#Roman francophone

Le nom des singes

Antoine Volodine

A Puesto Libertad, capitale de la forêt vierge et sanctuaire désert de la révolution, la sécurité politique s'est mise à fouiller dans le passé de Fabian Golpiez qui, pour échapper aux interrogatoires, n'a d'autre solution que de simuler la folie. Un psychiatre-chaman, Gonçalves, lui offre ses services. Les séances se déroulent dans le cabinet d'un dentiste internationaliste qui collectait pour un dictionnaire les vocables indiens : le nom des singes, celui des arbres, des fourmis, etc. Sous les lianes qui ont envahi la maison, le médecin vocifère, le patient hurle. Les vrais et faux souvenirs des deux hommes se répondent puis se confondent. Derrière le mur rôde Gutierrez, le démobilisé, chassant les iguanes et le renseignement utile.

Par Antoine Volodine
Chez Les Editions de Minuit

0 Réactions | 4 Partages

Genre

Littérature française

4

Partages

 

 

 

 

 

 

I

 

 

LA SURFACE DES EAUX

 

 

 

 

 

I

 

 

La révolution était morte une fois de plus et même très morte. J’avais honte d’avoir participé à ce ratage.

Oui, on a compris, s’impatienta Gonçalves, le psychiatre.

Je m’étais remis à mentir, chaque jour augmentant la dose d’invraisemblable, chaque nuit cherchant à oublier, à m’éloigner de...

Assez, Golpiez ! cria Gonçalves.

Il gesticulait avec à la main des plumes, un collier de plumes.

Racontez-moi du solide au lieu de gémir, dit-il. Au lieu de vous complaire dans les abstractions idiotes. Vous savez bien que pour nous la mort n’a aucune réalité. L’inexistence primitive, oui. La boue, oui. Mais pas la mort.

Fabian se passa le creux du bras sur le visage. Une averse avait transformé l’après-midi en fouillis crépusculaire. La chaleur moite avait augmenté dans le cabinet de Gonçalves. La sueur s’accumulait sur les cils de Fabian. Les gouttes grossissaient puis tombaient. Fabian avala sa salive. De l’autre côté de la fenêtre les lianes finissaient de ruisseler et, aux endroits qui avaient retrouvé leur couleur terne de vieille corde, des bêtes rampaient.

La révolution retournait à son inexistence primitive, reprit Fabian. Nous aussi. L’air humide ne bougeait plus, il y flottait des traînées de gangrène végétale. Je sentais mon corps changer, ma voix, mon vocabulaire, mes rêves. Je me réintroduisais dans ma véritable nature.

C’est-à-dire ?

Le psychiatre posa la question, puis à son tour il observa les arbres, la verdure maintenant moins dégoulinante, et sur la verdure la faune qui faisait sa réapparition, les petits serpents, les iguanes divers, plusieurs sortes de mille-pattes.

Enfin je redevenais indien, dit Fabian.

Foutaises, grommela Gonçalves. Et cessez de vous épancher à la première personne. Vous allez me modifier ça, et en vitesse.

La barque, dit Fabian. La barque dérivait.

Narrez ! commanda Gonçalves en agitant devant son malade la parure de plumes et une petite calebasse où les graines desséchées grésillaient.

Fabian voyait mal le détail des broussailles qui l’entouraient. La fièvre des marais se combinait à l’obscurité pour modifier sa perception du vrai, du luxuriant, des obstacles.

Il avançait de biais, porté par la pirogue, lentement, et, pour conter ce qu’il y avait eu d’abord, pour remonter jusqu’à l’idée de naissance ou de renaissance – jusqu’à ce début de l’histoire que Gonçalves si souvent exigeait d’entendre –, il décrivit une toile d’araignée suspendue en barrage au-dessus du chenal. Il évoqua le contact de la soie agrippeuse, sur ses lèvres la texture et le silence hostile du piège. Sa tête prisonnière se débattait sans force, soudain ivre d’une déception anxieuse, car le bruit de ce qui aurait dû craquer ne venait pas ; les attaches d’apparence frêle ne craquaient pas, elles résistaient, les fils tremblaient d’une rive à l’autre et ne craquaient pas. Quelque part hors de l’eau la pagaie vainement tournoyait, touchant des roseaux, des branches. Cela produisait un mince vacarme. Puis quelque chose se rompit. La pirogue glissait entre les nénuphars et les mousses de surface, et maintenant Fabian entraînait derrière lui des déchirures. Dans ce sillage il y avait des boules de sciure animale, du colibri en décomposition, des brindilles réticentes, des fragments d’insectes. Tout frissonnait.

Commenter ce livre

 

01/08/1994 238 pages 14,70 €
Scannez le code barre 9782707314833
9782707314833
© Notice établie par ORB
plus d'informations