#Roman francophone

Lady Hunt

Hélène Frappat

Laura Kern est hantée par un rêve, le rêve d'une maison qui l'obsède, l'attire autant qu'elle la terrifie. En plus d'envahir ses nuits, de flouter ses jours, le rêve porte une menace : se peut-il qu'il soit le premier symptôme du mal étrange et fatal qui frappa son père, l'héritage d'une malédiction familiale auquel elle n'échappera pas ? D'autres mystères corrompent bientôt le quotidien de la jeune femme, qui travaille pour une agence immobilière à Paris plus un effet secondaire qu'une carrière. Tandis qu'elle fait visiter un appartement de l'avenue des Ternes, Laura est témoin de l'inexplicable disparition d'un enfant. Dans le combat décisif qui l'oppose à l'irrationnel, Laura résiste vaillamment, avec pour armes un poème, une pierre noire, une chanson, des souvenirs... Trouvera-t-elle dans son rêve la clé de l'énigme du réel ? Sur la hantise du passé qui contamine les possibles, sur le charme des amours maudites, la morsure des liens du sang et les embuscades de la folie, Hélène Frappat trace une cartographie intime et (hyper)sensible de l'effroi et des tourments extralucides de l'âme. Des ruines du parc Monceau à la lande galloise, avec liberté et ampleur elle réinvente dans Lady Hunt le grand roman gothique anglais, et toutes les nuances du sortilège.

Par Hélène Frappat
Chez Actes Sud Editions

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Genre

Littérature française

La première fois que j'ai vu la maison, les arêtes de ses murs en briques disparaissaient sous une brume grise.
La maison se dresse en haut d'une rue en pente. Mal­gré le brouillard lumineux qui l'enveloppe, son ombre imposante se détache sur les villas environnantes. C'est une brume de fin de journée, un halo gris qu'absorbe­ront bientôt les rayons blancs du crépuscule, juste avant la nuit, et la maison aura disparu.
Pourtant la brume dure. La douceur grise, humide, semble sans fin. Elle encercle la vieille demeure, émane de ses volets en fer, de ses cheminées inactives, de la grille haute qui protège, derrière des barreaux ron­gés de rouille, l'allée ombreuse conduisant au perron.
La brume absorbe les balcons ouvragés à l'étage, les jalousies closes des mansardes, le toit d'ardoise, la cime des arbres. La brume pénètre insidieusement mes vête­ments. Sans quitter des yeux la maison, je frissonne.
La rue en pente conduit jusqu'à la jetée qui longe la mer, ruban sombre presque invisible à marée basse. Aucune vague n'agite cette ligne confondue avec l'ho­rizon, dans la partie mystérieusement claire et déga­gée du ciel.
Enfermant à demi les yeux, je distingue la première lettre de la rue : K. La suite se perd dans la brume.
K. Dans mon rêve, je sais que c'est le début de mon nom. K. Ce n'est pas la première fois. Dans mon rêve, je sais que je connais la maison.
K me réveille en sursaut. Dans le noir de ma cham­bre, jusqu'aux premières lueurs de l'aube qui s'infiltrent en bas des stores, j'attends, vainement, de m'endormir pour retrouver la maison familière, incapable de me rappeler où je l'ai connue, ailleurs qu'en rêve.

2
Depuis plusieurs mois, mes nuits sont troublées par l'irruption d'un rêve étrange. Une maison s'introduit dans mon sommeil, accapare mes rêves.
Un visage inconnu, dans une fête, au fond d'une pièce noire de monde, me fixe avec une inexplicable insistance. Intriguée par ce regard qui me lance un appel muet, je me fraie un chemin dans la foule. Mais l'inconnu a disparu. Personne ne se souvient de lui, à croire que j'ai inventé sa présence.
Le rêve a fait son apparition au début de l'automne, quelques jours après mon embauche dans l'agence immobilière Geoffroy de Birague, place des Ternes.
Le plus souvent, ça commence comme ça...
Un lieu que je n'ai jamais vu m'emplit d'inquié­tude et d'apaisement. J'ignore si l'écho que le lieu suscite en moi (trop faible pour se transformer en souvenir) résonne comme une sonnette d'alarme. Quand le rêve s'achève, je voudrais retourner devant la demeure où mes nuits trop courtes m'empêchent d'entrer. En fermant les yeux, chaque soir, j'attends et redoute le retour du rêve.
J'hésite à inviter un homme dans mon lit, de crainte que le rêve, au contact de l'intrus, ne s'évapore.
Après sa visite, je sombre dans le sommeil lourd de l'aube d'où j'émerge, certains jours, en ayant raté mes rendez-vous matinaux.
Quelque part sur le trottoir d'une avenue du 17e ou du 8e arrondissement (l'agence est spécialisée dans les transactions haut de gamme du "triangle d'or"), un homme d'affaires américain ou anglais attend, en vain, une négociatrice bilingue dont le téléphone sonne dans le vide.

3
Le 31 avenue des Ternes est un immeuble haussmannien situé à l'angle des avenues Niel et Mac-Mahon. Il fait partie des biens qui séduisent notre clientèle familiale - vieille bourgeoisie ou parve­nus désireux de s'établir dans la Plaine-Monceau -, les autres clients, souvent américains, exigeant des appartements d'exception au cœur du triangle d'or. Comme je parle couramment anglais, c'est à eux que j'ai affaire, mais les Américains se font plus rares ces derniers temps.
Depuis mes premières visites, jamais aucun client ne m'a identifiée. J'ai beau arpenter, dossier dans une main, cigarette dans l'autre, le porche où nous avons rendez-vous, le client me demande souvent du feu avant de s'éloigner pour me téléphoner, inquiet du retard de la négociatrice qui se tient en face de lui. Est-ce ma chevelure rousse, impossible à disci­pliner ? Ou le Burberry trop grand, hérité de mon père, dans lequel je me sens protégée comme par une vieille couverture ?
Ce matin-là, le père de famille qui remonte l'ave­nue des Ternes à grands pas, sa femme et son fils trottinant derrière lui, se dirige sans aucune hésita­tion dans ma direction et me tend une main ferme.
Bouleversée qu'il me reconnaisse avant même de m'adresser la parole, je laisse tomber ma cigarette. Le gamin qui nous a rejoints éclate de rire. (La fiche transmise par l'agence précise que le couple vient de faire un bel héritage, et recherche un appartement familial dans le style haussmannien de la Plaine-Monceau. Nos clients apprécient les enfilades tristes de pièces peuplées, à l'identique, de parquets, mou­lures, miroirs, cheminées.)
Le père de famille me laisse seule avec sa femme devant l'ascenseur, une cage grillagée antique suspen­due au-dessus du vide. Entre chaque étage, le petit gar­çon (sa mère l'appelle Arthur) nous adresse de grands gestes enthousiastes. Il doit avoir sept ou huit ans. Lui et son père s'adorent. La mère se tient en retrait.
Une fois franchie la porte d'entrée majestueuse, le produit est sans surprise. Réceptions parquetées au point de Hongrie, cheminées en marbre blanc, rose et gris, miroirs, trumeaux, peu de lumière en provenance de la cour, en dépit du cinquième étage.
Les plafonds sont si hauts que la voix aiguë du petit garçon résonne en écho. Il fredonne en boucle les bribes d'une comptine :
Tu peux dormir le temps nous veille Dans la maison de ton oreille Un vieux rouet plein de merveilles Rêve qu'il file quand il dort Des laines d'or Dors...
La mère semble agacée de faire la visite avec son fils. En m'éloignant dans l'immense couloir, je l'en­tends qui chuchote bruyamment à son mari
— C'est quand même pas à un enfant de huit ans de choisir l'endroit où il va vivre !
La réponse du mari se perd dans l'écho lointain de la comptine :
Tu peux dormir le temps nous veille Une heure un siècle une heure encore Chaque seconde a sa pareille Ton rêve est l'envers du décor.
Je vais attendre pour faire la liste des écoles, gym­nases, conservatoires du quartier que le Patron me conseille de donner aux familles. Je ressens un vague malaise, le sentiment d'étouffer dans cet appartement immense, une hâte de quitter les lieux. Ça doit être l'envie de fumer, et évidemment, je n'ose pas. Pourvu que mon masque de négociatrice fasse illusion.
— Les charges sont étonnamment peu élevées, comparées à la surface. Cent quatre-vingt-sept mètres carrés loi Carrez. Et l'immeuble a été ravalé il y a un an.
J'ouvre l'une des trois grandes portes-fenêtres du salon.
— Je peux fumer ?
C'est le père. Il a l'air tendu, comme moi. Je lui donne le briquet que je garde toujours dans la poche de mon imper, et j'en profite pour allumer une ciga­rette. La femme fait non de la tête à la question que je ne lui ai pas posée.
— Vous remarquez le calme étonnant des pièces de réception sur l'avenue des Ternes ? C'est dû à l'écran des marronniers.
— Même en hiver ? demande la femme, ironique. Le mari ne relève pas ma gaffe. Il contemple le miroir au-dessus de la cheminée d'un air absent. La cime nue des arbres du boulevard se balance dans le vent. Au loin, en direction des chambres, les murs laissent passer la mélodie de l'enfant, étouffant peu à peu les paroles. De pièce en pièce, la voix aiguë d'Arthur décroît.
Tu peux dormir le temps nous veille...
Juste avant d'obéir à sa mère qui lui demandait de quitter le salon, il a répondu, l'air rêveur ou sarcastique (son regard est indéchiffrable) :
— Si tu me cherches, je suis perdu dans mes pensées.
Et il est parti jouer dans les chambres vides.
L'appartement a un défaut que redoutent les agents immobiliers : les pièces se succèdent en enfi­lade. Les trois chambres à coucher ont beau être de taille croissante, tel un emboîtement de poupées russes, on a le sentiment que l'espace se rétrécit, et que la dernière porte ouvre sur un cul-de-sac.
Pourtant la chambre du fond, la plus vaste, trans­porte le visiteur dans la cabine d'un phare. Trois larges fenêtres emplissent de ciel une pièce ovale, où l'architecte a défié la monotonie haussmannienne des angles droits et dessiné la proue d'un navire. C'est une chambre d'enfant rêvée, une cabine de bateau propice au roulis clandestin des fables, la seule pièce de l'appartement où j'aimerais vivre. Les soirs d'hi­ver, la pluie frapperait aux fenêtres et le vent berce­rait doucement les grands mâts des marronniers. En sortant du métro place des Ternes, les passants lève­raient la tête en direction de la lumière du phare qui ne s'éteint jamais.
Mais pour parvenir jusqu'à son vaisseau, l'enfant doit traverser la chambre de ses parents. Et le jeune couple, qui d'après la fiche de l'agence ne dispose pas d'un budget pour les travaux, s'interroge. Dans la cuisine à l'autre bout de l'appartement (une pièce triste qui donne sur un mur aveugle mais possède sa propre entrée par l'escalier de service), je les laisse à leur aparté. La femme a sorti un mètre de son sac et elle note des mesures. L'homme part fumer une ciga­rette sur l'étroit balcon du salon. Le temps s'écoule au ralenti. J'essaie de me donner une contenance. Le miroir réfléchit un rayon qui trace sur les lames biseautées du parquet une frontière nette. Le salon est coupé en deux, entre une zone envahie de soleil et un territoire plongé dans l'ombre. Je reste du côté obscur, hésitant à franchir la frontière. On n'entend plus la chanson de l'enfant. L'homme se tient sur le seuil du balcon. Il observe ma silhouette dans l'ombre. Quelque chose ne va pas. Dans le grand appartement silencieux, quelque chose manque.
— Votre fils !
Ils me regardent sans comprendre.
— Où est votre fils?
Comme s'il partageait mon inquiétude, le père referme la fenêtre, chassant le soleil. Le double salon d'apparat perd brusquement tout éclat. Les lames biseautées du parquet, transformées par les rayons lumineux en kaléidoscope, redeviennent une grosse masse sombre.
L'homme court en direction des chambres. Ses pas résonnent trop fort dans les pièces vides.
— Arthur! Il hurle.
— Arthur!
Sa femme l'a rejoint, pendant que j'inspecte l'en­trée et la cuisine.
Je m'agite pour faire semblant. // n'y a personne. Je le sais déjà. Mais quoi?Le père, penché au-dessus des rambardes du balcon, regarde en bas. Accrochée à son bras, sa femme sanglote.
— Mon fils.
La porte d'entrée de la cuisine donnant sur l'esca­lier de service n'a plus de serrure. Pour sortir de l'ap­partement, il aurait fallu passer devant moi. Aucune fenêtre n'est ouverte. Dans la dernière chambre, la cabine de phare où j'entre seule, je suis assaillie par une sensation étrange. Peut-être un inconnu, derrière les murs courbes d'une illusion d'optique, m'observe-t-il. Ou les paroles de la comptine flottent dans l'air, et je m'y cogne.
Chaque seconde a sa pareille Ton rêve est l'envers du décor
Il est impossible de sortir de l'appartement où l'enfant n'est plus là.

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21/08/2013 317 pages 20,00 €
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