#Roman francophone

La Ballade du café triste. Et autres nouvelles

Carson McCullers

" Dans sa vie comme dans son œuvre, c'est le même besoin effréné d'amour que l'on trouve, la même obsession de cette musique à travers laquelle les êtres croient se réconcilier avec eux-mêmes. Et l'on est frappé surtout par la recherche tenace de contacts humains, réduits aux rencontres de hasard dans les petits bars où l'alcool réchauffe le corps et l'âme, efface la douleur du monde et rend Dieu superflu... Bref soulagement puisque la solitude revient. Cette solitude que Carson McCullers et chacune de ses créatures cherchent à fuir mais qu'elles finissent toutes par choisir, comme un privilège ou un moindre mal. Car, on le sait, il y aura toujours de la solitude pour ceux qui en sont dignes. "

Par Carson McCullers
Chez LGF/Le Livre de Poche

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Genre

Poches Littérature internation

 



La ville même est désolée ; il n'y a guère que la fila­ture, des maisons de deux pièces pour les ouvriers, quelques pêchers, une église avec deux vitraux de couleur, et une grand-rue misérable qui n'a pas cent yards de long. Les fermiers des environs s'y retrouvent chaque samedi pour se voir et parler affaires. Le reste du temps, la ville est triste, soli­taire, un endroit loin de tout, en marge du monde. La gare la plus proche est Society City ; les lignes d'autocar Greyhound et White bus lines passent à trois miles de là, sur la route des Forks Falls. Les hivers y sont vifs et brefs, les étés blancs de chaleur dure et sauvage.
Si vous marchez dans la grand-rue, un après-midi du mois d'août, vous ne trouverez rien à faire. Le plus grand bâtiment, juste au centre de la ville, n'a que des fenêtres aveugles et penche si fort vers la droite qu'à chaque seconde, on attend qu'il s'effon­dre. C'est une très vieille maison. Elle a quelque chose d'étrange, d'un peu fou, que vous ne parve­nez pas à comprendre, et, brusquement, vous découvrez qu'il y a très longtemps déjà, on a com­mencé à peindre le côté droit de la véranda et un peu du mur — mais on n'a pas terminé le travail et la maison a un côté plus sale et plus sombre que l'autre. Elle a l'air tout à fait inhabitée. Au second étage, pourtant, il reste une fenêtre qui n'a pas été aveuglée. Il arrive parfois, au plus tard de l'après-midi, quand la chaleur est à son comble, qu'une main pousse la persienne et qu'un visage sur­plombe la ville. Un visage comme en ont les figures qu'on croise dans les rêves — blafard, asexué, deux yeux gris en croix, tournés l'un vers l'autre suivant un angle si aigu qu'ils ont l'air de se renvoyer le regard immense et secret de la douleur. Ce visage s'attarde une heure environ, puis la persienne se referme, et il n'y a plus âme qui vive dans la grand-rue. Ces après-midi du mois d'août — votre travail est terminé, vous n'avez absolument rien à faire — il vaudrait mieux prendre la route des Forks Falls pour entendre le groupe enchaîné des bagnards.
C'est ici pourtant, c'est dans cette ville, qu'on trouvait autrefois un café. Cette vieille maison aveugle ne ressemblait à aucune autre, à des miles à la ronde. Il y avait des tables, avec des nappes et des serviettes en papier, des guirlandes colorées suspendues aux ventilateurs et une foule de gens le samedi soir. C'était Miss Amelia Evans la proprié­taire. Mais tout le succès, toute la gaieté, revenait à un bossu qu'on appelait Cousin Lymon. Dans l'his­toire du café, il y a quelqu'un d'autre qui joue un rôle — l'ancien mari de Miss Amelia, un terrible personnage qui, après avoir passé des années au pénitencier, revint dans la ville, provoqua le désas­tre et reprit son chemin. Il y a très longtemps que le café n'existe plus, mais chacun s'en souvient encore.

Ce ne fut pas toujours un café. Lorsque Miss Amelia reçut ce bâtiment en héritage de son père,c'était un magasin où l'on vendait surtout de quoi nourrir les animaux, du guano, des denrées genre farine et tabac à priser. Miss Amelia était riche. En plus du magasin, elle possédait une distillerie, à trois miles vers les marais, qui donnait le meilleur alcool du comté. C'était une femme grande et som­bre, avec une charpente et des muscles d'homme, des cheveux coupés court coiffés en arrière, et, tout autour de son visage brûlé de soleil, un air de noblesse égarée et hautaine. Elle aurait été belle s'il n'y avait eu déjà ces yeux qui se croisaient. Certains auraient aimé lui faire la cour, mais elle se moquait de l'amour que lui portaient les hommes. C'était un être solitaire. Aucun des mariages célébrés dans le comté ne peut se comparer au sien — un mariage étrange et lourd de menaces, qui n'avait duré que dix jours, et dont la ville entière avait été surprise et scandalisée. Cet absurde mariage mis à part, Miss Amelia avait toujours vécu seule. Elle passait sou­vent ses nuits dans son entrepôt des marais, en salopette et bottes de caoutchouc, surveillant silen­cieusement la flamme étouffée de ses alambics.
Miss Amelia gagnait de l'argent avec tout ce qu'on peut faire de ses mains. Elle vendait des andouilles et des saucisses à la ville voisine. Pen­dant les belles journées d'automne, elle pilait du sorgho, et le sirop de ses cuves, ambré comme de l'or, avait une odeur délicate. En quinze jours, elle avait réussi à construire des cabinets en brique der­rière son magasin, et ses dons de charpentier étaient évidents. Elle n'était mal à l'aise que devant les gens. Parce que les gens — sauf s'ils sont un peu fous ou gravement malades — on ne peut pas les prendre dans ses mains et les transformer pen­dant la nuit en quelque chose de plus haute valeur et de meilleur profit. Miss Amelia ne connaissait donc qu'une façon de se servir des gens : leur prendre leur argent. Et elle y réussissait parfaite­ment. Hypothèques sur les biens, sur les récoltes, scierie, placements en banque — c'était la femme la plus riche à des miles à la ronde. Sa fortune aurait pu égaler celle d'un homme politique, si elle n'avait pas eu un goût presque maladif pour les procès et les tribunaux. Le moindre prétexte lui était bon à engager d'interminables poursuites judi­ciaires. On prétendait que, lorsqu'elle trébuchait sur une pierre dans un chemin, elle regardait d'ins­tinct autour d'elle pour trouver quelqu'un à traîner en justice. Ce goût des procès mis à part, elle menait une vie tranquille où chaque journée res­semblait aux autres. Et rien, sinon son mariage de dix jours, n'en avait troublé le cours jusqu'au prin­temps de cette année où Miss Amelia eut trente ans.
C'était un peu avant minuit, un soir doux et calme d'avril. Le ciel était bleu comme un iris des marais. La lune avait tout son éclat. Les récoltes, ce printemps-là, promettaient d'être belles, et dans les semaines précédentes on avait mis en place à la filature une équipe de nuit. En contrebas, près du ruisseau, on voyait le bâtiment de brique éclairé, comme un grand carré jaune, d'où montait le bruit assourdi et patient des tissages. C'était une de ces nuits où l'on aime écouter, à travers l'obscurité des champs, la voix lointaine et heureuse du Noir qui va faire l'amour. Où l'on voudrait s'asseoir douce­ment et gratter sa guitare, ou simplement être seul et ne penser à rien. La rue était déserte, cette nuit-là, mais il y avait de la lumière dans le magasin de Miss Amelia, et cinq personnes se tenaient sous la véranda. Le contremaître Stumpy MacPhail, avec son visage congestionné, ses mains fragiles et vio­lettes. Sur la plus haute marche, les jumeaux Rainey, en salopette, tous deux grands et maigres, avec des cheveux blancs et des yeux verts endormis. Henry Macy, sur la dernière marche, un homme timide, effacé, aux gestes doux et inquiets. Miss Amelia, enfin, appuyée à la porte ouverte, avec ses bottes des marais, les pieds croisés, absorbée à défaire les nœuds d'une corde qu'elle venait de ramasser. Personne n'avait rien dit depuis un bon moment.
L'un des jumeaux, qui regardait vers le bas de la rue déserte, fut le premier à parler :
« J'aperçois quelque chose qui vient.
— Un veau qui s'est détaché », dit son frère.
Ce qui venait était trop éloigné encore pour qu'on le distingue nettement. Les pêchers en fleur qui bordaient la route avaient, sous la lune, des ombres difformes. Le parfum des fleurs printanières et de l'herbe neuve se mêlait à l'odeur acre et sourde des marais.
« Non, dit Stumpy MacPhail, c'est le gosse de quelqu'un. »
Miss Amelia regardait silencieusement la route. Elle avait jeté sa corde et tripotait de sa main brune et sèche les sangles de sa salopette en fronçant les sourcils. Une mèche de cheveux sombres lui cou­vrait le front. Pendant qu'ils attendaient, un chien se mit à hurler, dans l'une des maisons du bas de la route — hurlements furieux, enroués, qu'une voix finit par faire taire. Il leur fallut attendre que la silhouette soit tout près d'eux, dans le rond de lumière de la véranda, pour savoir exactement qui venait.
L'homme était étranger — et c'est bien rare qu'un étranger pénètre à pied dans cette ville à une heure pareille. De surcroît, l'homme était bossu. A peine quatre pieds de haut, une vieille veste couleur rouille qui lui arrivait aux genoux, de petites jambes torses qui paraissaient trop fragiles pour le poids de son énorme poitrine et de la bosse plantée entre ses deux épaules, une tête très large, des yeux bleu sombre, une bouche comme un rasoir, un visage insolent et doux à la fois, couvert de poussière ocre, avec des ombres bleu lavande autour des paupières. Il tenait maladroitement une valise fermée par une ficelle.
« 'Soir », dit le bossu, et il était hors d'haleine.
Sous la véranda, personne ne répondit à ce salut ; ni Miss Amelia, ni l'un des quatre hommes. Ils se contentèrent de le regarder en silence.
« Je cherche la piste de Miss Amelia Evans... »
Miss Amelia écarta la mèche de son front, et leva le menton :
« Comment ça ?
— Je suis de sa famille », dit le bossu. Stumpy MacPhail et les jumeaux regardèrent du côté de Miss Amelia.
« C'est moi, dit-elle. Vous entendez quoi, par « famille » ?
— Eh bien... »
Le bossu semblait mal à l'aise, presque au bord des larmes. Il posa sa valise sur la dernière marche du perron, mais garda la poignée en main.
« Ma mère s'appelait Fanny Jesup, et elle était de Cheehaw. Elle a quitté Cheehaw, il y a une tren­taine d'années, après son premier mariage. Elle parlait souvent d'une demi-sœur qui s'appelait Martha, je m'en souviens. Et, quand je suis revenu à Cheehaw, on m'a dit que cette Martha était votre mère. »
Miss Amelia écoutait, la tête légèrement penchée. Tous ses repas du dimanche, elle les prenait seule. Aucun troupeau de parents n'encombrait sa mai­son, et elle ne se réclamait d'aucune famille. C'est exact qu'à Cheehaw elle avait eu autrefois une grand-tante qui louait des chevaux, mais cette grand-tante était morte. Il lui restait seulement un cousin issu de germain, qui vivait dans une autre ville, à vingt miles de là. Mais ce cousin s'entendait assez mal avec elle, et, quand il la rencontrait par hasard, il crachait sur le côté de la route. Certains mettaient parfois tout en œuvre pour se découvrir une parenté quelconque avec Miss Amelia, mais sans aucun succès, jamais.
Le bossu se lança dans un discours incohérent, cita des noms, des lieux, qui semblaient n'avoir aucun rapport avec le sujet et que ceux qui étaient sous la véranda n'avaient jamais entendu pronon­cer.
« Fanny et Martha Jesup étaient donc demi-sœurs, et comme je suis le fils du troisième mari de Fanny, je pense que vous et moi... »
Il se pencha, et commença à dénouer la ficelle de sa valise. Il avait les doigts sales et tremblants comme des griffes de moineau. Sa valise était rem­plie d'une camelote bizarre — vêtements en lam­beaux, objets rouilles qui ressemblaient aux pièces détachées d'une machine à coudre, ou à quelque chose de même valeur. Il farfouilla longtemps, et finit par trouver une photographie :
« Ma mère et sa demi-sœur. »
Miss Amelia ne disait rien. Elle remuait douce­ment les mâchoires. Ce qu'elle pensait était écrit sur son visage. Stumpy MacPhail prit la photographie et l'approcha de la lumière. Elle représentait deux petits enfants maigres et pâles, dans les deux ou trois ans. Leurs visages étaient deux taches blan­ches. C'était une vieille photographie qu'on aurait pu trouver dans l'album de n'importe qui.
Stumpy MacPhail la rendit sans commentaire.
« D'où venez-vous ? » demanda-t-il.
La voix du bossu paraissait indécise.
« J'ai voyagé. »

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18/04/2000 190 pages 7,20 €
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