#Roman francophone

La grande arche

Laurence Cossé

Il existe à travers le monde une légende presque universelle, selon laquelle on ne peut pas construire un monument si un être humain n'est pas sacrifié. Sinon, le bâtiment s'écroule, et s'écroule toutes les fois qu'on essaye de le remonter. Pour conjurer cette malédiction, il faut emmurer quelqu'un de vivant dans les fondations. On recense plus de sept cents versions de cette histoire. Celle de la Grande Arche de la Défense est la plus récente. Ce récit brosse l'épopée de la construction d'un des monuments les plus connus de Paris, dont on ignore qu'il fut l'enjeu de luttes politiques au couteau sous le règne de François Mitterrand. C'est surtout le portrait et l'histoire de son créateur, Johan Otto von Spreckelsen, un architecte danois très secret, professeur aux Beaux-Arts de Copenhague. Lauréat d'un prestigieux concours international en 1983, fêté pour son projet à son arrivée à Paris, cet homme du Nord découvre avec stupéfaction la désinvolture et les revirements à la française. L'affaire finit tragiquement pour lui, alors que se construit ce portique de marbre qui paraît la sérénité même. Dans ce roman puissant, Laurence Cossé conjugue l'art de la narration romanesque et la précision d'une longue enquête pour évoquer un destin d'architecte parmi les plus beaux et les plus paradoxaux, les plus absolus et les plus violents du XXe siècle.

Par Laurence Cossé
Chez Editions Gallimard

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Genre

Littérature française

« Et si le pouvoir était pluriel, comme les Démons ? »
ROLAND BARTHES,
Leçon inaugurale au Collège de France, 1977.

 

 

PREMIÈRE PARTIE

« Ce jour-là, nous étions heureux »

 

 

1

 

La scène se passe à l’Élysée, il y a très longtemps : dans un petit salon du palais, le 25 mai 1983. Se tiennent là des proches de François Mitterrand, assez excités. Ils ont la conviction de vivre un pur moment de pouvoir et ce n’est pas faux. Robert Lion va ouvrir l’enveloppe cachetée qui renferme le nom du lauréat du concours international d’architecture Tête-Défense. Autour de lui on reconnaît Jean-Louis Bianco, Jacques Attali, Yves Dauge, Éric Arnoult, plus connu sous le nom d’Erik Orsenna, quelques journalistes choisis.
La matinée s’achève. Le président vient de trancher. Après cinq semaines d’hésitation, il a choisi parmi les quatre projets finalistes celui qui va être construit. Ce sera cette Arche très pure dont on a dressé la maquette dans la salle des Fêtes de l’Élysée, avec les trois autres. Ce cube ouvert auprès duquel il a mené beaucoup de ses amis durant ces cinq semaines : Celui-ci, là. Qu’en pensez-vous ?
Ce sera celui-là. C’est dit. Robert Lion a présidé le concours, il lui revient de décacheter l’enveloppe. Il est ravi. Lui aussi est séduit par l’Arche, c’est peu dire : il a tout fait pour amener le président à prendre la décision arrêtée à l’instant. Et ce n’est pas facile d’influencer quelqu’un qui tient autant que Mitterrand à décider souverainement. On ne lui souffle pas ses choix. Le président consulte mais il a l’esprit de contradiction. Que soudain le soupçon lui vienne qu’il se pourrait qu’on ait de l’ascendant sur lui, il n’est plus là. Enfin, Lion connaît par cœur la chorégraphie. Il n’a pas ménagé sa peine, depuis un mois il est allé à l’Élysée tous les trois jours, mais il est parvenu à ses fins. C’est l’Arche qui sera construite, malgré ses cent mètres de haut.

Cela faisait quinze ans que cela durait. Quinze ans qu’on avait réservé à la Défense, à l’endroit baptisé Tête-Défense, un vaste emplacement pour y construire quelque chose de bien. Quelque chose qui finirait en beauté le quartier de la Défense, mais surtout, à cette extrémité de l’axe dit historique, qui pourrait s’aligner avec le Louvre et les Tuileries, la Concorde et son obélisque, les Champs-Élysées et l’Arc de triomphe. Depuis quinze ans on s’affrontait au sommet de l’État autour de projets successifs. On en avait enterré des dizaines.
Dès l’été 1981 Mitterrand s’est saisi de la question. En 1982 il a pris le parti de lancer un concours international. Lion a bien travaillé. Les quatre cent vingt-quatre dossiers concurrents ont été étudiés. Le jury était très professionnel. L’anonymat a été respecté. Chacun a son idée mais personne ne sait qui est l’auteur de l’Arche.

Lion déchire l’enveloppe, en sort un feuillet de papier. Le dossier no 640 a été déposé par Johan Otto von Spreckelsen, architecte, assisté d’Erik Reitzel, ingénieur.
Johan Otto von Spreckelsen, répète lentement Robert Lion en relevant les yeux. Il regarde les conseillers autour de lui. Tous les visages marquent l’embarras. Lion est bon prince, il met un terme à la torture. Jamais entendu ce nom-là, dit-il. Tous les visages se détendent. Moi non plus, disent en chœur les conseillers.
Si Lion lui-même ne sait pas qui est ce Sterketsel... L’architecture, c’est sa passion, l’urbanisme, la construction. Il a beaucoup d’amis architectes. Il a été directeur de la Construction au ministère de l’Équipement, ce qui déjà n’était pas conformiste pour un inspecteur des Finances, puis délégué général de l’Union nationale des HLM, poste peu prestigieux jusque-là qu’il a de ce fait ennobli. De mai 81 à juin 82, il a dirigé le cabinet du Premier ministre Mauroy. Et, depuis quelques mois, il est à la tête de la Caisse des dépôts et consignations, la banque de l’État chargée de financer, entre autres, le logement social et les grands aménagements urbains.
On regarde qui sont les autres lauréats. Viguier et Jodry, ça alors, on croyait que ce projet-là était américain. Jean Nouvel, on s’en doutait. Les Canadiens Crang et Boake, grande agence. Mais ce monsieur von...
J’ai une idée, dit Dauge en décrochant le téléphone. J’appelle l’ambassade du Danemark. Il expose ce qui l’amène. Il répète deux fois : Spre-ckel-sen, Lion lui a passé le papier. Les choses n’ont pas l’air évidentes à l’autre bout du fil, on lui fait épeler le nom.
Il raccroche le combiné. Incroyable, dit-il. Personne ne connaît ce type à l’ambassade. Ils se renseignent, ils vont rappeler.
Lion est un homme d’action. Il y a une adresse et un numéro de téléphone au Danemark, dit-il en relisant le papier, allons-y. Après tout, c’est une façon de faire connaissance. On lui passe le téléphone, il compose le numéro. Mister von Spreckelsen ? demande-t-il avec un impeccable accent d’Oxford. — Son fils, répond une voix juvénile, en anglais aussi.
Votre père a gagné le concours international Tête-Défense, explique Robert Lion. L’adolescent ne sait rien du concours, il ignorait que son père était concurrent. J’appelle du palais de l’Élysée, dit Lion, de la part du président de la République française. — Cette fois, j’ai compris, dit Spreckelsen junior, c’est une blague.
Lion a le plus grand mal à le persuader du contraire. Ce qu’il y a, dit l’adolescent, c’est que mon père n’est pas là ; et je ne sais pas du tout où il est.
Monsieur et madame von Spreckelsen sont à la pêche. Ils ont pris quelques jours de vacances au bord de la mer, dans le Jutland, croit savoir le garçon, mais ils n’ont pas dit où. Les quatre enfants sont à la maison, à Hørsholm.
Enfin, dit Lion, on doit pouvoir appeler votre père au téléphone. — Il faudrait qu’on sache où il est, dit l’adolescent. Ce n’est pas grave, vous savez, ma mère et lui reviennent après-demain.

Un autre nom figure sur le papier, celui de Reitzel, l’ingénieur. On l’appelle à son tour. On dérange : les Reitzel sont en train de fêter un anniversaire, leur fils Niels a dix ans aujourd’hui. Ils sont nombreux à table. Pouvez-vous rappeler demain ? demande Erik Reitzel. — Écoutez-moi, insiste Lion, une minute. Vous ne le regretterez pas.

Entre-temps le communiqué officiel de la présidence est tombé : le premier prix du concours international d’architecture Tête-Défense a été décerné à un architecte danois « dont le projet est apparu remarquable par sa pureté, par la force avec laquelle il pose un nouveau jalon sur l’axe historique de Paris et par son ouverture ». Les radios et les télévisions relaient l’annonce dans le monde entier, assortie d’un concert d’éloges. Le Danemark est en émoi.
Et pendant ce temps-là, dans sa grosse barque rayée, Spreckelsen remet un hareng à l’eau pour la quinzième fois. Ce qu’il veut, à dîner, c’est du merlan, à la rigueur de l’églefin — le repas idéal, avec les praires et les palourdes que Karen est en train de ramasser. La plage est blanche, à perte de vue, blancs les centaines de petits nuages qui courent sur le gris du ciel, si pâles qu’ils sont presque blancs les ajoncs courbés par la brise.

Quelquefois, mais c’est rare, la fiction dépasse la réalité. Erik Reitzel pas plus que les enfants Spreckelsen n’ayant pu retrouver le lauréat, on lit ici et là dans la presse de juin 83 qu’un fonctionnaire français fut dépêché à cette fin sur les côtes danoises. On laissa notre ambassadeur à Copenhague, l’élégant romancier François-Régis Bastide, le choisir parmi le personnel de l’ambassade.
Ce n’est pas si grand que cela, le Jutland, mais c’est tout en côtes, un peu comme notre Bretagne. Ce fonctionnaire et son épopée auraient mérité un coup de chapeau. L’histoire n’a retenu ni le nom de l’un ni le détail de l’autre, elle ne dit même pas si ce missus dominicus a touché une prime pour son dérangement. Et pour cause : il n’est pas sûr que l’épisode ait vraiment eu lieu. Il n’y en a pas trace dans la correspondance diplomatique entre Copenhague et Paris, ni en mai ni en juin, ni dans les années qui suivirent — on peut me croire, je suis allée consulter ces archives.
C’est dommage. Le moment où le diplomate, ayant repéré sur la grève la haute épouse de Spreckelsen, se fait montrer par elle la barque à rayures de son mari, soudoie un pêcheur professionnel, rejoint l’architecte et, là, en pleine mer, braillant de façon peu diplomatique pour dominer le bruit des vagues et du vent, lui apprend sa célébrité toute fraîche en même temps qu’il interrompt ses vacances, cette scène aurait fait un assez joli chapitre.

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07/01/2016 360 pages 22,00 €
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