#Roman francophone

La maîtresse de Ker-Huella

Joël Raguénès

1865, dans le Finistère. A vingt-et-un ans Marie Kerléo ne semble vivre que pour dispenser autour d'elle le bonheur. Celui de son époux, de vingt ans son aîné, boulanger, marchand de vin et aubergiste à Penzé dans le Haut-Léon lui importe plus que tout. Après la perte de deux enfants, elle espère lui donner un fils. Elle s'occupe aussi de faire fructifier ses affaires car lui n'a qu'une passion, la République, pour laquelle il lutte en secret dans la France très surveillée du second Empire. La guerre de 70 fait voler en éclat le petit monde de Marie. Son frère qui sert dans les troupes de marine ne donne plus de nouvelles. Les autres hommes de son entourage partent rejoindre l'armée de volontaires bretons qu'on a rassemblés à Conlie près du Mans. Quant à son mari, il disparaît du jour au lendemain pour participer à l'insurrection parisienne. La paix revenue, il faudra toute l'énergie et la générosité de Marie pour faire revenir, sur les rives de la Penzé, le bonheur.

Par Joël Raguénès
Chez Calmann-Lévy

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Genre

Romans de terroir

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27 mars 1865

Cela n'allait pas recommencer, quand même ! Elle était vraiment d'une sensibilité ridicule ! Pourtant, Marie ne pouvait rien contre l'émotion qui l'envahissait et lui étreignait peu à peu la gorge. Pire, elle savait déjà qu'en dépit de tous ses efforts elle ne parviendrait pas à refréner les larmes qui perlaient à ses paupières. Mais il y avait de quoi ! La pauvre Fantine... Une vie pareille, c'était à mourir ! Elle jeta un regard furtif sur le côté et, tout en refermant son livre à regret, sortit son mouchoir et s'essuya discrètement les yeux avant de se moucher bruyamment.
Quel chef-d'œuvre que ce roman1 ! Elle était étonnée de constater que cette seconde lecture lui procurait un plaisir aussi indicible, une émotion aussi intense que la première, dix-huit mois plus tôt. Barthélémy, qui en avait été le témoin involontaire à l'époque, l'avait trouvée en pleurs, les deux mains crispées sur cet ouvrage qu'il venait de lui offrir pour la naissance de leur seconde fille.
— Voyons, Marie, vous n'êtes pas raisonnable ! Vous mettre dans un état pareil pour un roman ! lui avait-il lancé, si peiné de la voir à ce point émue qu'il avait aussitôt voulu jeter ce livre dans l'âtre.
Elle avait eu beaucoup de mal à l'en dissuader, et plus encore à lui faire comprendre que c'étaient la beauté poignante et la grandeur mêmes de l'ouvrage qui provoquaient son émotion et lui arrachaient ces larmes. Devant son air ébahi, elle avait, d'ailleurs, préféré arrêter là ses explications, convaincue que les hommes ne comprenaient décidément rien à la sensibilité féminine.
Il y avait des exceptions, bien sûr, ce M. Hugo par exemple. Il fallait autre chose que du talent pour écrire un pareil chef-d'œuvre, et Hugo n'y serait jamais parvenu s'il n'avait, lui-même, beaucoup souffert. Pour peindre aussi bien la vie, il fallait la connaître, et cet homme avait dû rencontrer, au cours de la sienne, bien des êtres broyés par un destin aussi impitoyable que la société dans laquelle ils vivaient. Qui sait si lui-même ?... Il faudrait qu'elle se renseigne. Les malheurs qu'il décrivait dans ce roman étaient ceux de la vie de tous les jours, car ce n'étaient pas les Jean Valjean et les Fantine qui manquaient en Bretagne dans cette seconde moitié de XIXe siècle. Les Thénardier non plus d'ailleurs, ainsi qu'en témoignait cette affaire qui agitait tout le canton.
La semaine précédente, Guillemette, une jeune fille de seize ans d'un hameau voisin, avait été accusée d'un larcin par son patron. Elle l'avait si mal supporté qu'après avoir farouchement nié, trois jours durant, sans pouvoir se faire entendre, de désespoir elle s'était jetée dans un puits. Son suicide lui avait valu l'ignominie de l'enterrement civil et de la fosse commune ainsi que l'opprobre général, avant qu'enfin les langues ne se délient.
Loin de manifester le moindre regret, ce fermier avait ajouté à son infamie en chassant, deux jours plus tard, une autre de ses servantes, amie de la disparue, au prétexte qu'elle le calomniait. Pour défendre la mémoire de Guillemette et tenter de rétablir la vérité, cette domestique osait en effet affirmer que le seul crime réel de Guillemette avait été de se faire engrosser par leur maître. Depuis son renvoi, par crainte de perdre leur place, les trois autres filles de ferme se taisaient, terrorisées par ce tyran qui se considérait détenteur d'un droit de cuissage sur ses servantes. Pas un des journaliers n'avait songé à voler au secours de la disparue ou de son amie ; tous estimaient que celle-ci aurait dû se taire, puisque le mal était fait. Quant à la malheureuse Guillemette, ce n'était qu'une fille de rien, une orpheline qui n'avait pas de famille, alors que le maître restait le maître, quand bien même il avait tort.
Marie connaissait l'extrême rigueur de la loi et de la vie envers les pauvres et les vagabonds, mais elle était ulcérée que personne n'ait encore osé adresser le moindre reproche au fermier, pas même le curé. Si cet homme n'avait pas, à proprement parler, tué cette jeune fille de ses mains, il était quand même le responsable de sa mort et sa fortune ne le mettait pas au-dessus des lois. Il était intolérable que de pareilles injustices, de tels crimes puissent rester impunis en plein XIXe siècle. Sinon, à quoi la Révolution, la vraie, la grande, avait-elle servi ? Elle devait en parler à Bart car il fallait quand même bien que quelqu'un intervienne. Ah ! Si son grand-père était en vie ! C'était un vrai républicain, lui, et il s'en serait indigné, soixante-quinze ans plus tôt. « Liberté, Égalité, Fraternité » n'étaient pas que des mots pour lui et ses compagnons, mais des principes qu'il convenait de respecter.
Son aïeul... Quelle reconnaissance elle avait pour lui ! Elle le vénérait comme un saint, ne serait-ce que parce qu'il avait exigé de chacun de ses enfants, le jour de leur mariage, qu'ils transmettent à leurs rejetons, filles comme garçons, l'instruction qu'il leur avait fait donner. Il est vrai qu'il savait ce que cela représentait, lui qui était totalement illettré à vingt ans, lorsqu'il avait rencontré celle qui était devenue sa femme. C'est elle qui lui avait appris à lire, écrire et compter. Ils n'étaient restés mariés que huit ans, certes, car elle était morte en couches à la naissance de leur quatrième enfant. Mais il n'avait jamais oublié qu'il lui devait d'être devenu, sous le Directoire, le premier maire de Henvic, sa commune.
Sortant enfin de sa rêverie, Marie se leva en défroissant sa jupe. Aussitôt, la vieille Jeanne se précipita vers elle et la rejoignit avant qu'elle ne parvienne à l'escalier.
— Votre lit est prêt, madame. Je viens d'y passer la bassinoire et j'y ai placé deux pierres chaudes, comme d'habitude.
— Merci, Jeanne. Tannie n'est pas encore rentrée ?
— Non, madame. Elle est encore à la chapelle.
— Tant pis, je ne vais pas l'attendre. En tout cas, si mon mari ne va pas tout droit au Paradis avec toutes les prières que dit sa tante pour son salut, c'est à n'y rien comprendre. S'il vous plaît, dites à Catherine de monter dans cinq minutes.

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17/10/2012 457 pages 21,50 €
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