#Essais

Le Parlement des invisibles

Pierre Rosanvallon

Une impression d’abandon exaspère aujourd’hui de nombreux Français. Ils se trouvent oubliés, incompris, pas écoutés. Le pays, en un mot, ne se sent pas représenté. Le projet Raconter la vie, dont cet essai constitue le manifeste, a l’ambition de contribuer à le sortir de cet état inquiétant, qui mine la démocratie et décourage les individus. Pour remédier à cette mal-représentation, il veut former, par le biais d’une collection de livres et d’un site internet participatif, l’équivalent d’un Parlement des invisibles. Il répond ainsi au besoin de voir les vies ordinaires racontées, les voix de faible ampleur écoutées, la réalité quotidienne prise en compte. L’entreprise Raconter la vie ouvre un espace original d’expérimentation sociale et politique, autant qu’intellectuelle et littéraire.

Par Pierre Rosanvallon
Chez Raconter la vie

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Genre

Sociologie

 

 

 

 

 

Première partie

 

Une société à la recherche d’elle-même

 

 

 

Le projet Raconter la vie, dont cet essai expose les ambitions et les moyens, veut contribuer à sortir le pays de l’état inquiétant dans lequel il se trouve. Chacun sent bien que des déchirements décisifs, peut-être irréversibles, sont en train de se produire dans les profondeurs de la société. Et chacun peut en même temps constater qu’une lente dérive démocratique commence à faire sentir ses effets – la marge inédite de progression du Front national en étant une des expressions les plus perceptibles. De multiples facteurs, d’ordre économique notamment, peuvent expliquer le désenchantement et la peur de l’avenir qui taraudent les esprits. Mais l’un d’entre eux joue un rôle probablement majeur : le pays ne se sent pas écouté.

Une impression d’abandon exaspère et déprime aujourd’hui de nombreux Français. Ils se trouvent oubliés, incompris. Ils se sentent exclus du monde légal, celui des gouvernants, des institutions et des médias. De fortes prises de parole, coups de gueule ou coups de cœur, surgissent certes parfois dans l’épreuve d’une fermeture d’entreprise, dans la résistance à des projets bouleversant un territoire, ou encore dans des manifestations visant à obtenir la reconnaissance de droits. Des faits divers laissent aussi parfois apparaître des misères cachées et des détresses insoupçonnées. Des morceaux de vie font alors brutalement surface et s’imposent dans le débat public. L’écho qu’ils rencontrent peut faire illusion et laisser croire à une attention plus générale à la société. Mais cela ne représente qu’un nombre limité de situations. Et n’implique souvent que ceux qui savent s’organiser, parce qu’ils sont les héritiers d’une tradition revendicative ou parce qu’ils ont un accès facile aux médias. Seule apparaît donc la partie émergée d’un immense iceberg qui reste invisible sous les flots et ne se laisse deviner que sous les espèces d’une protestation diffuse ou d’une désillusion amère, dont les sondages ou les bulletins de vote traduisent périodiquement l’ampleur.

 

 

Une attente de reconnaissance

 

Le pays ne se sent pas représenté. Les existences les plus humbles et les plus discrètes sont certes les plus manifestement concernées. Mais le problème est plus général et vaut pour toutes les composantes de la société. La démocratie est minée par le caractère inaudible de toutes les voix de faible ampleur, par la négligence des existences ordinaires, par le dédain des vies jugées sans relief, par l’absence de reconnaissance des initiatives laissées dans l’ombre. La situation est alarmante, car il en va à la fois de la dignité des individus et de la vitalité de la démocratie. Vivre en société, c’est en effet au premier chef voir son existence appréhendée dans sa vérité quotidienne. Des vies non racontées sont de fait des vies diminuées, niées, implicitement méprisées. C’est une absence qui redouble la dureté des conditions de vie. Être invisible – puisque c’est de cela qu’il s’agit – a d’abord un coût pour les individus eux-mêmes. Car une vie laissée dans l’ombre est une vie qui n’existe pas, une vie qui ne compte pas. Être représenté, à l’inverse, c’est être rendu présent aux autres, au sens propre du terme. C’est être pris en compte, être reconnu dans la vérité et la spécificité de sa condition. Ne pas être seulement renvoyé à une masse indistincte ou à une catégorie qui caricature et obscurcit la réalité dans une formule sonore, un préjugé ou une stigmatisation (la banlieue, les cités, les bobos, etc.). L’aspiration à une société plus juste est donc inséparable aujourd’hui d’une attente de reconnaissance.

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02/01/2014 68 pages 5,90 €
Scannez le code barre 9782370210166
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