#Essais

La France et les Juifs. De 1789 à nos jours

Michel Winock

De 1791 - l'année de leur émancipation par l'Assemblée nationale - jusqu'aux troubles du nouvel antisémitisme des années 2000, les juifs ont connu en France des relations contrastées avec l'État et la société globale. Cet ouvrage a pour objet l'étude de ces relations, tantôt heureuses, tantôt néfastes ; souvent silencieuses et indifférentes, parfois dramatiques. À cette fin, il revisite des épisodes majeurs de l'histoire nationale (l'affaire Dreyfus, les lois antisémites dans la France de Vichy, les répercussions dans l'Hexagone de la guerre des Six, Jours). Il met en perspective des débats récents et moins récents (le cas Jean-Paul Sartre, l'affaire Faurisson et le négationisme). Il éclaire également d'un jour nouveau des aspects plus méconnus de cette histoire (le statut des juifs d'Algérie, par exemple) et analyse la complexité du " grand malaise des années 2000 ". " La France est-elle antisémite ? " C'est aussi à cette question surgie de l'actualité que ce livre veut répondre.

Par Michel Winock
Chez Seuil

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Editeur

Seuil

Genre

Sciences historiques

 

 

 

 

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1791 : l’émancipation

 

 

À la veille de la Révolution, la présence des juifs est interdite dans le royaume de France. En théorie, le décret d’expulsion de 1394 n’a pas été annulé. En fait, leur présence est tolérée. On estime leur nombre à 40 000 environ, sur un total de 28 millions d’habitants, soit environ un millième et demi de la population1. 20 000 à 25 000 juifs dits « allemands » – de langue yiddish – habitent en Alsace (à l’exclusion de Strasbourg qui leur est interdite) et en Lorraine : l’Alsace était passée définitivement sous souveraineté française depuis le traité de Westphalie en 1648 et la Lorraine rattachée à la France en 1766. Un deuxième groupe important est celui des juifs du Sud-Ouest. Ceux-ci, estimés à 5 000 environ, sont pour la plupart des « nouveaux chrétiens » (des conversos, c’est-à-dire des juifs convertis au christianisme), issus au XVIe siècle de la péninsule Ibérique. Ils vivent alors principalement à Bordeaux et à Saint-Esprit-lès-Bayonne, où on les désigne comme « marchands portugais ». La dernière des trois principales localisations se situe dans les États du pape (Avignon et le comtat Venaissin), où, déjà présents dans la région, ils se sont renforcés depuis l’expulsion décrétée par Philippe le Bel en 1306 ; là, ils sont environ 2 500. Le reste de la population juive est disséminé, à Paris, dans le Languedoc, en Provence…

Au total, des groupes très contrastés, sans unité, sans organisation commune : tandis que les juifs de Bordeaux et de Bayonne, largement intégrés, parlant parfaitement le français, exerçant diverses activités professionnelles, parfois riches (les familles d’armateurs Gradis, Raba), et jouissant de droits reconnus par des lettres patentes, sont admis dans le monde chrétien, sans avoir à cacher désormais leur appartenance religieuse, les « nations de l’Est », les juifs des villages d’Alsace et des villes lorraines, au premier rang desquelles Metz, vivent à l’écart, méprisés par les autres habitants qui leur font grief particulièrement du commerce de l’argent qu’ils pratiquent. Créanciers de nombreux paysans et petits bourgeois, ils sont voués à l’hostilité d’une population qui répugne, par ailleurs, à leurs coutumes religieuses (ils sont de stricte pratique), à leur façon distincte de s’habiller, bref à leur étrangeté. La ségrégation est un fait, à la fois en raison de l’attachement des populations juives à leurs rites et coutumes, à leurs structures communautaires, et compte tenu des lois et règlements qui les consignent en certaines activités professionnelles dont le colportage, et en font des individus seulement tolérés, à la merci du bon plaisir royal.

Cet état de fait devient inadmissible dans la seconde partie du XVIIIe siècle aux yeux des esprits éclairés. La Hollande avait été un premier refuge pour les persécutés de la péninsule Ibérique dès le XVIe siècle. Plus largement, l’idéologie humanitaire des philosophes encourage le principe d’égalité entre toutes les religions monothéistes. Berlin, dans le Brandebourg, était devenue à son tour terre d’accueil pour les familles juives expulsées d’Autriche. Dans ce contexte de l’Aufklä-rung, une pensée juive s’affirme en allemand avec le philosophe Moses Mendelssohn (1729-1786), qui se fait l’avocat de ses coreligionnaires persécutés. Sans rompre avec sa religion ni sa communauté, il professe la sortie de l’isolement, le rapprochement avec les chrétiens. L’Autriche de Joseph II, notamment, décrète des règlements en vue de l’amélioration de la condition juive. L’esprit des Lumières revendique le droit naturel qui fait de tous les hommes des êtres égaux, « une fraternelle alliance » ; l’idée d’une société humaine universelle implique l’égalité des droits ; les mesures de discriminations choquent. Ce qui ne dérangeait pas Montaigne heurte Mirabeau. Des réformateurs, parfois sans la moindre sympathie pour le judaïsme, prônent la « régénération » des juifs. En France, en 1787, Mirabeau publie un ouvrage Sur Moses Mendelssohn, sur la réforme politique des Juifs…2. La même année, Malesherbes, chargé par Louis XVI de s’occuper des juifs, après avoir fait promulguer l’édit de tolérance pour les protestants, entreprend une vaste enquête à base de questionnaire envoyé dans les Généralités. Toujours en 1787, la Société royale des sciences de Metz examine les mémoires traitant le sujet donné à son concours deux ans plus tôt : « Est-il des moyens de rendre les Juifs plus utiles et plus heureux en France ? » Metz regroupe la communauté la plus nombreuse du pays. Confinés dans le ghetto – le quartier Saint-Ferroy – où ils vivent misérablement, les juifs exercent leur culte sans contrainte, disposent même d’un tribunal particulier, mais, interdits d’exercer la plupart des métiers, écrasés d’impôts, vivent chichement du commerce et de l’usure – petites sommes prêtées sur gages à de petites gens qui les détestent.

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01/09/2004 409 pages 22,30 €
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