LES CORPS ET LE TEMPS
Un jour, l'ennemie…
« L'humanité serait maudite si, pour faire preuve de son courage, elle était forcée de tuer éternellement. »
Jean JAURÈS.
Un chaud dimanche d'été.
Sur plus de deux cents mètres, la chaussée était vide ; elle drainait tout le soleil. Un soleil dru, blanc, qui s'échappait d'un ciel tout aussi blanc.
Un chaud dimanche d'été. Une journée pour la plage, pour l'ombre des pins, pour « Bonjour, ça va, comment se portent ta femme, tes enfants, ta mère, ton oncle, viens, entre chez moi prendre une boisson glacée, allons tous ensemble à la mer… » Un jour pour rêver, pour manger sous les arbres, pour s'élancer vers la montagne, pour sentir dans ses poumons l'air qui se rafraîchit à chaque coup de volant. Un temps pour rire, pour se rencontrer, s'aimer.
Un temps pour passer le temps.
*
Sur plus de deux cents mètres, la chaussée est vide.
Sauf pour ces deux corps embrassés.
Ces deux corps de femmes, couchés sur une nappe de sang qui s'écoule, lentement, et se ramifie sur l'asphalte.
Des deux côtés de cette chaussée, des immeubles – gris ou beiges de quatre à six étages, tailladés par des traces de balles – abritent, face à face, des habitants des deux communautés. Ceux-ci, malgré les troubles sanglants, ont pris le risque de ne pas déménager. Ils évitent cependant de se rencontrer, dans la crainte continue d'un affrontement que ne souhaitent ni les uns ni les autres.
Les murs couverts d'entailles enserrent des volets clos. Parfois, une croisée s'entrouve ; une tête se penche vers le dehors, mais se retire aussitôt.
Ce morceau de chaussée, ce pâté de maisons engourdies, ce faisceau de rayons lumineux braqué sur ces deux corps réunis baignant dans une mare rougeâtre… on dirait une scène de film qui se déroulerait devant un public plongé dans l'ombre.
On aurait dit une tragédie surgie de l'imagination, et présentée au même instant sur chaque écran de la planète, si l'action n'avait été propulsée ici – dans ce lieu, à cette heure précise – par ce cri strident d'une des deux femmes hurlant à la mort.
À l'écoute, la vieille, n'y tenant plus, s'approche de la fenêtre.
C'est l'heure du repas de midi. Toute la famille – ils sont une quinzaine, proches parents et cousins – est rassemblée dans la cuisine, qui donne à l'arrière sur une cour tranquille. Profitant des quelques minutes où elle se trouve seule dans le salon – encombré de matelas à terre, de couvertures, de vêtements de toutes sortes – la vieille tourne doucement la crémone.
Elle tire vers l'intérieur le battant de la fenêtre, repousse une des croisées, avance le buste et se penche au-dessus de la chaussée.
*
Depuis des mois, l'explosion des obus, le crépitement des armes automatiques ne l'impressionnent plus. Comme la plupart des habitants de cette ville, elle a fini par s'y habituer. Elle a même appris à distinguer la décharge caractéristique qui accompagne certains projectiles ; à reconnaître un fusil d'un autre, et même à en citer la provenance.
Extraits
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