#Polar

Le Caire, toile de fond

Parker Bilal

La quatrième aventure du privé Makana, ex-flic soudanais exilé politique au Caire, démarre dix-huit mois après l'offensive américaine sur l'Irak de Saddam. La rue bruisse de colère, mais dans le milieu de l'art les trafics continuent. Un riche marchand, Aram Kasabian, s'intéresse à des tableaux escamotés par les nazis pendant la Seconde Guerre mondiale. Une oeuvre inestimable de l'expressionniste allemand Franz Marc aurait été volée à Bagdad par le colonel irakien Khadim al-Samari. Le bruit court qu'il l'aurait introduite clandestinement en Egypte. Kasabian charge Makana de débusquer Samari, porté sur la liste des fugitifs les plus recherchés par les Américains. Makana opère ici loin des quartiers sordides habituels, sur le territoire des escrocs à grande échelle et dans les nightclubs cossus de l'establishment cairote. Jusqu'au moment où son enquête bascule : la politique s'en mêle, et quand on dit politique, on dit corruption...

Par Parker Bilal
Chez Seuil

0 Réactions |

Editeur

Seuil

Genre

Policiers

Le monde s’obscurcit,

Les ombres l’ont envahi,

Voici venir le crépuscule.

L’Épopée de Gilgamesh,

XVIIIe siècle av. J.-C.

 

 

Prologue

 

Telles des silhouettes de cauchemar, ils émergèrent de la tempête de sable. En file indienne. Les yeux bandés. Les mains attachées derrière le dos, reliés entre eux par une corde. Si l’un d’eux tombait, les autres devaient s’arrêter pour le remettre debout. Cinq hommes courbés en avant, luttant contre la violence du sirocco qui freinait leur progression. À l’évidence, ils ne savaient absolument pas où ils allaient.

« Des aveugles guidant des aveugles » : telle fut la première pensée de Cody.

Une sorte de rêve biblique, peut-être, mais il était trop sonné pour s’en soucier. Le rideau de sable était si épais qu’on n’y voyait pas à plus de cinq mètres à la ronde. Autour de lui, des tourbillons de fumée noire. Du métal et du caoutchouc en feu. Du sable. Tout brûlait. Et il sentait l’odeur de la mort. La fumée lui obstruait la gorge et les poumons. Il gisait là, hoquetant désespérément, tandis que les enturbannés venaient vers lui en trébuchant, toujours à la queue leu leu. Où croyaient-ils aller comme ça ? C’était presque comique. Ils butaient les uns contre les autres et l’un d’eux faillit s’étaler. Ils avançaient en un mouvement lent, sinueux, évoquant la danse d’un serpent.

Cody ne savait pas combien de temps il était resté inconscient. Il s’efforçait encore, dans sa tête endolorie, de reconstituer ce qui s’était passé. Il n’entendait pas bien. La puanteur de chair et de métal carbonisés lui remplissait les narines. Des effluves d’essence. Un véhicule en feu. La carcasse de leur Humvee, avec un gros trou au milieu. Les pneus qui brûlaient. Un engin explosif. Ils étaient tous morts. Ça, il en était sûr.

Tournant la tête, il vit les jambes et le torse de son copain Jo Jo. Le reste de son corps avait disparu. Et tout ça pour quoi ? Ils risquaient leur vie chaque fois qu’ils sortaient en patrouille, mais qui cherchaient-ils à protéger ? « Si nous n’étions pas là, contre qui se battraient les terroristes ? » Cette question, il avait bien dû la poser mille fois. Ça n’avait aucun sens. Le sergent Andrews lui avait répondu : « Cesse de gamberger. Pense à la mission. Pense simplement à surveiller le dos de ton pote et à rester en vie. Sinon, tu n’y arriveras pas. » Excellent conseil, sauf qu’il n’avait été d’aucune utilité au sergent. Ça, Cody s’en souvenait. Une perquisition de routine. Quoi de plus bête ? Ils l’avaient fait cent fois. Ce soir-là, ils défoncèrent la porte métallique et mirent la baraque sens dessus dessous. PON. Procédure opérationnelle normalisée. Dehors, dans le noir, toute la famille se lamentait. La vieille et ses mômes. L’une des filles était une vraie beauté. Gironde. À seize ans, elle avait un châssis qui fit saliver les soldats. Ils s’approchèrent et lui braquèrent leurs torches dans les yeux, en la bousculant un peu pour voir bouger ses nichons. Soudain, dans la cour, quelqu’un cria qu’ils avaient trouvé des fusées éclairantes et des munitions pour AK-47. On aligna les hommes contre le mur. D’où tenez-vous ce matériel ? Pas de réponse. Les hadjis marmonnaient et l’interprète faisait de son mieux pour ne pas avoir l’air d’un con. Au fond de la cour se trouvait une porte. Il faut croire que le sergent Andrews en avait assez de ce cirque absurde. Deux des gars étaient en congé maladie et ça faisait trois nuits de suite que les autres se tapaient des patrouilles. Toujours est-il qu’il ouvrit la porte brusquement, sans réfléchir. Il y eut un déclic. Une chaleur intense. L’explosion projeta Andrews en arrière. Tout l’angle de la maison avait été soufflé. Non loin de là gisaient les restes du sergent. Juste un torse sans tête, de la viande noircie et brûlée. Alors les gars perdirent les pédales. Ils s’en prirent aux hadjis, les frappèrent à coups de crosse et à coups de pied jusqu’à ce qu’ils n’aient plus la force de continuer. Trois d’entre eux traînèrent la fille à l’intérieur. Là, les choses durent déraper, parce qu’elle paniqua et se mit à hurler. Son père et ses frères, agenouillés dans la poussière, dehors, écoutaient ses cris en pleurant. « Ça vous apprendra, bande d’enfoirés ! » D’une manière ou d’une autre, la fille parvint à se libérer. Hystérique, elle enjamba une fenêtre et s’enfuit dans les ténèbres. Cody et deux autres sautèrent dans le Humvee et se lancèrent à sa poursuite. Tout ce qu’il voyait, c’était le cul nu de la fille qui ondulait dans le noir tandis que Jo Jo, à côté de lui, n’arrêtait pas de dire : « Quelle connerie monumentale ! » Il répétait ça sans discontinuer. « Quelle connerie monumentale ! » Cody allait lui intimer de la boucler quand, soudain, ils heurtèrent un obstacle. Les lumières s’éteignirent et, quand il rouvrit les yeux, la tempête de sable soufflait et tous les autres étaient morts. Fin de partie.

Commenter ce livre

 

trad. Gérard de Chergé
08/02/2018 416 pages 22,00 €
Scannez le code barre 9782021359961
9782021359961
© Notice établie par ORB
plus d'informations