#Roman francophone

Le bar du Caïman Noir

Denis Humbert

La Guyane, de nos jours. Il y a Frantz, l'Amérindien, piroguier, qui dans l'ombre attend son heure pour sauver sa forêt, aider son peuple, "du moins ce qu'il en reste". Thomas, l'ex-riche homme d'affaires, exilé volontaire histoire de faire oublier ses affaires véreuses et reconverti en tenancier du bar du Caïman noir… Sofia, la prostituée brésilienne, prête à tout pour rentrer chez elle… Alia, la brillante scientifique fascinée par les insectes parasites, en mission… Le docteur Charpentier, seul dans son dispensaire, qui a perdu toutes ses illusions… Autour, dans la moiteur et l'enfer vert de la jungle, les garimpeiros, dans leur quête frénétique de l'or… Et, guettant leurs faits et gestes, captain Bob et ses recrues… Tout ce monde brassé, quelques-uns en fin de course, d'autres "en quête de", se croise, ou pas, au bar du Caïman noir avant et après "le jour où c'est arrivé"…

Par Denis Humbert
Chez Presses de la Cité

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Genre

Littérature française

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Le lendemain du jour où c’est arrivé

 

 

 

... Je n’ai pas réalisé tout de suite combien ce pays avait été capable de s’inscrire en moi, en si peu de temps, aussi profondément. Il aura fallu que surviennent ces événements pour que j’en prenne conscience. Je n’ai été pourtant qu’un témoin dans cette affaire, comme je l’ai toujours été auparavant. Dans dix ans, peut-être moins, tout le monde aura oublié ce qui s’est passé ici. Je ne me risquerai pas à prévoir ce que sera devenu cet endroit. Le dernier refuge ou la base de lancement pour un nouveau départ ? Je ne suis pas certain qu’on lui laisse longtemps la chance d’être l’un ou l’autre. Quoi qu’il en soit, je ressens aujourd’hui la nécessité de porter ces faits à votre connaissance. Ne me demandez pas pourquoi...

Extrait des carnets du docteur Charpentier

 

 

Devant l’épicerie Gomès

 

Ici, le matin, tout se passe devant l’épicerie Gomès. C’est un bâtiment trapu et sans charme, visible sur la droite quand, après avoir quitté la nationale 2 qui conduit à Saint-Georges de l’Oyapock, on arrive par la départementale 20 au niveau des premières habitations. Ici, pas de Café du Commerce, des Sports ou de la Gare. Il n’y a jamais eu de gare, il n’y en aura sans doute jamais. Une église, une mairie-école et quelques cases créoles en planches peintes couvertes de toits de tôle. C’est devant l’épicerie Gomès que les hommes se retrouvent. Ils viennent à pied la plupart du temps. Ceux qui vivent loin arrivent en voiture, la leur ou plus souvent celle d’un autre qui les a embarqués au bord du chemin, à côté de l’échafaudage compliqué des boîtes aux lettres posées sur des piquets attestant qu’une présence humaine se cache là-bas, au bout de la piste de terre. Ils roulent dans des pick-up sans âge, avec de la boue jusqu’à mi-portière. D’autres descendent de la pirogue ou de la coque alu qu’ils viennent d’attacher à un piquet planté dans la vase de la rive. Ils entrent et sans rien demander font coulisser la porte de la vitrine réfrigérée, prennent une canette de bière et vont s’asseoir sur une caisse renversée posée contre le mur. Ou bien ils s’accroupissent dans la poussière rouge, allument une cigarette et soufflfflent la fumée vers le fl euve qui coule en contrebas. Aucune femme. Les femmes n’apparaîtront que dans une heure ou deux, quand les gamins seront à l’école et qu’elles auront lessivé les sols et aéré les paillasses. Elles viendront chercher du savon ou une bouteille d’huile. Elles ne s’attarderont pas. Les con fi dences se feront plus tard avec les voisines, à côté des casseroles et des gamelles qui bouillonnent ou entre les cordes à linge.

Les hommes sont là, devant l’épicerie, et ils parlent. Quand ils ont quitté la maison, dans la lumière grise du jour naissant, personne n’a demandé : « Où est-ce que tu vas ? » Ils arrivent, les uns après les autres, encore froissés de sommeil, au moment où les grenouilles, les crapauds et tous les musiciens de la nuit regagnent les coulisses à la fi n du concert. Les hommes se saluent d’un signe de tête, affirment leur complicité d’un poing fermé contre le poing fermé de l’autre, ou plus sobrement s’offrent une tape amicale sur l’épaule. Et la vieille habitude peut se mettre en place. Certains sont là chaque jour, d’autres moins souvent. Celui qu’on appelle Mac Laren est là le premier sur son fauteuil roulant. On a quelquefois l’impression qu’il a dormi sur place, ses deux moignons calés sur les coussins gris plasti fi és de l’engin aux roues chromées. Sur le dossier un autocollant proclame que Dieu vous aime. Et pourtant, le jour où il a perdu ses jambes, aucune voix ne lui a dit qu’il roulait trop vite et qu’il avait dépassé la dose limite depuis plusieurs bouteilles. Mac Laren et son fauteuil sont là tous les jours et du fait de cette permanence jouent les rôles complémentaires de boîte aux lettres et de facteur. C’est lui qui prévient Michel que le toit de Lucienne demande réparation. L’idée ne viendrait à personne de manquer trop souvent le rendez-vous matinal, à moins d’être au bout du rouleau ou déjà dans la tombe. Les hommes parlent, de tout et de rien, conversation décousue et ponctuée de silences contemplatifs. Ils lancent une plaisanterie, se mettent à rire et attendent qu’un autre ait quelque chose à raconter. Les sujets reviennent identiques chaque matin : le temps, la pêche, les femmes, la santé, le voisinage et les chantiers qui peut-être proposeront de l’embauche. Cela se passe ainsi devant l’épicerie Gomès, et le rituel pose un jalon de plus dans le dé fi lement indolent du temps qui passe.

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06/06/2013 280 pages 19,00 €
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