi, disait Ama, d’une voix qui chuintait dans sa bouche édentée, il ne restera de nous qu’un souvenir parfumé.
Dérangé dans sa réflexion, Yazid fronça les sourcils et leva les yeux de l’échiquier d’étoffe. À une extrémité du patio, il était plongé dans une tentative désespérée de pénétrer les arcanes du jeu d’échecs. Ses sœurs, Hind et Kulthum, elles, étaient des stratèges accomplis. Elles étaient parties avec le reste de la famille à Gharnata. À leur retour, Yazid allait les étonner en proposant une ouverture peu orthodoxe.
Il avait bien tenté d’intéresser Ama au jeu, mais la vieille lui avait ri au nez en refusant l’invitation. Yazid n’arrivait pas à comprendre son refus. Ne valait-il pas mieux jouer aux échecs que passer son temps à égrener son chapelet ? Pourquoi cette évidence lui échappait-elle ?
À contrecœur, il commença à ranger les pièces. « Elles sont vraiment merveilleuses », pensa-t-il, en les replaçant dans leur niche. Elles avaient été commandées spécialement par son père.
Ce dernier avait donné l’ordre à Juan, le charpentier, de les tailler pour le dixième anniversaire de Yazid, qu’on avait fêté le mois passé, en l’an 905 de l’Hégire, 1500 selon le calendrier chré- tien.
La famille de Juan était au service du Banu Hudayl depuis des siècles. En 932 après Jésus-Christ, le chef du clan Hudayl, Hamza ben Hudayl, avait fui Dimashk avec sa famille et ses serviteurs pour s’établir aux confins occidentaux de l’Islam. Il s’était installé à flanc de coteau, sur les contreforts des collines, à quelque trente kilomètres de Gharnata. Là, il avait fondé un village qui passerait à la postérité sous le nom d’al-Hudayl. Il se dressait sur les hauteurs et on pouvait le voir de très loin. Au printemps, les ruisseaux qui l’entouraient se transformaient en torrents de neige fondue. Aux alentours du village, les fils de Hamza avaient cultivé la terre et planté des vergers. Plus de cin- quante ans après sa mort, ses descendants s’étaient fait cons- truire un palais. Tout autour s’étendaient des champs cultivés, des vignes et des vergers plantés d’amandiers, d’orangers, de grenadiers et de mûriers, comme autant d’enfants serrés autour de leur mère.
La plupart des pièces du mobilier, sauf bien sûr celles qu’Ibn Farid avait prises comme butin de guerre, avaient été soigneuse- ment sculptées par les ancêtres de Juan. Comme tout un chacun au village, le charpentier connaissait la place que Yazid occupait dans la famille. Le garçonnet était le préféré de tous. C’est pour cette raison que Juan avait décidé de lui fabriquer les pièces d’un jeu d’échecs qui leur survivraient à tous. En réalité, il avait même surpassé ses desseins les plus fous.
Il avait attribué le blanc aux Maures. Leur reine était une noble beauté en mantille, son époux un monarque à la barbe rousse et aux yeux bleus, drapé dans une ondoyante tunique arabe couverte de pierres précieuses et rares. Les tours étaient les répliques de celle qui dominait l’entrée de la demeure palatiale du Banu Hudayl. Les cavaliers étaient représentés sous les traits du bisaïeul de Yazid, le guerrier Ibn Farid, dont les exploits légendaires, en amour comme à la guerre, occupaient une place de tout premier plan dans l’histoire de cette famille. Les fous rappelaient l’Imam enturbanné de la mosquée du village. Quant aux pions, ils ressemblaient étrangement à Yazid.
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