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Genre
Romans historiques
I
Sur la recommandation d’Ibn Maïmoun, je deviens le scribe de confiance du sultan.
Voilà des années que je n’ai plus pensé à notre ancien chez- nous. L’incendie remonte à loin maintenant. Ma maison, ma femme, ma fille, mon petit-fils de deux ans ¢ tous piégés à l’intérieur comme des animaux en cage. Si le sort n’en avait pas voulu autrement, j’aurais été réduit en cendres, moi aussi. Que de fois ai-je regretté de ne pas avoir partagé leur supplice !
Ce sont de tristes souvenirs. Je les refoule. Mais aujourd’hui, alors que je commence à écrire cette histoire, l’image de la pièce voûtée où tout commença reprend vigueur dans mon esprit. Les grottes de notre mémoire sont extraordinaires. Des choses long- temps oubliées y restent cachées dans des coins sombres, pour ressurgir soudain en pleine lumière. Maintenant je distingue tout, avec netteté, comme si le temps lui-même s’était suspendu.
C’était par une froide nuit de l’hiver cairote, en l’an 1181 du calendrier chrétien. Le miaulement des chats était le seul bruit qui nous parvenait de la rue. Rabbi Moussa ibn Maïmoun, un vieil ami de la famille, dont il s’était aussi décrété le médecin, était arrivé chez moi au retour d’une visite au cadi al-Fadil, souffrant depuis plusieurs jours.
Nous avions fini de manger et, sans parler, nous buvions à petits coups notre thé à la menthe sur de gros tapis de laine multicolore, où étaient disposés des coussins recouverts de soie et de satin. Un grand brasero circulaire, rempli de charbon, rougeoyait au centre de la pièce, diffusant de douces vagues de chaleur. Allongés par terre, nous voyions au-dessus de nous les reflets du feu sur la voûte, et c’était comme si le ciel nocturne lui-même était illuminé.
Je songeais à la conversation que nous venions d’avoir. Mon ami m’avait révélé un aspect coléreux et amer de sa personnalité, ce qui m’avait à la fois rassuré et surpris. Notre saint était donc un homme comme les autres. Il ne portait son masque que devant les étrangers. Nous avions évoqué les circonstances qui l’avaient forcé à fuir al-Andalus et à entamer son long voyage de Cordoue au Caire, qui avait duré quinze ans. Il en avait passé dix dans la ville maghrébine de Fez, où tous les siens avaient dû se faire passer pour des adeptes du Prophète de l’islam. À ce souvenir, Ibn Maïmoun s’était mis en colère. C’était la tromperie qui le gênait. Les faux-semblants n’étaient pas dans sa nature.
Jamais encore je ne l’avais entendu parler ainsi. Je le voyais se métamorphoser. Ses yeux étincelaient, ses poings se serraient. Était-ce cette expérience qui avait nourri ses doutes concernant la religion, en particulier quand il s’agissait d’une religion au pouvoir, d’une foi imposée à la pointe de l’épée ? Je rompis le silence :
« Un monde sans religion est-il possible, Ibn Maïmoun ? Les Anciens avaient de nombreux dieux. Le culte de l’un leur servait à se battre contre les partisans de l’autre. Maintenant que nous avons un dieu unique, il faut évidemment que nous nous battions à son sujet. Tout est donc devenu une guerre d’interpréta- tion. Comment ta philosophie explique-t-elle ce phénomène ? »
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