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Genre
Sciences historiques
INTRODUCTION
« Une nuit que j’étais près d’une affreuse Juive ». Ce vers de Baudelaire semble aujourd’hui énigmatique. La première réaction serait de soupçonner le poète d’avoir perdu son inspiration aussi brillante que provocatrice pour s’abandonner aux rengaines antisémites. Il n’en est rien. Cet alexandrin a probablement semblé tout autant sibyllin – sinon incongru – aux contemporains des Fleurs du mal, mais pas pour les mêmes raisons. En effet, pour le public cultivé du XIXe siècle une « affreuse Juive » relève de l’oxymore en un temps où triomphe au contraire la « belle Juive ». Cette figure née avec le siècle se diffuse avec force dans les imaginaires européens1, et plus intensément encore en France. La richesse et les évolutions de ce motif invitent impérieusement à se concentrer sur ce seul pays, singulier aussi d’avoir été le premier à émanciper les Juifs. Tout en étant attentif aux apports extérieurs, ce livre se propose donc d’étudier la naissance et les mutations de la « belle Juive » en France, du XIXe siècle jusqu’à la Shoah. Cette périodisation ne s’inscrit pas dans une perspective téléologique faisant du génocide l’horizon tragique polarisant l’histoire de la judaïcité européenne.
La « belle Juive » est en premier lieu un objet culturel d’une extraordinaire complexité qui justifie une étude en soi dans le cadre d’une histoire culturelle des représentations. Tel est l’axe majeur de ce livre. Dans l’ordre du discours, comment distinguer la « belle Juive » de la femme juive ? Définir ce motif est l’un des objectifs de ce travail. Contentons-nous donc ici de donner quelques éléments permettant de le cerner. Au début du XIXe siècle, c’est assez simple. La « belle Juive » est explicitement désignée comme telle. Puis, à partir de la seconde moitié du siècle, devenue un cliché, elle se fait plus implicite, et il faut être attentif aux personnages qui possèdent les caractéristiques propres à cette figure ambiguë de l’altérité, à la croisée des rapports de genre et des regards portés sur les Juifs, entre intégration, fascination et antisémitisme. Elle est, évidemment, belle et Juive. Toute la fascination que suscite la figure réside précisément dans l’interaction de ces deux éléments qui préside au déploiement du motif en de multiples variations. Elle peut ainsi être d’une beauté typiquement juive ou refléter l’humanité féminine entière ; extraordinairement belle ou simplement jolie ; d’une grâce pure ou d’une obscène séduction ; rayonnante d’avoir pleuré le Christ ou attirante de vouloir asservir les chrétiens ; être l’émanation d’un éden perdu ou de la misère du ghetto. Mais son charme n’est jamais anodin, car cette beauté imaginée est souvent le point de départ d’amples interrogations sur les mystères supposés de la féminité ou de la judéité. Une telle contemplation culmine parfois en une quête de l’absolu ou en un effort pour saisir le monde et le siècle. D’autres la voient violemment comme un élément essentiel d’une puissance juive abhorrée. Il convient donc de dénouer l’écheveau de ces systèmes de représentation entremêlés, de se pencher sur les conditions d’élaboration de ces discours mais aussi sur leurs circulations et leurs réceptions. Une attention particulière doit être portée aux passerelles entre les productions artistiques et les milieux scientifiques ou politiques.
Extraits
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