Après les plaisanteries habituelles sur les vacances de Juan Carlos (“Putain, t’es tout blanc, mon vieux. Tu as encore passé l’été dans la penderie ?”), Fernando passa en revue le panorama prometteur de l’année à venir. On était en 1998 et il avait réussi à obtenir pour son scénario – une adaptation du roman El río d’Alfredo Gómez Morel – tous les fonds publics disponibles pour un cinéaste chilien. Il avait assez d’argent pour tourner son film dès le mois de juin et la perspective de trouver au fur et à mesure les moyens de le développer au Brésil, de le monter en Espagne et de le présenter en avant-première au Chili.
Comme un oiseau qui s’élève en sautillant de branche en branche, il se sentait traversé par une légèreté inespérée en ce matin de mars. Il avait largué les amarres, le lest, maintenant il était libre, léger. Il s’assumait, sorti d’un bond de cent placards, il n’avait plus peur de l’excès de lumière. Juste pour rester dans le ton du scepticisme chilien de base, il exposait avec ironie le planning, prenait l’accent espagnol pour relater la réunion très productive qu’il avait eue avec Lola Films à Madrid, toussait avec coquetterie en annonçant les millions obtenus, remplissait ses phrases de parenthèses, de petites blagues masticables. Jusqu’au moment où, soudain, Juan Carlos l’interrompit timidement en levant le doigt, comme à l’école :
– Ce ne sera pas possible… Non… ce ne sera pas possible…
– Pas possible ? Qu’est-ce que tu dis ?
– Concrètement, on ne va rien pouvoir faire de ce qui était prévu, répond le comptable, le regard fixé sur la table noire laquée. Nous devons concrètement quatre-vingt millions de pesos. Les déclarations d’impôts… un trou dans le bilan… une erreur à la banque… C’est moi. J’ai dû détourner des fonds pour couvrir les trous d’autres clients… d’autres comptes, d’autres choses, à cause des problèmes d’autres personnes… J’ai dû faire face à des dépenses extraordinaires au cours de ces cinq dernières années, pas avant. Juste depuis cinq ans, pas avant. Mon fils, concrètement, une dette de mon frère, son club de salsa a brûlé mais je ne cherche pas à me justifier… Je veux faire face à mes responsabilités. Voilà ce que je voulais, faire face à mes responsabilités.
Mais c’est loin d’être le cas de Juan Carlos Riquelme. Ses yeux profondément cernés, gonflés, ronds ne regardent pas en face. La bouche, derrière sa barbe négligée et blanchie, bouge à peine tandis que le reste de son crâne reste ancré dans le néant. Sa voix métallique, inexpressive, sans modulations, est une voix de mort. La voix de la mort elle-même, pense Fernando qui se sent séquestré plus que ruiné, soumis à un chantage plutôt que dépouillé.
– Regarde-moi, connard, exige-t-il, atterré de ne pas voir ces yeux baissés. Allons, regarde-moi.
Mais cela ne lui apporte rien et il s’en rend compte quand Juan Carlos lui obéit. Son visage ne dit rien. Ce front pâle, ces cheveux d’un noir écœurant, ces ongles jaunes, rongés, cette sinusite chronique. De la pâleur, des tremblements, de la fièvre mais aucun repentir. Bien au contraire, une sorte d’orgueil, de fermeté, de combat dans ses mains serrées l’une contre l’autre sur la table.
Fernando se prend la tête, essaye tout à la fois de se lever et de rester assis :
– Mais qu’est-ce qu’il s’est passé, connard ?
Pas de réponse. Juste le visage fermé et imperméable de Juan Carlos Riquelme, le contraste entre la pénombre de la pièce et le soleil écrasant dans le jardin, à l’entrée, la canalisation endommagée sur le trottoir et la lenteur du fil de l’eau qui, tel un serpent paresseux, entraîne sur son passage des bâtons d’esquimaux, des enveloppes de chewing-gum, des feuilles mortes.
– Ça ne sert à rien, Fernando. Ce connard ne te dira rien. Il faut arranger ça entre nous, intervient finalement Walter…
– Mais ce con…
Girón montre désespérément Juan Carlos. Il ne veut pas crier, ne veut pas courir, il veut pleurer, se recroqueviller sur lui-même comme une feuille de papier au fond d’un poing, se condenser en un point, devenir rien, disparaître et gémir, gémir et disparaître.
– Arrête, il n’y a rien à tirer de ce connard, continue de lui conseiller Walter comme si Juan Carlos n’était pas assis entre eux. Il veut nous voir dans la merde, c’est tout, ce fils de pute veut qu’on vienne lui manger dans la main.
Fernando cède finalement aux conseils de Walter et décrète en menaçant son comptable de l’index :
– C’est bon ! Inutile de parler de ça maintenant. Demain, connard. Je veux te voir ici même demain avec tout ça au clair, noir sur blanc. Tous les comptes bien au clair. Un rapport complet pour demain. On verra ensuite comment on se débrouille. C’est clair ?
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