À mon père, toujours là
À Thomas
Dans ce quartier de Paris qu’on appelle le Marais, au coin de la rue Charlemagne et de la rue des Jardins-Saint-Paul, s’élève une tour brisée. Elle marque l’extrémité nord d’une muraille de plus de quatre-vingts mètres de long, ponctuée d’une seconde tour. Ce sont là les vestiges de l’enceinte construite à la fin du XIIe siècle par le roi Philippe Auguste pour protéger la ville. Un souvenir des guerres médiévales sur lequel s’appuient aujourd’hui les bâtiments du lycée Charlemagne. À son extrémité sud, le mur rejoint la rue de l’Ave-Maria, du nom du couvent qui, avant l’école, occupait les lieux. Mais au XIVe siècle elle en portait un autre. Elle s’appelait la « rue des Béguines ».
Car ce quadrilatère, ceint de venelles pavées de gris, où le bruit de la ville s’étouffe, laissant l’air libre aux trilles des oiseaux, aux cris des enfants qui jouent au ballon, aux rires des adolescents, filles et garçons mêlés, à leurs voix fortes et sans entrave, abritait alors – beaucoup l’ignorent – une institution unique en France : le grand béguinage de Paris. Fondé par Louis IX. Saint Louis.
En ce lieu, et dans les quartiers alentour, ont vécu durant près d’un siècle des femmes remarquables. Inclassables, insaisissables, elles refusaient le mariage comme le cloître. Elles priaient, travaillaient, étudiaient, circulaient dans la cité à leur guise, voyageaient et recevaient des amis, disposaient de leurs biens, pouvaient les transmettre à leurs sœurs. Indépendantes et libres. Une liberté que les femmes n’avaient pas connue jusque-là, et ne connaîtraient plus avant des siècles. Toutes n’en furent pas conscientes. Mais certaines se sont battues pour la conserver.
Pendant des années, arpentant les rues du Marais, j’ai cherché leurs traces. Jour après jour, elles sont venues à moi, ombres fortes et légères. J’ai entendu leurs rires et leurs chants, le bruit de leurs pas sur le pavé, senti sur ma peau ce même soleil qui les réchauffait, et dans mes narines l’odeur du fleuve tout proche. Nous avons rêvé, tremblé, cheminé côte à côte. Comme des compagnes que le temps sépare mais dont les désirs, les peurs et les révoltes s’accordent en un même écho.
1er juin 1310
N’était le silence, on pourrait croire que c’est jour de fête.
Il y a foule, place de Grève, ce lundi précédant l’Ascension. Tous les habitants de la cité. Les marchands et les commis, les bourgeois et les artisans, les écoliers et les clercs, les ribaudes, les sans-feu, les gagne-deniers et les manœuvres venus louer leurs bras sur le port. La chaleur des corps pressés, leur odeur. Peaux crasseuses, souffles corrompus, mêlant leurs exhalaisons aux remugles venus de la rue des tanneurs et au parfum fangeux du fleuve. Dans les embrasures des belles demeures qui entourent la place se tiennent, debout, des dames et des gentilshommes vêtus de couleurs vives.
Extraits
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