#Roman francophone

La confrérie des chasseurs de livres

Raphaël Jérusalmy

Le roman de Raphaël Jerusalmy commence là où calent les livres d'histoire. François Villon, premier poète des temps modernes et brigand notoire, croupit dans les geôles de Louis XI en attendant son exécution. Quand il reçoit la visite d'un émissaire du roi, il est loin d'en espérer plus qu'un dernier repas. Rebelle, méfiant, il passe pourtant un marché avec l'évêque de Paris et accepte une mission secrète qui consiste d'abord à convaincre un libraire et imprimeur de Mayence de venir s'installer à Paris pour mieux combattre la censure et faciliter la circulation des idées progressistes réprouvées par Rome. Un premier pas sur un chemin escarpé qui mènera notre poète, flanqué de son fidèle acolyte coquillard maître Colin, jusqu'aux entrailles les plus fantasmatiques de la Jérusalem d'en bas, dans un vaste jeu d'alliances, de complots et de contre-complots qui met en marche les forces de l'esprit contre la toute-puissance des dogmes et des armes, pour faire triompher l'humanisme et la liberté. Palpitant comme un roman d'aventures, vif et malicieux comme une farce faite à l'histoire des idées, regorgeant de trouvailles et de rebondissements, La Confrérie des chasseurs de livres cumule le charme et l'énergie de Fanfan la Tulipe, l'engagement et la dérision de Don Quichotte et le sens du suspense d'un Umberto Eco.

Par Raphaël Jérusalmy
Chez Actes Sud Editions

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Genre

Littérature française

Né à la fin du Moyen Âge, François Villon est le pre­mier poète des temps modernes. Il est l'auteur de la célèbre Ballade des pendus et de La Ballade des dames du temps jadis. Mais Villon est également un brigand notoire et un voyou. En 1462, à l'âge de trente et un ans, il est arrêté, torturé et condamné à "être pendu et étranglé". Le 5 janvier 1463, le Parlement casse le jugement et le bannit de Paris. Nul ne sait ce qu'il advint de lui par la suite...

La face rougeaude du gardien surgit dans la lucarne. Ses yeux se plissent pour scruter l'obscurité. Le tin­tement de ses clefs résonne à travers le soupirail. François retient son souffle. La porte s'ouvre bru­talement sur la lumière aveuglante d'un flambeau. François se recroqueville aussitôt contre la paroi suintante mais le geôlier demeure planté sur le seuil, le dos voûté, son fouet pendant mollement à la ceinture. Deux laquais en livrée pénètrent dans le cachot et y déposent une petite table aux pieds torsadés. Pendant que l'un d'eux se met à balayer la paille et les excréments d'un air dégoûté, l'autre apporte deux chaises capitonnées et une grande nappe brodée. Ses gestes sont précieux. Il dispose ensuite deux bougeoirs de cuivre, une carafe de cristal et une cruche en grès au centre d'un savant arrangement de couverts en argent, de corbeilles à biscuits et à fruits, d'assiettes et plats en faïence. Aucun des deux valets ne daigne adresser un regard au détenu qui suit leur manège avec effarement. Leur travail achevé, ils se retirent sans piper mot. Le silence de la nuit enveloppe la prison. Même les rats, terrés dans les fissures de la muraille, se tiennent cois.
Une silhouette drapée d'une aube de lin blanc illumine soudain l'embrasure de la porte. D'une main, elle tient un chapelet en buis. De l'autre, une lanterne dont les rayons éclairent une croix écarlate cousue à hauteur de poitrine.
— Guillaume Chartier, évêque de Paris, dit le visiteur tout en ordonnant au garde de libérer Fran­çois de ses chaînes.
L'ecclésiastique s'assied et verse à boire. Ne parais­sant nullement rebuté par la puanteur et la crasse, il prie civilement son invité de se joindre à lui. Fran­çois se lève avec peine. Il tire sa chemise vers le bas pour dissimuler ses plaies, se coiffe maladroitement, redresse les épaules, parvient même à afficher un léger sourire. L'évêque lui tend une cuisse de dinde confite. François saisit le morceau de volaille et le déchiquette à pleines dents, le rongeant jusqu'à l'os, pendant que Guillaume Chartier lui expose le but de sa visite.
Le prélat articule doucement chaque mot avec le calme imperturbable propre aux hommes d'Église. Sa voix suave flotte comme un doux encens dans l'air rance de la pièce. François a bien du mal à écouter les paroles du prêtre. Les vapeurs du vin lui titillent les narines. Entre pleines bouchées de viande et avides lampées de bourgogne, il ne saisit que des bribes éparses. Il devrait pourtant se montrer plus attentif puisque Chartier, après avoir insisté sur sa qualité d'envoyé du roi, évoque le moyen d'échap­per à la potence.
Lançant le bras vers une côtelette de marcassin, François renverse une pleine saucière de jus de truffe. Tout en ricanant bêtement de sa propre gaucherie, il observe le dignitaire du coin de l'œil. Il serait facile de lui enfoncer une fourchette en plein cœur.
Guillaume Charrier s'était attendu à un meilleur accueil, imaginant un auditeur subjugué, pendu à chaque syllabe. Le voilà assis en face d'un goinfre aux paluches rugueuses qui, l'échiné penchée à même l'écuelle, se borne à mastiquer goulûment sa pitance. La tâche que Louis XI lui a confiée demande du doigté. Le moindre impair risque de déclencher une effroyable crise politique, voire un conflit armé. Or le prisonnier qu'il a devant lui n'est pas réputé pour sa docilité. C'est un rebelle. Mais c'est justement sur cet esprit d'insubordination que table l'évêque de Paris.
Alors que Villon happe une belle portion de fro­mage des montagnes, Chartier extrait un volume de dessous sa cape. La reliure en est grossière, une peau de truie dépourvue de tout ornement. Le titre est manuscrit au dos en caractères gras : ResPublica.
— Le Saint-Siège veut interdire cette publication à tout prix.
Chartier constate avec satisfaction que Villon cesse aussitôt de piquer dans les plats. La lueur vacillante des bougies exhausse maintenant une impression de connivence entre les deux hommes. Ce n'est pas la pénombre du cachot qui invite à cette intimité mais le lien invisible d'une passion partagée, une passion vive et intense qui rappelle à l'évêque pourquoi il daigne dîner avec un condamné à mort : la passion pour tout ce qui touche aux livres.
François redresse le dos, s'essuie les mains et prend l'ouvrage que Chartier a posé sur la nappe. Il en caresse d'abord la couverture, à la manière des aveugles, tâtant la texture, lissant les tranches, suivant du doigt les plissements du cuir. Lorsqu'il l'ouvre, ses yeux s'éclairent. Il feuillette avec précaution. Le goinfre de tout à l'heure a disparu comme par magie, cédant brusquement la place à un convive au main­tien sûr et aux gestes experts.
Oublieux de la présence de son éminent visiteur, François examine avec attention la qualité du papier, celle de l'encre. Un texte latin, entrecoupé ici et là de termes grecs, encombre les pages. Les lignes sont denses et serrées. De minces espacements séparent à peine les paragraphes. Le flot continu des mots est parsemé d'une ponctuation timide. L'ouvrage est iné­légant, comme bâclé. Ce n'est pas un manuscrit de copiste au trait indolent, à la calligraphie arrondie mais un fatras de caractères gauches, à l'alignement maladroit, brutalement frappés à même la feuille. François a déjà vu quelques volumes de ce genre dans les bibliothèques des facultés. Il les trouve plutôt rebutants d'aspect, ces livres fabriqués à la machine.
L'évêque toussote pour tirer Villon de sa contem­plation.
— Cet exemplaire se vend sous le manteau. Il sort des presses d'un certain Johann Fust, impri­meur à Mayence.
François repose l'ouvrage sur la table et attrape une pomme verte. Il a du mal à entendre Chartier, dont la voix monocorde surmonte à peine le craquement que font ses mâchoires en broyant la pulpe. Le jus acide du fruit lui picote les abcès que lui a occasion­nés la diète draconienne de la prison. Il recrache le tout à terre d'un air dégoûté. Chartier constate avec regret le retour de l'ours mal léché. Villon semble ne l'écouter désormais que d'une oreille, l'air franche­ment barbé. L'évêque reprend son exposé à contre­cœur, de moins en moins persuadé du bien-fondé de sa visite. Il ne peut toutefois rentrer bredouille. Le roi persiste à considérer Villon comme le can­didat idéal, malgré l'avis opposé de ses conseillers.
La façon dont Johann Fust gère ses affaires intrigue la cour au plus haut point. Cet imprimeur allemand a ouvert plusieurs ateliers dans de petits bourgs iso­lés, en Bavière, en Flandres et dans le nord de l'Ita­lie. Il semble ne tirer aucun avantage mercantile de ces succursales. Sur la carte cependant, leur réparti­tion évoque un déploiement militaire. Quel en est l'objeaif? D'après les renseignements obtenus, Fust perd chaque jour de l'argent. À Mayence, il publie bibles et ouvrages pieux sur commande, mais ailleurs ses presses artisanales impriment des volumes d'un tout autre genre : antiques écrits grecs ou romains, récents traités de médecine et d'astronomie que lui seul paraît capable de se procurer, sans qu'on puisse en découvrir la provenance. Qui l'approvisionne ? Dans la copie de La République que Villon vient de tenir entre les mains, Platon expose comment la cité doit être gouvernée. Ce texte confirme Louis XI dans son dessein politique. Il fortifie également le statut de l'Église de France, désireuse de s'affranchir du joug apostolique. D'où l'opposition de Rome. Pourquoi Fust s'obstine-t-il à publier ce genre d'ouvrages, au risque de subir les foudres de l'Inquisition?
François se penche vers le volume d'un air per­plexe, estimant qu'il est suffisamment lourd pour assommer l'évêque. Il pointe le doigt avec ostenta­tion vers les murs moites de sa cellule puis désigne le festin d'un geste arrondi de la main.
— Y aurait-il à ce point carence de mouchards ?
— Il n'est point question de dénoncer cet impri­meur, maître Villon, mais de s'acoquiner avec lui.
François sourit, rassuré. Il serait quelque peu ridi­cule de l'engager comme dénonciateur. Emprisonné et torturé plus d'une fois, il n'a jamais trahi aucun de ses complices. La délation ne figure pas au répertoire de ses nombreux vices et travers. Chartier s'abstient de lui faire cette injure, lui versant magnanimement un plein godet de marc.
Le roi de France cherche à affaiblir le pouvoir du Vatican, afin de consolider le sien propre. Or une industrie naissante mine soudain la suprématie papale. À la différence des moines copistes, l'im­primerie n'est pas assujettie à l'Église. Habilement utilisée, elle pourrait conférer bien de la puissance à ceux qui s'en assurent le contrôle. Il est donc regret­table qu'il n'y ait encore aucune presse en France.
L'évêque fixe Villon droit dans les yeux, cher­chant à obtenir son entière attention. Il chuchote presque. Bandits et libraires empruntent les mêmes canaux clandestins pour faire circuler leurs marchan­dises à l'insu des censeurs et des gendarmes. De ce fait, c'est à un brigand de la bande des Coquillards, nommé Colin de Cayeux, qu'a été confiée la mis­sion de suivre les faits et gestes de Johann Fust. Il l'espionne depuis des mois. Fust a ouvert plusieurs ateliers dans les contrées voisines du royaume mais toujours aucun ici. Colin de Cayeux a recommandé son bon ami Villon, Coquillard lui aussi, comme étant le plus apte à convaincre l'imprimeur allemand de venir s'installer à Paris.
— En somme, vous avez besoin d'un gredin, monseigneur.
— Oui, mais doublé d'un fin lettré.
François accepte le compliment d'un signe de tête. Il rend l'exemplaire de la ResPublica à Chartier, s'abs­tenant de révéler au prélat qu'il connaît fort bien ce texte et qu'il en comprend la portée politique tout autant que Louis XI. Platon y décrit une nation régie par un monarque dont l'autorité surpasse celle des prêtres et des seigneurs, au nom du "bien commun".
Villon réfléchit un moment. Les ambitions d'un jeune roi soucieux d'affermir son régime sont aisées à comprendre. Mais quel dessein poursuit donc ce Fust, un simple marchand de livres ?
L'évêque se met à tapoter la table du bout des doigts, laissant poindre une moue exaspérée. Les mèches des chandelles surnagent dans la cire fon­due. Leurs reflets ténus dansent sur le cristal de la carafe. François relève le front, arborant un pince­ment de lèvres dont la niaiserie par trop appuyée frise l'insolence.
— Dites à Louis le Prudent que son bon sujet Vil­lon, bien que fort pris par ailleurs, fera fi de toute échéance dans le seul dessein de lui être agréable.
Le tapotement des doigts cesse aussitôt. La moue impatiente de Chartier fait place à un sourire sacer­dotal.
— Fust et son gendre prendront part à la grande foire de Lyon. Ils y auront un étal. Ton ami Colin ne les quittera pas d'une semelle. Dès que ta commu­tation de peine sera enregistrée, tu iras le rejoindre. Mon diocèse te fournira de quoi appâter cet impri­meur. Encore un peu de vin ?
François tend son verre. Le breuvage qui coule fredonne un plaisant refrain. Le prélat et le détenu trinquent d'un air entendu.
François, déjà bien ivre, s'abstient de bondir de sa chaise pour aller danser la bourrée autour de la table. Il baisse les yeux, feignant une humilité reconnaissante, n'apercevant plus que la nappe brodée, les mets qui refroidissent au fond des plats, la poitrine de l'évêque qui, à chaque souffle, gonfle la croix écarlate. Il sait à quel point Guillaume Chartier le déteste. Et l'envie. Car de tous deux, dans cette geôle, François est bien celui qui est vraiment libre, sans amarres, et l'a toujours été.
Chartier repose son verre et prend brusque­ment congé. Son aube flotte un moment dans l'en­cadrement de la porte avant d'être happée par la pénombre. Villon croit avoir rêvé. Va-t-il donc faire faux bond au gibet ? Peut-il prêter foi à la parole d'un intrigant de sacristie ? Il doit rester sur ses gardes. Mais ce copieux repas vaut bien la peine de pactiser avec le diable même.
Un reste de daube nage au fond de la terrine à viande. Elle est déjà tiède. Les chandelles s'éteignent doucement. François en profite pour chiper le cou­teau à pain et deux cuillers en argent qu'il dissimule sous ses haillons.
Toujours planté sur le seuil, le geôlier bâille de fatigue. Dehors, un brouillard paresseux se hisse au-dessus des remparts. La frise des créneaux se des­sine avec netteté, libérée de son voile de givre. Les premiers piaillements de corneilles se font entendre sur le toit du donjon. Au loin, un clocher bat les matines.
François Villon n'a pas encore écrit sa dernière ballade.

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21/08/2013 320 pages 21,00 €
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