#Roman étranger

Le Joueur d'échecs

Stefan Zweig, Jacques Weber, Jacques Weber, Edouard Baer, Céline Calmet

En 1939, dans un paquebot reliant New York à Buenos Aires, le champion du monde d'échecs est mis en difficulté par un inconnu lors d'une partie improvisée. L'homme confie alors au narrateur sa terrible histoire. Rescapé de la terreur nazie en Autriche, il a été soumis pendant plusieurs mois à la torture psychologique d'un isolement total, auquel seul le jeu d'échecs, qu'il pratiquait mentalement, lui a permis d'échapper. Le Joueur d'échecs, que Zweig rédige en 1941 depuis l'exil et qu'il achève peu de temps avant de se donner la mort, est l'unique texte de fiction dans lequel il évoque frontalement le nazisme. Oeuvre d'un auteur orphelin de sa patrie comme de ses idéaux, cette nouvelle est aussi une réflexion sur le destin de l'Europe et du monde, ce monde devenu, à l'heure où écrit Zweig, un grand échiquier où "plus rien n'est à sa place".

Par Stefan Zweig, Jacques Weber, Jacques Weber, Edouard Baer, Céline Calmet
Chez Flammarion

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Editeur

Flammarion

Genre

Littérature Allemande

8

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Sur le vaste paquebot qui à minuit devait quitter New York à destination de Buenos Aires, régnaient l'activité et l'agitation caractéristiques des derniers moments. Des gens qui ne partaient pas, montés à bord pour accompagner des amis, se bousculaient à qui mieux mieux ; de jeunes télégraphistes, la cas­quette sur l'oreille, parcouraient les salons en criant des noms à tue-tête ; on avançait en traînant des vali­ses et des fleurs ; des enfants curieux montaient et descendaient les escaliers, et pendant ce temps l'or­chestre imperturbable jouait pour accompagner le deck-show1. Un peu à l'écart de cette cohue, je causais sur le pont-promenade avec quelqu'un que je connaissais, quand soudain deux ou trois éclairs de magnésium fusèrent à côté de nous : apparemment, une célébrité venait, juste avant le départ, de se faire encore vite interviewer et photographier par des reporters. Mon ami jeta un coup d'œil et sourit : « Vous avez Czentovic à votre bord, un oiseau rare. » Et comme je le regardai d'un air plutôt interloqué en entendant ces mots, il ajouta, en guise d'explication : « Mirko Czentovic, le champion du monde des échecs. Il vient de sillonner l'Amérique d'est en ouest, en disputant des tournois partout, et il part à présent remporter de nouveaux triomphes en Argentine. »
Je me souvins alors de ce jeune champion, et même de certains détails de sa fulgurante carrière ; mon ami, qui lisait les journaux plus attentivement que moi, put compléter par toute une série d'anecdotes. Environ un an plus tôt, Czentovic s'était hissé d'un seul coup au niveau des maîtres jusqu'alors les plus reconnus des échecs, comme Alekhine, Capablanca, Tartakower, Lasker, Bogoljubov1. Depuis l'apparition de Rze-cewski, l'enfant prodige de sept ans, au tournoi d'échecs de New York en 1922, l'irruption d'un parfait inconnu n'avait encore jamais à ce point défrayé la chronique dans cette glorieuse confrérie. Car a priori, les facultés intellectuelles de Czentovic ne semblaient absolument pas lui promettre une carrière aussi éblouissante. D'abord tenue secrète, une information ne tarda pas à filtrer : dans sa vie privée, ce champion d'échecs était incapable d'écrire la moindre phrase sans faute d'orthographe, dans quelque langue que ce fût, et selon la raillerie furibonde d'un de ses col­lègues exaspérés, « son inculture atteignait la même universalité dans tous les domaines ». Fils d'un très pauvre batelier yougoslave du Danube, dont la bar­que minuscule avait été naufragée, une nuit, par une péniche chargée de blé, le garçon alors âgé de douze ans avait été charitablement recueilli, après la mort de son père, par le curé de son village reculé ; et le bon prêtre se donna beaucoup de mal, en l'instruisant à la maison, pour faire acquérir à cet enfant au large front, mais taciturne et apathique, ce qu'il n'arrivait pas à apprendre à l'école du village.
Tous ces efforts furent pourtant vains. Mirko fixait toujours d'un regard ébahi ces caractères qu'on lui avait cent fois déjà expliqués ; son cerveau qui tra­vaillait à grand-peine n'avait pas la force de mémori­ser même les leçons les plus élémentaires. À quatorze ans révolus, il lui fallait encore s'aider de ses doigts quand il avait un calcul à faire ; et lire un livre ou un journal continuait à représenter un réel effort pour ce garçon déjà adolescent. On ne pouvait pas dire cependant que Mirko fût mal disposé ou rebelle. Il exécutait docilement les ordres qu'on lui donnait ; il allait puiser de l'eau, fendait du bois, aidait aux tra­vaux des champs, débarrassait la cuisine et, quoique avec une lenteur irritante, s'acquittait consciencieu­sement de tous les services qu'on lui demandait. Mais le plus contrariant pour le bon curé était la totale indifférence de ce garçon déconcertant. Il ne faisait rien sans y avoir été explicitement invité, ne posait jamais la moindre question, ne jouait pas avec les autres garçons et ne se lançait de lui-même dans aucune activité, sauf si on lui en avait formellement donné l'ordre ; dès qu'il avait accompli les tâches habituelles du ménage, Mirko restait assis dans la salle, immobile, avec ce regard vide qu'ont les mou­tons dans la pâture, et sans manifester le moindre intérêt pour tout ce qui se passait autour de lui. Le soir, pendant que le curé, en fumant sa longue pipe rustique, jouait ses trois parties d'échecs avec le bri­gadier de la gendarmerie, ce garçon aux cheveux blonds restait là sans un mot, assis à côté d'eux, et de ses yeux apparemment ensommeillés et indiffé­rents sous ses lourdes paupières, il fixait les cases de l'échiquier.
Un soir d'hiver, tandis que les deux partenaires étaient plongés dans leur partie habituelle, on enten­dit tinter de plus en plus fort dans la rue du village les clochettes d'un traîneau qui approchait à vive allure. Son bonnet poudré de neige, un paysan entra bientôt d'un pas lourd : sa vieille mère se mourait, le curé pouvait-il avoir l'obligeance de venir au plus vite pour lui administrer l'extrême-onction ? Sans hésiter, le prêtre le suivit. Le brigadier, qui n'avait pas encore fini son verre de bière, bourra et ralluma sa pipe avant de s'en aller, et il se préparait à enfiler ses lourdes bottes à tige quand il fut frappé par le regard concentré que Mirko braquait sur l'échiquier et sur la partie commencée.
« Eh bien, veux-tu la terminer ? » lui lança-t-il en blaguant, parfaitement convaincu que ce garçon léthargique ne saurait pas déplacer une seule pièce sur l'échiquier sans se tromper. Le jeune homme leva timidement les yeux, puis il fit signe que oui et s'assit à la place du curé. Quatorze coups plus tard, le bri­gadier était battu, et devait en outre admettre que sa défaite n'était nullement due à une étourderie ou à une négligence. La deuxième partie se termina de la même façon.
« C'est l'âne de Balaam ! » s'écria le curé stupéfait, quand il revint ; et il expliqua au brigadier, moins bon connaisseur de la Bible que lui, qu'un miracle du même genre avait déjà eu lieu deux mille ans plus tôt : une créature qui ne parlait pas s'était soudain mise à parler comme un sage. Malgré l'heure avancée, le curé ne put s'empêcher d'inviter son pupille pres­que analphabète à disputer un duel avec lui. Mirko le battit, lui aussi, aisément. Il avait une façon achar­née, lente, inébranlable de jouer sans relever même un instant son large front penché sur l'échiquier. Mais il jouait avec une incontestable sûreté ; ni le brigadier ni le curé ne furent capables, dans les jours suivants, de gagner une seule partie contre lui. Le curé, qui connaissait mieux que personne l'esprit en général arriéré de son pupille, devint réellement curieux de voir jusqu'à quel point ce singulier talent dans un domaine exclusif résisterait à une épreuve plus sérieuse. Après avoir fait couper par le barbier du village la tignasse toute blonde de Mirko, pour le rendre un tant soit peu présentable, il l'emmena dans son traîneau jusqu'à la petite ville voisine, où il savait que dans un coin du café de la Grand-Place se réu­nissaient des joueurs passionnés d'échecs, dont il avait lui-même éprouvé la supériorité. Le cercle de ces habitués ne fut pas peu surpris quand le curé intro­duisit dans la salle du café ce blondinet de quinze ans, aux joues rouges, dans sa peau de mouton retour­née et ses lourdes bottes à tige ; le garçon resta là ébahi, debout dans un coin, les yeux baissés, jusqu'à ce qu'on l'appelle à l'une des tables d'échecs. À la première partie, Mirko fut battu, car il n'avait jamais vu d'ouverture sicilienne1 chez le curé. À la deuxième partie déjà, disputée contre le meilleur des joueurs, ce fut un pat2. Et dès la troisième et la quatrième partie, il les battit tous, les uns après les autres.
Voilà des événements des plus rares et passion­nants pour une petite ville de province yougoslave ; et les débuts de ce champion rustique firent aussitôt grande sensation parmi les notabilités réunies. On décida d'un commun accord qu'il fallait absolument que ce prodigieux garçon reste en ville jusqu'au len­demain pour que l'on puisse réunir les autres membres du club d'échecs, et surtout prévenir dans son château le vieux comte Simczic, un passionné d'échecs. Le curé, qui considérait son protégé avec une fierté toute neuve, mais ne voulait pas, malgré le plaisir de cette découverte, manquer à ses devoirs, en l'occurrence l'office dominical, accepta que Mirko reste là pour subir une autre épreuve. Le jeune Czentovic fut installé à l'hôtel aux frais du club, et vit pour la première fois de sa vie de véritables W.-C. Le dimanche après-midi suivant, la salle de jeu était bondée. Pendant quatre heures, Mirko, assis sans bouger devant l'échiquier, triompha de tous les joueurs l'un après l'autre, sans piper mot ni même lever les yeux ; pour finir, quel­qu'un proposa une partie en simultané. Il fallut un petit moment pour faire comprendre à cet ignorant que dans une telle partie il aurait à jouer seul contre les différents joueurs. Mais dès que Mirko eut compris le procédé, il accepta volontiers de s'y prêter, et se déplaça lentement d'une table à l'autre dans ses grosses chaussures qui crissaient ; finalement, il gagna sept des huit parties.
Alors commencèrent de grands conciliabules. Bien que le nouveau champion ne soit pas, à proprement parler, un enfant de la ville, la fierté réveilla très fort l'esprit de clocher. Cette petite ville dont jusqu'alors quasiment personne n'avait repéré l'existence sur la carte allait peut-être accéder enfin pour la première fois à l'honneur de doter le monde d'une célébrité.
Un imprésario nommé Koller, qui d'ordinaire procu­rait simplement des chanteuses et des vedettes au cabaret de la garnison, accepta, si on lui versait d'avance des subsides pour un an, de confier la for­mation professionnelle du jeune homme à un remar­quable petit maître qu'il connaissait à Vienne, expert dans l'art des échecs. Le comte Simczic qui, en soixante ans de pratique quotidienne, n'avait jamais rencontré un pareil partenaire, déboursa aussitôt les fonds. Alors commença la surprenante carrière de ce fils de batelier.
Six mois plus tard, Mirko possédait tous les secrets techniques des échecs, avec une singulière limite cependant, que les cercles de connaisseurs allaient beaucoup observer et railler par la suite. Car jamais Czentovic ne parvint à jouer ne fût-ce qu'une seule partie de tête ou - comme disent les joueurs d'échecs - à l'aveugle. Il était tout à fait incapable de se représenter l'échiquier dans l'espace infini de l'ima­gination. Il fallait toujours qu'il ait devant lui, à portée de main, le damier noir et blanc avec ses soixante-quatre cases et ses trente-deux pièces ; même quand sa gloire fut devenue mondiale, il transportait tou­jours sur lui un échiquier de voyage afin de pouvoir visualiser la position des pièces s'il voulait reconsti­tuer une partie de maître ou résoudre un problème qu'il se posait. Cette incapacité, négligeable en soi, trahissait un défaut d'imagination et donna lieu, dans son cercle rapproché, à autant de vives discussions que si parmi des musiciens un excellent virtuose ou chef d'orchestre se fût montré incapable de jouer ou de diriger sans avoir la partition ouverte devant lui. Cette étrange singularité ne retarda pourtant nulle­ment l'ébouriffante ascension de Mirko. À dix-sept ans, il avait déjà décroché une douzaine de prix ; à dix-huit ans, il était champion de Hongrie, et enfin, à vingt ans, champion du monde. Les champions les plus audacieux, dont chacun le dépassait infiniment en facultés intellectuelles, en imagination et en har­diesse, tombaient victimes de sa logique implacable et froide, exactement comme Napoléon perdit devant le lourd Koutousov1, ou Hannibal devant Fabius Cunctator2, dont Tite-Live raconte qu'il s'était lui aussi, dans son enfance, fait remarquer par son flegme et sa stupidité. Il arriva ainsi que dans l'illustre galerie des maîtres des échecs, laquelle réunit les types d'es­prits supérieurs les plus variés - des philosophes, des mathématiciens, des gens au tempérament calcula­teur, imaginatif et souvent créatif - pénétra pour la première fois un outsider parfaitement étranger au monde de l'esprit, un jeune paysan lourdaud et taci­turne, dont même les journalistes les plus roublards ne parvinrent jamais à tirer la moindre formule utili­sable dans la presse. Il est vrai qu'au lieu de leur livrer de subtiles sentences, Czentovic ne tarda pas à devenir le sujet d'une multitude d'anecdotes. Car à la seconde où il se levait de l'échiquier, devant lequel il était un incomparable maître, Czentovic devenait inéluctable­ment un personnage grotesque et presque risible ; malgré son cérémonieux costume noir, sa splendide cravate piquée d'une perle un peu trop voyante et ses doigts manucures à grand-peine, il restait par ses atti­tudes et son comportement un fils de paysan borné qui autrefois, dans son village, balayait la salle, chez le curé. Malhabile, mais avec une brutalité presque impudente, plein d'une avidité mesquine et souvent même odieuse, il s'appliquait à tirer tout l'argent pos­sible de son talent et de sa gloire, ce qui déclenchait ricanements et fureur chez ses confrères aux échecs. Il allait de ville en ville, logeant toujours dans les hôtels les plus modestes ; il jouait dans les clubs les plus minables, pour peu qu'il obtînt les honoraires qu'il demandait ; il se laissa photographier pour faire la publicité d'un savon ; et sans prêter la moindre attention aux quolibets de ses concurrents, qui le savaient pertinemment incapable d'écrire trois phra­ses sans faute, il vendit sa signature pour une Philo­sophie des échecs, écrite en réalité par un petit étudiant de Galicie1 stipendié par un éditeur ambitieux. Comme tous les gens opiniâtres, il n'avait pas le moindre sens du ridicule ; depuis sa victoire au cham­pionnat du monde, il se considérait comme l'homme le plus important de la terre ; et la conscience d'avoir battu sur leur propre terrain tous ces beaux parleurs et ces écrivains intelligents et éblouissants, renforcée par le fait bien tangible qu'il gagnait plus d'argent qu'eux transforma sa timidité native en une fierté froide et le plus souvent grossièrement exhibée.
« Mais comment une gloire aussi rapide n'aurait-elle pas grisé une tête aussi creuse ? conclut mon ami, après m'avoir donné quelques exemples notoires de la suffisance puérile de Czentovic. Comment un jeune paysan de vingt et un ans fraîchement débarqué du Banat1 n'attraperait-il pas la grosse tête en voyant qu'il lui suffit de savoir déplacer quelques pièces sur une planche de bois pour gagner soudain plus en une semaine qu'on ne fait dans tout son village natal pen­dant douze mois, en abattant des arbres et en s'échi­nant affreusement ? Et puis n'est-ce pas bigrement facile, au fond, de se prendre pour un grand homme lorsque l'on n'a jamais entendu parler de l'existence d'un Rembrandt, d'un Beethoven, d'un Dante ou d'un Napoléon ? Dans son cerveau obtus, ce type ne sait qu'une chose : depuis des mois, il n'a pas perdu une seule partie d'échecs, et comme il ne soupçonne pas qu'il y a sur cette terre d'autres valeurs que les échecs et l'argent, il a toutes les raisons de se trouver formidable. »
Ces dernières remarques de mon ami ne manquè­rent pas de susciter en moi une vive curiosité. Toute ma vie, les diverses espèces de monomanies, les êtres passionnés par une seule idée m'ont fasciné, car plus quelqu'un se limite, plus il s'approche en réalité de l'infini ; et ces gens-là précisément, qui semblent s'écarter du monde, se bâtissent, tels des termites1, et avec leur matériau particulier, un univers en minia­ture, singulier et parfaitement unique. Je ne dissimulai donc pas mon intention d'examiner de plus près cet étrange spécimen d'un esprit unidimensionnel, pen­dant les douze jours2 de mon voyage vers Rio.
Mais mon ami m'avertit : « Il y a peu de chances que vous y parveniez. Autant que je sache, personne n'a encore réussi à tirer de Czentovic le moindre indice sur sa psychologie. Dissimulé derrière son insondable étroitesse d'esprit, ce paysan roublard a la grande intel­ligence de ne pas montrer ses faiblesses, et d'une façon fort simple...

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trad. Diane Meur
13/03/2024 144 pages 3,00 €
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