#Roman francophone

Le philosophe qui n'était pas sage

Laurent Gounelle

Deux destins qui s'affrontent, deux conceptions de la vie que tout oppose. La forêt tropicale semblait retenir son souffle dans la chaleur moite du crépuscule. Assise devant l'entrée de sa hutte, Élianta tourna les yeux vers Sandro qui s'avançait. Pourquoi ce mystérieux étranger, que l'on disait philosophe, s'acharnait-il à détruire secrètement la paix et la sérénité de sa tribu? Elle ne reconnaissait plus ses proches, ne comprenait plus leurs réactions... Qu'avaient-ils fait pour mériter ça? D'heure en heure, Élianta sentait monter en elle sa détermination à protéger son peuple. Jamais elle ne laisserait cet homme jouer avec le bonheur des siens. Un roman captivant, plein d'humour, de sens et de suspense. Une histoire surprenante qui cache une subtile remise en cause de notre société. Les romans de Laurent Gounelle sont des best-sellers traduits dans le monde entier.

Par Laurent Gounelle
Chez Calmann-Lévy

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Littérature française

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La porte s'ouvrit, laissant apparaître un faible halo de lumière au bout du couloir. Sandro avança. Il avait longuement réfléchi, et toutes ses réflexions aboutissaient à la même litanie : essayer de reprendre une vie normale, se raisonner, regarder devant soi. Et pourtant, c'était impossible. La raison ne vient pas à bout des émotions. Il ne suffit pas de claquer des doigts pour réussir à tourner la page.
Il ignorait où tout ça le conduirait, mais il devait y aller. Il avait pris sa décision après son coup de folie l'autre soir, quand il avait ouvert en grand la fenêtre du salon de son appartement de Manhattan et, de rage, avait précipité dans le vide la moitié des livres de sa bibliothèque, ne supportant plus de les voir le narguer.
Il devait y aller. C'était complètement fou, certes. Il n'avait pas de plan, ignorait comment il s'y prendrait, y laisserait peut-être sa peau. Mais sa vie ne pouvait pas continuer ainsi. Sinon il finirait à l'asile ou à la morgue. Peut-être les deux.
Le bureau du président de l'université de New York était le troisième sur la droite. Celui de son assistante servait d'antichambre. La jeune femme se leva avec un sourire gêné, frappa discrètement à la porte de son patron, entra et murmura quelques mots. Elle laissa Sandro pénétrer dans la pièce avant de refermer silencieusement derrière lui.
— Je n'ai pas beaucoup de temps, dit le président en souriant à son visiteur, mais assieds-toi quand même une minute, je t'en prie. Je finis de taper un truc et je suis à toi.
La vaste pièce était inondée de lumière. Les lourds meubles métalliques semblaient s'enfoncer dans la moquette beige, chars d'assaut avalés par des sables mouvants.
Sandro, resta debout, le visage grave.
— Il me faut six mois de congé sans solde, dit-il.
Les doigts du président se figèrent au-dessus du clavier. Son sourire s'évapora. Il garda le silence un instant, puis se renversa dans son fauteuil en prenant une inspiration.
— Pour quoi faire ?
— Affaires personnelles.
Le président détourna son regard. Sandro vit sur le bureau l'odieux petit cadre en argent entourant la photo de son patron en couple, tout sourires. Il sentit une douleur monter qu'il s'efforça de contenir. Ce n'était pas le moment de craquer.
— Sandro, je sais que tu as vécu une... dure épreuve. Je sais à quel point cela a été difficile pour toi, et...
— Épargne-moi ta compassion, s'il te plaît. Dis-moi simplement que tu acceptes.
— Sandro... J'ai toujours été à tes côtés pour te soutenir, et crois-moi ....
— C'est oui ou c'est non ?
Son patron balaya lentement la pièce du regard.
— J'ai fermé les yeux sur tes absences répétées ces derniers mois... Je t'ai couvert quand tu t'es pointé avec un jour de retard pour les oraux de juin dernier et qu'il a fallu tout reprogrammer... Je t'ai couvert quand tu as réagi de façon impulsive et totalement inconvenante à une remarque anodine d'un collègue... Je t'ai couvert quand tu as fondu en larmes en plein cours dans un amphi de trois cents étudiants...
— Six mois sans solde et c'est tout.
Un lent soupir.
— Sandro, ce que tu as subi est certes horrible. Il est normal de traverser une période de... trouble intense, de deuil, mais à un moment il faut reprendre le dessus...
— Justement...
— Pour revivre, tu dois cesser de ressasser le passé. C'est seulement en regardant vers l'avenir que tu pourras un jour être de nouveau heureux.
— Je ne sais plus ce qui peut rendre heureux. Mais je pourrais écrire une encyclopédie du malheur.
— Tu ne t'en sortiras pas si tu passes tes journées à ruminer... Ceux qui ne te connaissent pas pourraient avoir l'impression que tu te complais dans cette souffrance.
— Ils ne me connaissent pas, en effet.
— Je sais pas, moi... Sors de chez toi, vois des gens, agis, fais des projets...
— Justement, j'ai un projet, et j'ai besoin de six mois.
Songeur, le président regarda autour de lui, visiblement contrarié.
— Je ne suis pas seul, ici. J'ai un conseil d'administration auquel je dois rendre des comptes...
Sandro restait silencieux, le visage impassible.
Son patron le regarda longuement, puis prit soudain un air soucieux.
— Ne me dis pas que tu veux aller... là-bas...
Sandro ne répondit pas.
— Tu es fou, complètement fou.
— Il le faut, c'est la seule issue.
— Ressaisis-toi, merde ! Je ne sais pas, moi, relis Platon, Sénèque, Arendt... Je ne vais pas te citer tous les philosophes que tu connais mieux que moi, mais relis...
— Fous-moi la paix avec ça !
— Mais ça t'apportera quoi, d'y aller ? C'est malsain de revivre tout ça, c'est...
— Mon âme ne sera en paix que lorsque j'aurai fait ce que je dois faire.
— La seule chose que tu vas gagner, c'est de subir le même sort que ta femme !
Les paroles avaient fusé, polluant l'air d'un lourd parfum d'embarras. Sandro le fixa, les yeux humides, accentuant volontairement le malaise de son patron jusqu'à ce que celui-ci bredouille de vagues excuses entre ses dents.
— Donne-moi ce congé sans solde et tu n'entendras plus jamais parler de cette affaire.
Le président inspira profondément et resta silencieux un long moment. Le jeune professeur retint son souffle.
— Je ne peux pas, Sandro. Je ne peux pas, je suis désolé.
Sandro réalisa que c'était perdu, qu'il n'obtiendrait jamais ce dont il avait tant besoin. Il se battait seul contre une montagne d'égoïsme, des gens incapables de comprendre l'ampleur de la douleur qui l'assaillait, le tenaillait, l'abandonnait quelques instants pour l'agresser de plus belle comme un chat cruel jouant avec sa proie. À peine ces gens savaient-ils formuler quelques paroles mielleuses dont il n'avait que faire.
— Je partirai quand même.
Il tourna les talons.
— Ne fais surtout pas ça ! Tu sais ce que ça signifierait. Il y a trop de professeurs qui attendent désespérément une nomination...
— Ça fera un heureux, dit Sandro en avançant vers la porte.
— Tu es fou.
— Tu me l'as déjà dit.
— Tu ignores ce qui t'attend là-bas.
— Je sais ce que je subis ici.
— Sandro, ouvre les yeux ! Tu ne survivras pas une demi-heure ; tu n'as jamais quitté les couloirs feutrés des bibliothèques et les salles de cours climatisées...
— Les voyages forment la jeunesse, répondit l'autre en ouvrant la porte.
— Si tu te fies aux dictons, alors médite celui-ci. Un dicton brésilien...
Sandro s'arrêta sans se retourner. Le président marqua une pause, comme pour le retenir davantage. Puis il reprit, en pesant chaque mot :
— « On ne revient jamais de la selva amazónica. »

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23/02/2022 400 pages 19,90 €
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