#Roman francophone

Le courage des autres

Hugo Boris

Il y a quinze ans, tout juste ceinture noire de karaté, Hugo Boris est témoin d'une altercation dans les transports en commun. Paralysé, il se contente de tirer la sonnette d'alarme. Ce manque de courage l'obsède. Est-ce un trait de son caractère ou une peur universelle d'affronter l'autre, l'inconnu, au quotidien ? Intrigué, il se met à observer ses contemporains dans le métro et le RER, tranches de vies entre parenthèses, rencontres fugaces, purs instants d'humanité. Il consigne sur le vif des situations d'effroi mais aussi le ravissement d'un dialogue, l'humour d'un échange imprévu. En se mettant à nu, il parle de chacun de nous, de nos lâchetés, de nos éblouissements et de nos héroïsmes. Avec une minutie, un style et une empathie remarquables, Hugo Boris rend hommage à tous ceux qui osent, qui ne se dérobent pas. Et si le courage des autres était contagieux ?

Par Hugo Boris
Chez Grasset & Fasquelle

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Genre

Littérature française

Pour Natalia

Quinze ans que je consigne dans le métro en quelques lignes, sur le vif, les cadeaux du hasard, le ravissement d’une scène, d’une rencontre, le saisissement d’un mot lu ou entendu. Quinze ans que j’herborise dans les transports en commun. L’herbier est posé de longue date sur une étagère dans le coin nord-ouest de mon bureau. Il ne paye pas de mine avec sa pochette en carton recyclé qui s’est bombée avec le temps, dont les élastiques pendouillent comme deux lacets. Je ne pourrais plus le mettre debout, il s’effondrerait aussitôt. À l’intérieur, c’est un foutoir innommable, un mille-feuille déglingué, huitièmes de page aux franges ébarbées, livrets de fortune, morceaux de carton, enveloppes, bouts d’emballage. Tout ce que je pouvais trouver dans mes poches y passait.
 
L’herbier semble inoffensif avec son air replet et dépenaillé, mais ce dimanche de mars, alors que j’ai simplement l’intention d’y jeter un œil, il me dit mon fait. Moi qui essaie d’être un garçon fiable sur lequel on peut compter, je rate un rendez-vous en le lisant. Happé, je suis. Tous ces instantanés, toutes ces vignettes dessinent un portrait de moi difficile à accepter, celui d’un jeune homme attentif mais veule. Le regard, dans le choix de ses arrêts, révèle en creux une personnalité : la mienne, celle d’un lâche, d’un spectateur qui n’intervient presque jamais chaque fois qu’il le devrait. À relire les notes de ces trajets minuscules, ces microfictions involontaires, je vois tourner le carrousel de mes trouilles. L’herbier pointe du doigt mon état de sidération pathologique devant la violence et ma tentative de la mettre immédiatement à distance par l’écriture. Si l’appréhension de l’autre n’est déjà pas une mince affaire, elle se raffine avec la peur de soi. Au fur et à mesure de ma lecture, je commence à avoir peur de ma peur, comme ce berger qui, descendant de la montagne à la tombée de la nuit, fredonne pour se rassurer, mais finit par s’effrayer des paroles de sa propre chanson.
 
En général, l’anxiété qui sourd dans ces pages est pourtant des plus banales : celle que l’on peut ressentir lorsqu’il faut s’affirmer dans un espace public, lorsqu’une situation vous interpelle, voire vous sollicite, exige de vous une prise de parole, un geste. Oh, comme le masque tombe dans ces cas-là ! Comme les forces et les failles se révèlent dans ces situations journalières ! « La vie est un processus au cours duquel vos points les plus faibles sont infailliblement découverts », écrit Julian Barnes. La précarité de mon courage ne vient peut-être pas de nulle part. Je me soigne depuis quelque temps. J’essaie, je tâtonne, de psychothérapeute en hypnothérapeute. Cette question de la violence et de ma réaction face à elle est au cœur de ma vie, objet de consultations multiples, fruit d’une histoire familiale compliquée. Tout au long de mon enfance, puis de mon adolescence, le spectacle d’une violence quotidienne, très peu verbalisée, a laissé des traces qui sont encore à l’œuvre aujourd’hui. Si mon roman familial n’est pas directement le sujet de ce livre, il en constitue forcément la tâche aveugle.
 
Ce fameux dimanche de mars, je constate que l’herbier forme aussi le témoignage d’un coude à coude avec mes contemporains et leur imprévisibilité. J’ai souvent entendu dire que le service national était l’occasion d’un vaste brassage géographique et social, l’opportunité de quitter momentanément sa famille, sa région. Les jeunes gens issus de milieux divers apprenaient à vivre ensemble pendant dix mois. Cette proximité prolongée sur un pied d’égalité était parfois le seul dans la vie des uns et des autres, chacun retournant ensuite à sa classe sociale d’origine. Il laissait néanmoins le souvenir d’une expérience au cours de laquelle, paraît-il, le fils du patron et celui de l’ouvrier avaient participé aux mêmes marches nocturnes, rampé dans la même boue, lavé les mêmes chiottes, détesté le même brigadier-chef, autant de rites mystérieux par lesquels une nation apprendrait à faire corps. Or je suis né en 1979, une année blanche dans l’histoire militaire française. Nous, les conscrits de 1979, avons été les premiers à être exemptés du service obligatoire. Nous avons aussi été dispensés des fameux « trois jours », et même de la journée d’appel de préparation à la défense, auxquels n’ont pas échappé les générations suivantes. À nous, rien n’a jamais été demandé. Il m’arrange de penser que le métro a été mon service militaire. Le service du pauvre, mais mon service quand même. Les transports en commun et leur anonymat n’obligent-ils pas les milieux les plus divers à passer un peu de temps ensemble ? Les Parisiens et les provinciaux, les Français et les étrangers, les bien-portants et les malades, les riches et les pauvres, les travailleurs et les chômeurs, les nouveau-nés et les vieillards, les honnêtes gens et les voyous fréquentent les mêmes quais. Sans le vouloir, l’humanité tout entière se donne rendez-vous dans une rame de métro, pour un trajet qui la dépasse largement. Cette phrase de Maupassant dans Choses et autres rend bien l’ampleur de la tâche : « Un volume a suffi à Chateaubriand pour raconter l’itinéraire de Paris à Jérusalem ; mais combien de temps et de volumes faudrait-il pour achever d’écrire un voyage de la Madeleine à la Bastille ? »
 
Le dictionnaire donne du verbe « herboriser » cette définition :Recueillir des plantes là où elles poussent spontanément, soit pour les étudier, en faire un herbier, soit pour utiliser leurs vertus médicinales1. J’herborise donc, dans le métro, chaque fois que je prélève de fines tranches de réel pour rendre compte de la diversité du monde, témoigner de la richesse inépuisable de ce fameux voyage de la Madeleine à la Bastille. J’herborise encore lorsque je voudrais guérir de ma lâcheté en tirant une tisane des vaillances dont j’ai été témoin, même discrètes. J’aimerais croire que le courage physique, quand il est fragile, reste toujours en germe dans celui des autres.
 
Je voudrais ici restituer mon butin et partager le plaisir qui a été le mien à épier tel comportement, telle conversation, le disparate de ces photographies, tout ce qui en faisait le sel, le bouger, le vivant imparfait et improbable, tout en visant un objectif plus large. Que les parties se fondent pour dessiner un hommage à tous ceux que j’ai vus avoir, devant moi, le cran qui me manquait. La communauté humaine qui se rassemble pour cette épopée quotidienne donne à voir le meilleur et le pire d’elle-même. Mais dans ce pire, il suffit du courage d’une seule personne pour la racheter. Il s’en trouve quelques-uns dans cet herbier, des hommes ou des femmes, pour relever tous les autres. Qu’ils soient ici célébrés.

Sidération
Écrit de traviole au marqueur noir sur une affiche à Place des Fêtes : « Quand on ne sent plus son corps, on est presque un autre. »

10 juin 2007. J’ai passé ma ceinture noire de karaté hier, à vingt-sept ans. J’ai commencé il y a une dizaine d’années après avoir échappé de peu à une agression, la nuit, dans une ruelle de Palaiseau, en Essonne, où j’ai vécu mon adolescence. Les derniers mois d’entraînement ont été intenses. Pour décrocher ce premier dan, j’ai appris les principaux katas, pratiqué les assauts souples, décortiqué toutes sortes de mouvements d’attaque et de défense. Au fil du temps, je me suis constitué un arsenal offensif de coups de poing directs, circulaires, remontants, descendants, en marteau. J’ai développé un éventail de coups de pied faciaux, latéraux, retournés, sautés. Je frappe maintenant du coude, du genou, du tranchant de la main, à distance longue, moyenne ou courte. Je saisis, je pousse, j’encercle, je crochète, je déséquilibre, je renverse. Et je ne me contente pas de lâcher les coups, je place. J’ai appris à masquer mes appels, à ne pas télégraphier mes intentions. J’ai répété les mêmes mouvements pendant des années jusqu’à leur donner assez de puissance pour traverser l’adversaire. Dans les katas, je fais face à quatre assaillants imaginaires dont je m’occupe un par un pour ne pas être submergé. Je n’ai pas de main morte, je me sers des deux en permanence. Dans la chorégraphie que je préfère, celle de Heian Godan, je projette un adversaire au sol, puis saute en l’air pour le frapper du genou dans la cage thoracique. Dans tous ces scénarios, j’esquive, je dévie, je pare et me dégage. Même en sustentation réduite, pieds joints, bloqué contre un mur, je m’en sors. J’ai renforcé mes abdominaux pour empêcher la pénétration des coups adverses. J’ai fini par trouver le « regard de montagne lointaine » qui ne se verrouille pas sur l’adversaire mais l’enveloppe, de haut en bas, pour mieux le surveiller. J’ai forgé mon propre kiai, ce cri intime qui projette la force. Les dernières semaines de préparation ont achevé de débrider mes gestes. Mon corps entraîné n’a jamais été aussi rapide et souple. Vers la fin, mon mae geri, frappé de face avec la balle du pied, le genou raidi, la hanche projetée en avant, est si puissant que j’impressionne jusqu’à mes partenaires. Ceux qui m’ont vu progresser disent : « J’aurais pas aimé être en face », ce genre de phrase qui conforte la virilité la plus primitive. Pendant ces dix années de pratique du karaté, je n’ai plus fait de mauvaises rencontres. Je le dois à la chance mais peut-être aussi à ma façon de marcher, plus assurée.
 
J’ai donc passé la noire hier, samedi, dans un gymnase bruyant qui sentait la sueur et le vieux tatami, à Athis-Mons. J’étais tout entier dans chaque coup, imperturbable. Mon regard précédait d’un quart de seconde chaque exécution. J’ai soigné les moindres gestes, dessiné les angles droits d’un dojo fictif par mes déplacements autour de l’aire d’examen. J’ai veillé à ne jamais tourner le dos aux jurés, levant les yeux jusque dans le salut, ostensiblement, pour leur montrer à quel point j’étais sur mes gardes, à quel point je maîtrisais les codes, partant du principe qu’une attaque surprise pouvait survenir à n’importe quel moment, même le dos courbé pendant les politesses d’usage, éventualité improbable que je feignais d’envisager pour me faire bien voir.
Dans les vestiaires, nous n’étions que quelques-uns à avoir décroché le précieux grade. Je me souviens d’un type d’une vingtaine d’années, assez réservé, qui souriait avec ce calme immense que procurent certaines joies, et qui nous a soufflé en rangeant le kimono dans son sac :
— Pour une fois que je réussis quelque chose.
 
C’était hier, le rite de passage, et aujourd’hui dimanche, je rentre chez moi en RER B. En montant à Palaiseau-Villebon, j’avise un jeune homme noir, endormi, qui occupe quatre places à lui tout seul, de gros écouteurs sur les oreilles, un sac à dos par terre. Je m’assois un peu plus loin, dans un autre carré.
À l’approche de Paris, le dormeur s’est réveillé. Il sillonne la rame en cherchant quelque chose : son sac à dos a disparu. Il demande à la cantonade où il est passé. Il panique, nous demande des comptes, comme si nous étions tous ligués contre lui, complices de cette disparition.
Il tire les portes d’intercirculation pour gagner le wagon voisin, réapparaît aussitôt, de plus en plus nerveux, redemande où est son sac. On le lui a manifestement volé pendant son sommeil, il ne veut pas l’admettre. Un vieux monsieur qui doit approcher les soixante-dix ans monte à Port-Royal, le gêne dans son va-et-vient hystérique.
— Poussez-vous, m’énervez pas !
Le nez dans mon livre ‒ Corps et âme, de Frank Conroy ‒, je pense que ça va encore, il le vouvoie. Mais son manège continue. Il hausse le ton, exige son sac, comme si le réclamer allait le faire réapparaître. Deux femmes ont commis l’erreur de s’asseoir entre-temps dans le carré où il dormait, ce qui les désigne à ses yeux comme de possibles suspectes, il les interpelle violemment elles aussi, dans une confusion de l’espace et du temps :
— Il est où mon sac ?!
Il repart en gueulant, de plus en plus virulent. Puis j’entends un choc sourd, quelque chose qui cogne contre les portes. J’entrevois une femme noire qui se met à crier :
— Attention à ma fille !
Un homme bondit, son compagnon, ou peut-être un simple témoin, se met à frapper le jeune en criant qu’il va le niquer. Je perçois des bruits de coups que je ne peux pas voir car de nombreux passagers se sont aussi levés, le regard paniqué. Le jeune homme réapparaît à mon niveau, hébété, la bouche en sang, tombe par terre, poursuivi par l’autre qui veut continuer à le taper au sol mais il se relève rapidement, s’écarte. Je dis à la femme en face de moi, près de la porte :
— Tirez le signal d’alarme.
Elle n’y arrive pas. Je me lève, me penche au-dessus de son épaule, tends le bras, baisse la poignée. Raclement métallique du freinage de secours. Le train s’immobilise le long du quai de la station Luxembourg. Bizarrement, au bout du wagon, l’homme qui est intervenu recule de façon inquiétante. Je ne vois presque rien d’où je suis, on dirait qu’il se replie derrière la poussette sous la menace du jeune, lui qui avait le dessus il y a un instant ! Des gens descendent précipitamment pour changer de wagon et je leur emboîte le pas, effrayé. Est-ce que l’autre a sorti un couteau ? Je ne suis pas à la hauteur de la situation, trop violente, trop intrusive. J’ai le cœur qui s’affole, je suffoque. La confusion qui règne sur le quai donne l’impression d’une rame entière de RER à la merci d’un seul type qu’on ne voit même pas. Tous les passagers sont désemparés, impuissants à s’unir et à se défendre. Où est-il ? Je me réfugie dans le wagon voisin en continuant de regarder partout, avec la peur qu’il ne réapparaisse, ne fonde sur moi, car j’ai moi-même un sac à dos noir. J’ai même des vêtements pliés à l’intérieur, rangés dans un sac en plastique noir. Et j’ai passé hier ma ceinture noire. Et tandis que j’essaie de disparaître dans la masse des voyageurs de ce wagon, que je cache comme je peux mon sac à dos sous la banquette, je me dis que des années de karaté ne m’ont rendu capable que de cela, tirer une sonnette.
— Suite au déclenchement du signal après une altercation entre voyageurs, je vous demande de bien vouloir patienter.
Je reste ahuri, la bouche sèche, fasciné par ma propre absence. Je sais à cet instant que je pourrais passer tous les dan possibles sans que cela ne change jamais rien à la sidération dans laquelle je suis plongé à cet instant. Mes mains qui étaient capables hier de bloquer, de saisir, de frapper, sont devenues de beurre, molles et sans force. Je songe à tous ces katas dans le vide pour rien, tous ces assauts. Mes adversaires étaient imaginaires pour mieux détourner mon attention du seul qui vaille, bien réel, imprévisible et dangereux. D’adversaire, il n’y en avait qu’un seul à maîtriser, c’était moi. Je ne me suis jamais battu réellement contre quelqu’un. Les combats en kimono, sur le tatami, sont toujours restés souples, polis et courtois. J’ai réussi l’examen de grade hier parce que j’ai mimé les gestes, les attitudes, les cris qu’on attendait. J’ai simulé l’agressivité du combat, contrefait la détermination, feint la bonne attitude pour recevoir les honneurs de la ceinture. J’ai singé les gestes du courage en pensant qu’il infuserait en moi, pareil à ces sauvages que décrit Saint-Exupéry dans Citadelle, « qui te démontent les matériaux du tambour afin de capturer le bruit ». Mais dans le confort du dojo, je n’ai jamais été confronté à l’escalade verbale, aux menaces qui visent à prendre l’ascendant psychologique, je n’ai jamais vu l’épanchement du sang, j’ai toujours retenu mes coups, frappé du vent, des paos ou des pattes d’ours. Les combats chorégraphiés étaient faussés par l’esthétique. La ceinture sonne maintenant comme un mensonge impardonnable, et cette imposture s’élargit brusquement, dans ma détresse, à tout ce qu’on m’a appris et que je ne sais pas faire. On m’a appris le cinéma à Louis-Lumière et je ne sais pas faire de cinéma, on m’a appris à conduire et je ne sais pas conduire, on m’a appris à me battre et je ne sais pas me battre. Il y a tant de choses qu’on m’a enseignées et que je n’ai jamais assimilées. J’ai toujours cru qu’il suffisait d’apprendre pour savoir faire les choses. Cette illusion enfantine et scolaire m’est arrachée brusquement. Sept minutes plus tard, ou huit, ou neuf, la police n’est toujours pas là. J’aperçois le fauteur de troubles qui s’éloigne tranquillement en remontant le quai. Il grimpe l’escalier de sortie, disparaît au loin. Le conducteur a réamorcé le signal et nous repartons.



 

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08/01/2020 144 pages 17,00 €
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