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Lecture 9-12 ans
1
L’homme invisible
Mon jeu préféré a pour nom L’Homme invisible. Je suis sans doute le meilleur joueur au monde. Il faut dire que c’est moi qui en ai inventé les règles. Et que pour ce que j’en sais, je suis le seul à y jouer.
Jusqu’à l’année dernière, c’était facile. Pas de problème pour jouer. Les conditions s’y prêtaient. J’étais en 5e à Paris, dans le 12e arrondissement. Un collège gigantesque, avec six cours de récréation, des kilomètres de couloirs et des centaines d’élèves de tous les âges, de toutes les origines et de tous les niveaux. Résultat : pendant les cours et les interclasses, je disparaissais. Comme ça. Je devenais transparent. Invisible.
Oh, ça n’a rien de compliqué. Aucune magie là-dedans. Il suffit d’être plutôt petit, fluet. Pas trop non plus. Juste la moyenne. Le mieux, c’est des cheveux châtains, ni trop longs ni trop courts. Des yeux ni bleus, ni noirs, ni verts. Trop remarquable. Marron, c’est l’idéal. Comme une feuille d’automne. Ou de la terre. Ou un sac en papier. Enfin, quelque chose qui n’attire pas l’attention.
Pas d’appareil dentaire – ou alors le plus discret possible. Rien qui vous fasse sortir du lot. Signe distinctif : néant.
Au niveau scolaire, quel que soit votre niveau réel, vos capacités et votre intelligence, pas de bonnes notes, pas de mauvaises non plus. Il faut être un élève moyen. Un de ceux dont les profs se demandent toujours, à la fin du trimestre, quelle appréciation ils vont inscrire sur leur bulletin de notes.
C’est bien, mais peut faire mieux.
Ensemble satisfaisant. Davantage de participation attendue à l’oral.
Ils sont marrants, les profs. C’est plutôt facile d’échapper à leur radar. Il faut dire qu’ils en voient tellement, des élèves… J’imagine bien mon prof de français de l’année dernière, M. Denon, en train de se gratter la barbe pendant qu’il remplit les bulletins.
Leforestier, Leforestier… Mais quelle tête il a déjà, celui-là ? Ah oui, ça doit être le petit blond qui… ou le petit brun d’à côté ? À moins que ce soit le grand, au fond…
Et si, par acquit de conscience, il lui était venue l’idée de jeter un coup d’œil au trombinoscope que le prof principal remplit en début d’année, ç’aurait été peine perdue : ma photo n’y figurait pas. Tout ça au prix d’un ou deux retards judicieux et de quelques excuses prononcées d’une toute petite voix.
Oh pardon, monsieur, j’ai oublié.
J’ai donné ma dernière photo pour l’infirmerie.
Ma mère a dit qu’on en referait ce week-end. Sans faute.
Toujours ajouter « sans faute » à la fin. Les profs, ça les rassure.
Et puis, à force de lambiner, le mois de septembre s’écoule. Les profs ont mis des noms sur les têtes et plus personne n’ouvre le trombinoscope. Jusqu’au premier conseil de classe, où on se demande soudain, Quelle tête il a, Leforestier ?
C’est là qu’on s’aperçoit que la photo manque. Alors, on regarde la note – 12,5 de moyenne générale, aucune note en dessous de 10, aucune au-dessus de 14…
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