#Polar

La maison d'à côté

Lisa Gardner

Un fait divers dans une banlieue résidentielle de Boston passionne les médias. Sandra Jones, jeune maîtresse d'école et mère modèle, a disparu. Seul témoin sa petite fille de quatre ans. Suspect n° 1 : son mari Jason. Dès que l'inspectrice D D Warren pénètre chez les Jones, elle sent que quelque chose cloche : les réticences de Jason à répondre à ses questions, son peu d'empressement à savoir ce qui a bien pu arriver à son épouse "chérie" Tente-t-il de brouiller les pistes ou cherche-t-il à protéger sa fille, à se cacher ? Mais de qui ? Après avoir lu ce suspense, vous ne regarderez jamais plus une porte déverrouillée, une fenêtre entrouverte ou une page Web de la même façon... Les fans de Sauver sa peau apprécieront cette nouvelle enquête particulièrement surprenante de la non moins surprenante D D Warren !

Par Lisa Gardner
Chez Albin Michel

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Genre

Policiers

Je me suis toujours demandé ce que ressentaient les gens pendant les toutes dernières heures de leur existence. Savent-ils qu 'un drame est sur le point de se produire ? Pressentent-ils la tragédie imminente, étreignent-ils leurs proches ? Ou bien est-ce que ce sont juste des choses qui arrivent ? La mère de famille qui couche ses quatre enfants en s'inquiétant des covoiturages du matin, du linge dont elle ne s'est pas encore occupée et du bruit bizarre que fait à nouveau la chaudière, quand elle entend soudain un craque­ment sinistre au bout du couloir. Ou l'adolescente qui rêve de son shopping du samedi avec sa Meilleure Amie pour la Vie et qui découvre en ouvrant les yeux qu 'elle n 'est plus seule dans sa chambre. Ou le père qui se réveille en sursaut et se demande Mais qu'est-ce que ? juste avant de recevoir un coup de marteau entre les deux yeux.
Pendant les six dernières heures du monde tel que je le connais, je donne son dîner à Ree. Des macaronis au fromage de chez Kraft avec des morceaux de saucisse de dinde. Je coupe une pomme en tranches. Ree mange la chair blanche croquante et laisse des demi-sourires de pelure rouge. Toutes les vitamines sont dans la peau, lui dis-je. Elle lève les yeux au ciel — elle a quatre ans, mais là on dirait quatorze. C'est déjà la bagarre pour les vêtements : elle aime les jupes courtes, son père et moi préférons les robes longues ; elle veut un bikini, nous tenons à ce qu 'elle porte un maillot de bain une pièce. J'imagine que c 'est l'affaire de quelques semaines avant qu 'elle ne demande les clés de la voiture.
Ensuite elle veut partir à la « chasse au trésor » dans le grenier. Je lui réponds que c 'est l'heure du bain. De la douche, en fait. Depuis qu 'elle est bébé, nous nous lavons ensemble dans la vieille baignoire à pattes de lion dans la salle de bains de l'étage. Ree savonne deux Barbie et un canard princesse en caout­chouc. Je la savonne, elle. Lorsque nous avons fini, nous sentons toutes les deux la lavande et la salle de bains carrelée de noir et blanc est une étuve.
J'aime le rituel qui suit la douche. Nous nous enve­loppons dans d'immenses serviettes, puis nous filons tout droit par le couloir froidjusqu 'au Grand Lit de la chambre que je partage avec Jason ; nous nous y allongeons, côte à côte, les bras emmaillotés, mais les doigts de pied qui dépassent et se frôlent. Notre chat tigré orange, M. Smith, saute sur le lit et nous dévi­sage de ses grands yeux dorés en remuant sa longue queue.
« Quel moment tu as préféré aujourd'hui ? » demandé-je à ma fille.
Ree plisse le nez. « Je ne me souviens plus. »
M. Smith s'éloigne de nous, se trouve un coin bien douillet près de la tête de lit et commence sa toilette. Il sait ce qui vient ensuite.
« Mon moment préféré, c'est quand j'ai eu droit à un gros câlin en rentrant du collège. » Je suis ensei­gnante. Nous sommes mercredi. Le mercredi, je rentre vers quatre heures. Jason part à cinq. Ree a l'habitude de cette organisation à présent. Papa s'occupe d'elle la journée, maman le soir. Nous ne voulions pas que notre enfant soit élevée par d'autres et nous avons ce que nous voulions.
« Je peux regarder un film ? » demande Ree. Sem­piternelle question. Elle passerait sa vie enchaînée au lecteur de DVD si on la laissait faire.
« Pas de film, réponds-je avec légèreté. Raconte-moi l'école. »
Elle revient à la charge :
« Un petit film, dit-elle avant de proposer d'un air triomphant : Nos amis les légumes /
— Pas de film », répété-je en dégageant un peu mon bras pour la chatouiller sous le menton. Il est près de huit heures du soir et je sais qu 'elle est fatiguée et têtue. J'aimerais éviter un beau caprice aussi près de l'heure du coucher. « Alors, raconte-moi l'école. Qu 'est-ce que vous avez eu comme collation ? »
Elle libère ses bras et me chatouille sous le menton. « Des carottes !
— Ah oui ? » Encore des chatouilles, derrière son oreille. « Qui les a apportées ?
— Heidi ! »
Elle essaie d'atteindre mes aisselles. Je bloque adroitement sa manœuvre. « Arts plastiques ou mu­sique ?
— Musique !
— Chant ou instrument ?
— Guitare ! »
Elle enlève sa serviette et me saute dessus pour me chatouiller partout où elle le peut de ses petits doigts vifs, dernier débordement d'énergie avant Veffondre­ment de la fin de journée. J'arrive à la repousser, mais roule en riant jusqu'à tomber du lit. J'atterris lourdement sur le parquet, ce qui ne fait que redoubler l'hilarité de Ree tandis que M. Smith émet un miaule­ment de protestation. Il sort de la chambre en trotti­nant, impatient désormais que notre rituel du soir s'achève.
Je sors un long tee-shirt pour moi et une chemise de nuit Petite Sirène pour elle. Nous nous brossons les dents ensemble, côte à côte devant le miroir ovale. Ree aime que nous crachions en même temps. Deux histoires, une chanson et une demi-comédie musicale plus tard, elle est enfin couchée, Doudou Lapine entre les bras et M. Smith roulé en boule à ses pieds.
Vingt heures trente. Notre petite maison est officiel­lement à moi. Je m'installe au bar de la cuisine. Je prends un thé en corrigeant des copies, le dos tourné à l'ordinateur pour ne pas être tentée. L'horloge en forme de chat que Jason a offerte à Ree pour Noël miaule pour sonner l'heure. Le bruit résonne dans les deux étages de notre pavillon des années 1950, qui paraît ainsi plus vide qu 'il ne l'est réellement.
J'ai froid aux pieds. C'est le mois de mars en Nouvelle-Angleterre, les journées sont encore fraîches. Je devrais mettre des chaussettes, mais j'ai la flemme de me lever.
Vingt et une heures quinze, je fais ma ronde. Je pousse le verrou de la porte de derrière, vérifie les coins en bois enfoncés dans tous les châssis de fenêtre. Pour finir, je ferme le double verrou de la porte d'entrée métallique. Nous vivons à South Boston, dans un quartier résidentiel sans prétention, avec des rues bordées d'arbres et des parcs pour les enfants. Beau­coup de familles, beaucoup de clôtures de piquets blancs.
 
Je vérifie quand même les verrous et je renforce les fenêtres. Jason et moi avons chacun nos raisons.
Puis je me retrouve de nouveau devant l'ordina­teur, avec les doigts qui me démangent. Je me dis qu'il est l'heure d'aller au lit. Que je ferais mieux de ne pas m'asseoir. Tout en sachant que je vais sans doute le faire quand même. Rien qu'une minute. Pour vérifier quelques messages. Où est le mal ?
Au dernier moment, je me découvre une force de volonté que je ne me connaissais pas. Je choisis d'éteindre le PC. C'est une autre règle de la maison : éteindre l'ordinateur avant d'aller se coucher.
Un ordinateur est un portail, vous savez, un point d'entrée chez vous. Mais peut-être ne le savez-vous pas.
Vous comprendrez bien assez tôt.
Vingt-deux heures, je laisse la lumière de la cuisine pour Jason. Il n 'a pas appelé, donc il doit avoir beau­coup de boulot ce soir. Pas grave, me dis-je. Le bou­lot, c 'est le boulot. J'ai l'impression qu 'on se parle de moins en moins. Ça arrive. Surtout avec un enfant en bas âge.
Je repense aux vacances de février. A cette esca­pade familiale qui a été la pire ou la meilleure chose qui nous soit jamais arrivée, selon le point de vue duquel on se place. J'aimerais m'expliquer ce qui s'est passé. Comprendre mon mari, me comprendre moi-même. Il y a des actes sur lesquels on ne peut plus jamais revenir, des mots qu'on ne peut plus jamais retirer.
Je ne peux rien y faire ce soir. Il y a des semaines que je ne peux rien y faire en réalité et ça me remplit d'une angoisse grandissante. A une époque, je croyais sincèrement que l'amour pouvait à lui seul panser toutes les blessures. Je ne suis plus si bête.
En haut des escaliers, je m'arrête devant la porte de Reepour mon dernier coup d'œil du soir. J'entrouvre la porte avec précaution et jette un regard. Les yeux dorés de M. Smith me dévisagent en retour. Il ne se lève pas et je ne peux pas l'en blâmer : ils sont bien, avec Ree pelotonnée sous le duvet à fleurs rose et vert, le pouce dans le bec, une touffe de boucles brunes qui dépasse des draps. Elle a de nouveau l'air petite, comme le bébé que j'avais hier encore, je le jure, et pourtant quatre ans ont passé, elle s'habille toute seule, mange toute seule et nous fait part de toutes ses idées sur la vie.
Je crois que je l'aime.
Je crois que le mot aimer ne suffit pas à exprimer l'émotion qui m'étreint le cœur.
Je referme tout doucement la porte et me faufile dans ma chambre, je me glisse sous l'édredon vert et bleu.
La porte est entrouverte pour Ree. La lampe du couloir allumée pour Jason.
Le rituel du soir est accompli. Tout est comme il se doit.
Je suis couchée sur le côté, un coussin entre les genoux, une main posée sur la hanche. Je regarde tout et rien. Je me dis que je suis fatiguée, que j'ai fait une connerie, que je voudrais que Jason soit rentré et que pourtant je suis contente qu 'il ne soit pas là ; qu 'il faut que je trouve une solution mais que je ne vois pas du tout laquelle.
J'aime mon enfant. J'aime mon mari.
Je suis une abrutie.
 
Et je me souviens d'une chose, une chose à laquelle je n 'ai plus pensé depuis des mois maintenant. Un fragment qui n 'est pas tant un souvenir qu 'une odeur : des pétales de rose, fripés, fanés, frémissants devant la fenêtre de ma chambre dans la chaleur de la Géorgie. Et la voix de maman qui monte du couloir sombre : « Je sais quelque chose que tu ne sais pas... »
« Chut, chut », murmuré-je à présent. Ma main se pose sur la courbe de mon ventre et je repense à trop de choses que j'ai passé la plus grande partie de ma vie à essayer d'oublier.
« Chut, chut », répété-je.
Et là, un bruit au pied des escaliers...
 
Dans les derniers instants du monde tel que je le connaissais, j'aimerais pouvoir vous dire que j'ai entendu une chouette hululer dans les ténèbres. Ou quej 'ai vu un chat noir franchir notre clôture. Ou que j'ai senti les poils de ma nuque se dresser.
J'aimerais pouvoir vous dire que j'ai vu le danger, que je me suis battue comme une lionne. Après tout, j'étais bien placée pour savoir avec quelle facilité l'amour peut se transformer en haine, le désir en obsession. J'étais bien placée pour le voir venir.
Mais ça n 'a pas été le cas. Vraiment pas.
Et, imbécile que je suis, quand son visage est apparu dans l'ombre de ma porte, ma première pen­sée a été qu'il était aussi beau que le jour de notre rencontre et que j'avais encore envie de caresser les contours de sa mâchoire, de passer mes doigts dans ses cheveux ondulés...
 
Et ensuite je me suis dit, en voyant ce qu 'il avait à la main, qu 'il ne fallait pas que je crie. Il fallait que je protège ma fille, ma précieuse petite fille toujours endormie à l'autre bout du couloir.
Il est entré dans la chambre. A levé les deux bras.
Je vous jure que je n 'ai pas fait un bruit.

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trad. Cécile Deniard
01/09/2010 418 pages 21,10 €
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