#Roman francophone

Laissez-nous la nuit

Pauline Claviere

Le destin donne parfois d'étranges rendez-vous. Pour Max Nedelec, la cinquantaine, patron d'une imprimerie en difficulté, tout bascule un matin d'avril , quand des policiers viennent sonner à sa porte. C'est le printemps, une douce lumière embrasse son jardin. Un bordereau perdu, des dettes non honorées, beaucoup de malchance et un peu de triche. La justice frappe, impitoyable. Max Nedelec quitte le tribunal et ne rentrera pas chez lui. Vingt-quatre mois de prison ferme : il s'enfonce dans la nuit. Là-bas, le bruit des grilles qui s'ouvrent et se ferment marquent les heures ; là-bas, on vit à deux dans 9m2 ; là-bas, les hommes changent de nom et se déforment : il y a Marcos, une montagne au coeur tendre avec qui Max partage sa cellule ; Sarko, inquiétant maître qui règne sur la promenade... ; le Serbe qui trafique et corrompt tout ; Bambi, le jeune syrien sous la coupe des puissants ; le trio indomptable qui s'est fait baptiser " la bête " ; et tous celles et ceux qui traversent cet univers parallèle, Françoise, la médecin, les gardiens, l'aumônier puni et le directeur. Dans la nuit se révèlent les âmes : ce premier roman d'une incroyable maitrise nous plonge dans les arcanes d'un monde inversé, avec ses lois propres. Mais il y a aussi une lumière, une tendresse, des passions : un livre saisi entre deux portes, une messe aux lourds trafics, un jeune cousin devenu avocat , Mélodie la petite fille grandie d'un coup, le souvenir doux de l'ancienne passion... Bienvenue aux âmes perdues et retrouvées.

Par Pauline Claviere
Chez Grasset & Fasquelle

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Genre

Littérature française

À Max, qui se reconnaîtra.
 


« Je te promets des luttes et un grand combat solitaire contre un être sans corps. Je te promets une course de taureaux et une blessure et une ovation. Je te promets le chœur des amis, la chute du tyran et l’écroulement de l’horizon. Je te promets l’exil et le désert, la soif et la foudre qui coupe en deux le rocher : je te promets le jet d’eau. »
Octavio Paz, Liberté sur parole, 1958
 


Acte I
Le printemps


 
Les rayons du soleil filtrent à travers les branches du vieux cèdre.
 
C’est émouvant le printemps.
 
Les merles ont pris leurs quartiers. La femelle, sur la branche la plus basse, tente d’échapper aux ardeurs du mâle. Je les distingue à la nervosité du second. Il est pressé, brutal, elle reste calme, résiste sans s’épuiser. Elle sait que le siège sera long. Des millions d’années de traque, ça laisse des traces dans la génétique, elle connaît toutes les feintes, toutes les astuces qui lui permettront d’éloigner son prétendant, de le faire patienter ou, en cas d’aversion insurmontable, de l’éconduire.
La nature est ainsi : injuste, capricieuse, irrévocable.
Sous la lumière, la robe de la femelle se pare d’une teinte noirâtre aux reflets émeraude. Je comprends mieux l’insistance de ce benêt.
 
Elle est belle à faire pâlir.
 
Avril touche à sa fin, la pelouse a bien verdi, les hortensias ont revêtu leur couleur d’été rose pâle pour certains, fuchsia pour d’autres. Ça sent encore la peinture fraîche du portillon qui vient d’être repeint dans un gris qui se voulait provençal. Pas un bruit, tout semble vierge.
Encore quelques pas et je serai coincé dans cette voiture de flic entre les quatre colosses, flingue à la ceinture.
 
Ce n’est pas possible. Un malentendu…
Il ne se passera rien de tel ce matin.

 
Laure m’a appelé hier soir, elle voudrait que l’on se revoie. Elle voudrait parler.
 
Plutôt bon signe.
 
Des mois qu’elle refusait mes appels téléphoniques.
L’herbe mouille le bout de mes chaussures, je n’ai pas eu le temps de boucler correctement mes lacets, le nœud se délie. Je me baisse pour le refaire, j’ai toujours détesté les lacets défaits.
 
 Voilà… Encore un instant…
 
En me redressant un faisceau perce mon iris. Quand je recouvre la vue, je lève la tête et là, sous le ciel bleu, perlé de nuages, la fenêtre de madame Poinot avec, au centre, comme un point impeccablement placé au milieu d’une perspective, sa tête ronde perchée, en équilibre, sur son cou tendu. Je perçois son petit œil plissé de myope, luttant pour distinguer les formes bleues qui piétinent sa pelouse, parlent fort, regardent partout, sans retenue, sans éducation, comme si cet immeuble était leur propriété.
Ils forment une ronde resserrée autour de ce pauvre Nedelec.
Je savais qu’il était louche ! Voilà ce qu’elle va raconter. Sa journée sera éreintante, il va falloir rapporter les moindres détails, ne rien oublier des uniformes, des armes à la ceinture qui, pour ajouter à la gravité de son rapport, seront sans doute dégainées à un moment, comme ça, pour marquer l’occasion. Ne pas oublier non plus le poing ferme qui s’est abattu sur la porte quand le bouton de la sonnette semblait ne pas satisfaire aux impatiences policières, la voix forte, grave et claire qui ordonne, claironne : Vous êtes en état d’arrestation.
C’était quelques minutes plus tôt à 7 h 30 précises.
Inutile que je vous passe les menottes, monsieur Nedelec ?
Inutile.
On vous conduit au commissariat, vous passerez devant le procureur en fin d’après-midi.
 
Mais avant de rapporter cela, avant d’en arriver à formuler cette suite de mots cinématographique, ces mots de fiction qu’on entend d’habitude dans la bouche des autres, madame Poinot n’oubliera rien de la surprise totale qui marqua mon visage, de l’étonnement qui précéda mes protestations, mon incompréhension. Elle digressera à loisir, sur l’accablement qui frappa ma silhouette, sur la fermeté du visage du policier qui me faisait face et sur les voix qui se disputèrent, cinq minutes durant, la cour silencieuse de la résidence bourgeoise des Goélettes. Elle dira tout de mon air tour à tour surpris, incrédule, outré, rebelle puis résolu.
 
Même un peu plus.
 
Du spectacle inédit, elle n’omettrait pas un détail. Elle prendrait soin, comme il se doit, d’avoir pour moi quelques gentillesses, quelques tendresses, depuis qu’elle me fréquente !
Mais ces états d’âme céderaient vite la place à une lucidité retrouvée.
Elle savait bien que mon entreprise battait de l’aile. Elle était tombée, par hasard, en faisant le pavé du hall, sur des courriers du Trésor public qui m’étaient adressés et pire, des tribunaux ! Elle s’étonnait que je puisse continuer d’assumer le loyer exorbitant de l’appartement le plus prisé des Goélettes.
D’autant que ma dernière compagne, qui n’aimait rien tant qu’exhiber ostensiblement ses sacs Chanel, ne devait pas participer au remboursement de mes dettes.
C’était quoi son nom à celle-là déjà ? Celle qui travaille pour le ministère ? Enfin travaille… Targieu ? Tardieu !
 
Depuis son départ, il y a quelques mois de cela, elle dirait novembre, je semblais en bonne forme et plutôt serein, ce qui ne manquait pas d’ajouter du drame au retournement soudain de situation auquel elle avait eu le malheur d’assister. Quel désastre, de voir un homme, plus tout jeune, l’air hagard, observer naïvement les oiseaux et refaire son lacet comme un môme, tandis qu’on l’escortait vers la voiture de police. Voiture qui, pour attester encore de la gravité de la chose, se serait transformée en un fourgon grillagé.
À ce moment-là, madame Poinot lâcherait un « pourvu que cela soit un malentendu, pourvu que oui, il nous revienne vite ! » dans une intonation parfaitement maîtrisée qui ne trahirait rien de sa pensée intime :
« Pourvu que ce nouveau riche ne s’en sorte pas à si bon compte.
Qu’il y ait une justice ! »
Puis madame Poinot s’en irait glaner d’autres inspirations en arrosant les bourgeons naissants, en attendant qu’une nouvelle charrette lui laisse l’occasion de dérouler une version encore augmentée. Et la journée passerait ainsi, inattendue, donc palpitante.
 
Le plus gros des trois presse le pas.
Dans trois jours, le mois de mai, les balades sur le lac tous les dimanches et Beckett qui court comme un damné dans les allées.
 
Beckett.
 
Heureusement qu’il n’a pas assisté à cette mascarade. Il aime trop les grasses matinées pour ça. Il n’aime pas que l’on me bouscule, il aurait pu déraper. Les carlins ne sont pas méchants, mais si on touche à leur confort, ils vous provoquent en duel. Il faudra que je prévienne Mélo de venir prendre les boîtes au saumon. Il adore ça le saumon.
 
Normal pour un Breton.
 
Une main dans mon dos me courbe pour entrer dans le vaisseau, le plus gros des bleus se poste à côté de moi sur la banquette arrière.
 
Pas de chance.
 

J’avais espéré que ce soit lui qui prenne le volant. Qu’on m’épargne sa sueur. Au lieu de ça c’est un gamin, une vingtaine d’années tout au plus, qui s’installe aux manettes. Le troisième referme la porte sur moi. Rideau sur le soleil, sur les merles, sur madame Poinot. Changement de lieu, changement d’acte. J’aurais préféré me faire un café, m’asseoir dans la cour et attendre 8 heures pour prendre une douche chaude.
 
Pour sûr, j’aurais préféré.
  



Il est mort,
Il est mort le soleil,
Quand tu m’as quittée
 
Il est mort l’été…
 

J’ai Nicoletta dans la tête, je n’ai jamais écouté Nicoletta de ma vie. Comme si ça ne suffisait pas d’être enfermé dans ce panier à rats, le supplice se poursuit en chanson. J’en saurai pas plus. On m’a traîné là, au commissariat. Maintenant il faut attendre. Je n’ai jamais trop attendu dans ma vie, globalement. Là, il va falloir attendre la fin de journée pour le tribunal.
Soudainement, le temps semble avoir ralenti.
 
La voiture a franchi un grand portail gris, s’est garée en file indienne derrière d’autres voitures identiques. Le gros m’a ouvert la porte et on est entrés. Un commissariat gris, moche, il y fait froid même au printemps et ça sent le plat surgelé passé au micro-ondes. Des faces grises aussi, du carrelage sur le sol, des têtes louches, des têtes flippées, des flics qui se la racontent, d’autres qui semblent faire leur boulot, l’accueil, des sonneries de téléphone inchangées depuis vingt ans, les chaises en plastique disposées de part et d’autre du hall et les va-et-vient incessants qui brassent l’air humide. Glauque. J’en aurai des choses à raconter à Mélo.
 
Faudrait l’appeler.
 
Monsieur ? Je peux prévenir ma fille ?
C’est prévu, monsieur. On va passer à la fouille, on va l’appeler. Nous. Après.
Tenez, donnez-moi votre mobile d’ailleurs, on va le garder avec nous. Et écrivez son numéro ici.
Je ne le connais pas.
Le type me dévisage, incrédule.
Je ne le connais pas par cœur. Il faudrait que je puisse rallumer mon téléphone pour regarder dans le répertoire.
C’est pas possible ça monsieur, ce n’est pas comme ça que ça se passe, fait le flic occupé à remplir des formulaires.
Mais je ne connais pas son numéro par cœur.
Vous en connaissez d’autres ?
Non.
Il me scrute maintenant, embarrassé.
Je vous donne le code, vous regardez ? Et vous l’appelez.
J’improvise, coopératif.
Oui, donnez.
3105. C’est sa date de naissance.
Le gros me regarde de ses yeux enfoncés au-dessus de ses joues proéminentes. Ça doit lui faire comme deux énormes montagnes devant les yeux où qu’il soit.
Une équipe vient d’entrer avec un clochard qui parle aux oiseaux. Il pue.
Le pauvre n’a plus de dents, plus de cheveux, plus de bouteille, plus de main gauche, plus rien. On lui a tout pris.
 
Au troisième essai, les pulpes potelées déverrouillent le clavier.
Vous allez dans Répertoire là. Vous allez à M, c’est Mélo. Comme Mélodie.
Monsieur, ne bougez pas, restez où vous êtes, braille le flic, beaucoup trop fort.
 
Je l’ai vexé.
 
Suivez-nous ! On va se mettre là-bas.
On traverse un couloir aux murs défraîchis.
Des affiches illisibles sur des porte-affiches en liège.
 
Vu la laideur, ce n’était pas la peine de s’embarrasser de ce genre de coquetterie.
 
Encore des chaises, en plastique, fixées au sol, de chaque côté du couloir et des portes, banales, moches, tout comme ça, glacial, sale et puant : misérable.
 
Asseyez-vous là.
Le jeune me fixe, plutôt tente de me fixer, puis, gêné, jette ses yeux sur le carrelage beige.
C’est bon, venez !
Nous entrons dans une salle, trop grande, vide et beige aussi. Il y fait très froid.
Donnez-nous vos affaires, on va les mettre dans ce sac.
Il tend un sac-poubelle au jeune qui le réceptionne d’une main molle, l’air interrogatif.
Vous êtes sûr que c’est la peine ? Je peux attendre là, dans le couloir. Ma fille ne va pas tarder, avec l’avocat. Je ne vais pas utiliser une cellule pour rien.
Ce n’est pas pour rien, monsieur. C’est la procédure. Ce n’est pas pour rien.
Il a répété ça en plantant ses petits yeux bouffis dans les miens.
 
D’accord.
 
De toute façon ça ne peut pas durer longtemps, j’ai tué personne, on ne va pas me mettre en cage pour ça.

 
J’enlève mon cuir, le tends au gamin qui vient juste de trouver quoi faire du sac plastique en l’enfilant sur un panier à linge.
Face au défi que représente la gestion de mon blouson, il semble de nouveau embarrassé. Finalement il fait une grosse boule. Je ne dis rien. Mes pompes, le pantalon, le sweat… ainsi de suite. Être à poil, au milieu de cette grande pièce avec Laurel et Hardy, me noue le ventre, je ne suis plus tellement sûr tout de suite. Puis ça passe, bien sûr que si. Mélo va arriver et je serai sorti avant ce soir.
 
Panique pas Max. Ils font ça pour te faire peur.
 
Ok, allez là-bas.
Le gros a tendu son bras flasque.
Étonnamment ses mains sont minuscules, le petit doigt ramassé et l’index tendu, il me montre un sanitaire, comme une chambre froide. Un mec chauve et ganté m’attend.
Je passe en mode pilote automatique.
 
J’oublierai. Formalité.
 
Je remets mes vêtements, la ceinture, le manteau et les lacets en moins. Pas évident de marcher avec des chaussures sans lacets. La nervosité me fait pouffer comme un môme. Je me trouve bizarre.
 
Ça va. C’est rien. Tu te détends. Tu raconteras ça à Mélo dimanche.
 
Par ici maintenant, on va faire la photo, a ordonné le gros.
Je l’ai suivi dans une pièce en tout point semblable à la précédente, je me suis assis, j’ai levé la tête, un profil, l’autre, j’ai regardé droit devant, sans sourire, comme sur les photos de passeport. Ça a duré deux minutes. Pas plus. On m’a orienté vers un bureau d’écolier, devant de petites boîtes, imbibées d’encre, pour les empreintes. Le jeune en charge de l’opération a fait tourner mes doigts sur eux-mêmes pour bien les imprégner. Il ne m’a pas regardé, il est resté très concentré sur sa tâche. Moi non plus je ne l’ai pas regardé.
Je l’ai laissé faire, mimant la distance. L’opération est renouvelée dix fois.
Dix fois, j’ai fait comme si ces extrémités n’étaient pas les miennes, qu’elles gravitaient là, s’imprimaient sur le papier, sans plus. Comme si tout était normal.
Par ici !
Le gros devant, le jeune derrière, je descends des escaliers sans fin. On s’enfonce dans ces couloirs de plus en plus gris, sur ces carrelages de plus en plus beiges, plus de fenêtres, plus de soleil, juste une lumière blafarde.
 
Ce que c’est glauque !
 
Le gros sort un trousseau surchargé de sa poche XXL, farfouille et isole une grande clef rouge. Il se poste devant une porte blindée avec un hublot.
Entrez, vous attendrez là qu’on vienne vous chercher pour aller au tribunal.
Je m’avance. Le temps de faire un tour d’horizon, la porte claque.
 
Un cachot.
 

Je ne pense pas que ça ait beaucoup changé en cinq mille ans, cette cellule est plus humide qu’une grotte. Pas d’air, pas de lumière. Un trou. Une décharge électrique vient secouer mon crâne et me flanque un vertige. 56 ans, je n’ai rien à faire là.
 
J’ai faim.
 
Je m’assieds sur le banc en ciment, vue sur les chiottes, la porte et quatre murs, parfaitement opaques. Va pas falloir que ça dure de trop. Mais ça peut pas durer, je n’ai rien fait de grave. Une boîte, faut que ça tourne quoi ! C’est normal. J’espère que Mélo va penser à appeler un avocat. Puis, elle ne peut pas garder Beckett demain, elle a le mariage de sa copine. Elle y va avec ce Loïc. Je me demande quelle tête il a son Loïc, quatre mois et je n’ai toujours pas vu le bout de son nez. Quand je pense au temps qu’il fait dehors. Une belle journée de printemps, passée là, enfermé…
 
Il est mort, il est mort le soleil…
 
Faut qu’on me sorte de là. Je vais lui dire au procureur. Ça n’a aucun sens.
 
Pourtant le rendez-vous avec le banquier s’était plutôt bien passé…

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15/01/2020 616 pages 21,50 €
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