#Roman francophone

La place de l'Etoile

Patrick Modiano

En exergue de cet étonnant récit, une histoire juive : " Au mois de juin 1942, un officier allemand s'avance vers un jeune homme et lui dit : " Pardon, monsieur, où se trouve la place de l'Etoile ? " Le jeune homme désigne le côté gauche de sa poitrine. " Voici, annoncé en quelques lignes, ce qui anime le roman : l'inguérissable blessure raciale. Le narrateur, Rapphaël Schlemilovitch, est un héros hallucinatoire. A travers lui, en trajets délirants, mille existences qui pourraient être les siennes passent et repassent dans une émouvante fantasmagorie. Mille identités contradictoires le soumettent au mouvement de la folie verbale où le juif est tantôt roi, tantôt martyr et où la tragédie la plus douloureuse se dissimule sous une énorme et pudique bouffonnerie. Ainsi voyons-nous défiler des personnages réels ou fictifs qui appartiennent à la mythologie personnelle de l'auteur : Maurice Sachs et Otto Abetz, Lévy-Vendôme et le docteur Louis-Ferdinand Bardamu, Brasillach et Drieu la Rochelle, Marcel Proust et les tueurs de la Gestapo française, le capitaine Dreyfus et les amiraux pétainistes, Freud, Rebecca, Hitler, Eva Braun et tant d'autres, comparables à des figures de carrousels tournant follement dans l'espace et le temps. Mais la place de l'Etoile, le livre refermé, s'inscrit au centre exact de la " capitale de la douleur ".

Par Patrick Modiano
Chez Editions Gallimard

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Genre

Littérature française

Pour Rudy Modiano


Au mois de juin 1942, un officier allemand s'avance vers un jeune homme et lui dit : « Pardon, monsieur, où se trouve la place de l'Étoile ? »
Le jeune homme désigne le côté gauche de sa poitrine.
(Histoire juive.)


Le narrateur, Raphaël Schlemilovitch, est un héros halluciné. A travers lui, en trajets délirants, mille existences qui pourraient être les siennes passent et repassent dans une émouvante fantasmagorie. Mille identités contradictoires le soumettent au mouvement de la folie verbale où le Juif est tantôt roi, tantôt martyr et où la tragédie se dissimule sous la bouffonnerie. Ainsi voyons-nous défiler des personnages réels ou fictifs : Maurice Sachs et Otto Abetz, Lévy-Vendôme et le docteur Louis-Ferdinand Bardamu, Brasillach et Drieu la Rochelle, Marcel Proust et les tueurs de la Gestapo française, le capitaine Dreyfus et les amiraux pétainistes, Freud, Rebecca, Hitler, Eva Braun et tant d'autres, comparables à des figures de carrousels tournant follement dans l'espace et le temps. Mais la place de l'étoile, le livre refermé, s'inscrit au centre exact de la « capitale de la douleur ».


I

 

C'était le temps où je dissipais mon héritage vénézuélien. Certains ne parlaient plus que de ma belle jeunesse et de mes boucles noires, d'autres m'abreuvaient d'injures. Je relis une dernière fois l'article que me consacra Léon Rabatête, dans un numéro spécial d'Ici la France : « ... Jusqu'à quand devrons-nous assister aux frasques de Raphaël Schlemilovitch ? Jusqu'à quand ce juif promènera-t-il impunément ses névroses et ses épilepsies, du Touquet au cap d'Antibes, de La Baule à Aix-les-Bains ? Je pose une dernière fois la question : jusqu'à quand les métèques de son espèce insulteront-ils les fils de France ? Jusqu'à quand faudra-t-il se laver perpétuellement les mains, à cause de la poisse juive ?... » Dans le même journal, le docteur Bardamu éructait sur mon compte : « ... Schlemilovitch ?... Ah ! la moisissure de ghettos terriblement puante !... pâmoison chiotte !... Foutriquet prépuce !... arsouille libano-ganaque !... rantanplan... Vlan !... Contemplez donc ce gigolo yiddish... cet effréné empaffeur de petites Aryennes !... avorton infiniment négroïde !... cet Abyssin frénétique jeune nabab !... A l'aide !... qu'on l'étripe... le châtre !... Délivrez le docteur d'un pareil spectacle... qu'on le crucifie, nom de Dieu !... Rastaquouère des cocktails infâmes... youtre des palaces internationaux !... des partouzes made in Haifa !... Cannes !... Davos !... Capri et tutti quanti !... grands bordels extrêmement hébraïques !... Délivrez-nous de ce circoncis muscadin !... ses Maserati rose Salomon !... ses yachts façon Tibériade !... Ses cravates Sinaï !... que les Aryennes ses esclaves lui arrachent le gland !... avec leurs belles quenottes de chez nous... leurs mains mignonnes... lui crèvent les yeux !... sus au calife !... Révolte du harem chrétien !... Vite !... Vite... refus de lui lécher les testicules !... lui faire des mignardises contre des dollars !... Libérez-vous !... du cran, Madelon !... autrement, le docteur, il va pleurer !... se consumer !... affreuse injustice !... Complot du Sanhédrin !... On en veut à la vie du Docteur !... croyez-moi !... le Consistoire !... la Banque Rothschild !... Cahen d'Anvers !... Schlemilovitch !... aidez Bardamu, fillettes !... au secours !... »
Le docteur ne me pardonnait pas mon Bardamu démasqué que je lui avais envoyé de Capri. Je révélais dans cette étude mon émerveillement de jeune juif quand, à quatorze ans, je lus d'un seul trait Le Voyage de Bardamu et Les Enfances de Louis-Ferdinand. Je ne passais pas sous silence ses pamphlets antisémites, comme le font les bonnes âmes chrétiennes. J'écrivais à leur sujet : « Le docteur Bardamu consacre une bonne partie de son œuvre à la question juive. Rien d'étonnant à cela : le docteur Bardamu est l'un des nôtres, c'est le plus grand écrivain juif de tous les temps. Voilà pourquoi il parle de ses frères de race avec passion. Dans ses Œuvres purement romanesques, le docteur Bardamu rappelle notre frère de race Charlie Chaplin, par son goût des petits détails pitoyables, ses figures émouvantes de persécutés... La phrase du docteur Bardamu est encore plus “juive” que la phrase tarabiscotée de Marcel Proust : une musique tendre, larmoyante, un peu raccrocheuse, un tantinet cabotine... » Je concluais : « Seuls les juifs peuvent vraiment comprendre l'un des leurs, seul un juif peut parler à bon escient du docteur Bardamu. » Pour toute réponse, le docteur m'envoya une lettre injurieuse : selon lui, je dirigeais à coups de partouzes et de millions le complot juif mondial. Je lui fis parvenir aussitôt ma Psychanalyse de Dreyfus où j'affirmais noir sur blanc la culpabilité du capitaine : voilà qui était original de la part d'un juif. J'avais développé la thèse suivante : Alfred Dreyfus aimait passionnément la France de Saint Louis, de Jeanne d'Arc et des Chouans, ce qui expliquait sa vocation militaire. La France, elle, ne voulait pas du juif Alfred Dreyfus. Alors il l'avait trahie, comme on se venge d'une femme méprisante aux éperons en forme de fleurs de lis. Barrès, Zola et Déroulède ne comprirent rien à cet amour malheureux.
Une telle interprétation décontenança sans doute le docteur. Il ne me donna plus signe de vie.
Les vociférations de Rabatête et de Bardamu étaient étouffées par les éloges que me décernaient les chroniqueurs mondains. La plupart d'entre eux citaient Valery Larbaud et Scott Fitzgerald : on me comparait à Barnabooth, on me surnommait « The Young Gatsby ». Les photographies des magazines me représentaient toujours la tête penchée, le regard perdu vers l'horizon. Ma mélancolie était proverbiale dans les colonnes de la presse du cœur. Aux journalistes qui me questionnaient devant le Carlton, le Normandy ou le Miramar, je proclamais inlassablement ma juiverie. D'ailleurs, mes faits et gestes allaient à l'encontre des vertus que l'on cultive chez les Français : la discrétion, l'économie, le travail. J'ai, de mes ancêtres orientaux, l'œil noir, le goût de l'exhibitionnisme et du faste, l'incurable paresse. Je ne suis pas un enfant de ce pays. Je n'ai pas connu les grand-mères qui vous préparent des confitures, ni les portraits de famille, ni le catéchisme. Pourtant, je ne cesse de rêver aux enfances provinciales. La mienne est peuplée de gouvernantes anglaises et se déroule avec monotonie sur des plages frelatées : à Deauville, Miss Evelyn me tient par la main. Maman me délaisse pour des joueurs de polo. Elle vient m'embrasser le soir dans mon lit, mais quelquefois elle ne s'en donne pas la peine. Alors, je l'attends, je n'écoute plus Miss Evelyn et les aventures de David Copperfield. Chaque matin, Miss Evelyn me conduit au Poney Club. J'y prends mes leçons d'équitation. Je serai le plus célèbre joueur de polo du monde pour plaire à Maman. Les petits Français connaissent toutes les équipes de football. Moi, je ne pense qu'au polo. Je me répète ces mots magiques : « Laversine », « Cibao la Pampa », « Silver Leys », « Porfirio Rubirosa ». Au Poney Club on me photographie beaucoup avec la jeune princesse Laïla, ma fiancée. L'après-midi, Miss Evelyn nous achète des parapluies en chocolat chez la « Marquise de Sévigné ». Laïla préfère les sucettes. Celles de la « Marquise de Sévigné » ont une forme oblongue et un joli bâtonnet.
Il m'arrive de semer Miss Evelyn quand elle m'emmène à la plage, mais elle sait où me trouver : avec l'ex-roi Firouz ou le baron Truffaldine, deux grandes personnes qui sont mes amis. L'ex-roi Firouz m'offre des sorbets à la pistache en s'exclamant : « Aussi gourmand que moi, mon petit Raphaël ! » Le baron Truffaldine se trouve toujours seul et triste au Bar du Soleil. Je m'approche de sa table et me plante devant lui. Ce vieux monsieur me raconte alors des histoires interminables dont les protagonistes s'appellent Cléo de Mérode, Otéro, Emilienne d'Alençon, Liane de Pougy, Odette de Crécy. Des fées certainement comme dans les contes d'Andersen.
Les autres accessoires qui encombrent mon enfance sont les parasols orange de la plage, le Pré-Catelan, le cours Hattemer, David Copperfield, la comtesse de Ségur, l'appartement de ma mère quai Conti et trois photos de Lipnitzki où je figure à côté d'un arbre de Noël.
Ce sont les collèges suisses et mes premiers flirts à Lausanne. La Duizenberg que mon oncle vénézuélien Vidal m'a offerte pour mes dix-huit ans glisse dans le soir bleu. Je franchis un portail, traverse un parc qui descend en pente douce jusqu'au Léman et gare ma voiture devant le perron d'une villa illuminée. Quelques jeunes filles en robes claires m'attendent sur la pelouse. Scott Fitzgerald a parlé mieux que je ne saurais le faire de ces « parties » où le crépuscule est trop tendre, trop vifs les éclats de rire et le scintillement des lumières pour présager rien de bon. Je vous recommande donc de lire cet écrivain et vous aurez une idée exacte des fêtes de mon adolescence. A la rigueur, lisez Fermina Marquez de Larbaud.
Si je partageais les plaisirs de mes camarades cosmopolites de Lausanne, je ne leur ressemblais pas tout à fait. Je me rendais souvent à Genève. Dans le silence de l'hôtel des Bergues, je lisais les bucoliques grecs et m'efforçais de traduire élégamment L'Énéide. Au cours d'une de ces retraites, je fis la connaissance d'un jeune aristocrate tourangeau, Jean-François Des Essarts. Nous avions le même âge et sa culture me stupéfia. Dès notre première rencontre, il me conseilla pêlemêle la Délie de Maurice Scève, les comédies de Corneille, les Mémoires du cardinal de Retz. Il m'initia à la grâce et à la litote françaises.
Je découvris chez lui des qualités précieuses : le tact, la générosité, une très grande sensibilité, une ironie mordante. Je me souviens que Des Essarts comparait notre amitié à celle qui unissait Robert de Saint-Loup et le narrateur d'A la recherche du temps perdu. « Vous êtes juif comme le narrateur, me disait-il, et je suis le cousin de Noailles, des Rochechouart-Mortemart et des La Rochefoucauld, comme Robert de Saint-Loup. Ne vous effrayez pas ; depuis un siècle, l'aristocratie française a un faible pour les juifs. Je vous ferai lire quelques pages de Drumont où ce brave homme nous le reproche amèrement. »
Je décidai de ne plus retourner à Lausanne et sacrifiai sans remords à Des Essarts mes camarades cosmopolites.
Je raclai le fond de mes poches. Il me restait cent dollars. Des Essarts n'avait pas un sou vaillant. Je lui conseillai néanmoins de quitter son emploi de chroniqueur sportif à La Gazette de Lausanne. Je venais de me rappeler qu'au cours d'un week-end anglais quelques camarades m'avaient entraîné dans un manoir proche de Bournemouth pour me montrer une vieille collection d'automobiles. Je retrouvai le nom du collectionneur, Lord Allahabad, et lui vendis ma Duizenberg quatorze mille livres sterling. Avec cette somme nous pouvions vivre honorablement une année, sans avoir recours aux mandats télégraphiques de mon oncle Vidal.
Nous nous installâmes à l'hôtel des Bergues. Je garde de ces premiers temps de notre amitié un souvenir ébloui. Le matin, nous flânions chez les antiquaires du vieux Genève. Des Essarts me fit partager sa passion pour les bronzes 1900. Nous en achetâmes une vingtaine qui encombraient nos chambres, particulièrement une allégorie verdâtre du Travail et deux superbes chevreuils. Un après-midi, Des Essarts m'annonça qu'il avait fait l'acquisition d'un footballeur de bronze :
– Bientôt les snobs parisiens s'arrache

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05/04/1968 153 pages 20,00 €
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