Editeur
Genre
Littérature française (poches)
DIALOGUE
La bouche tremble. On voudrait ne plus parler. On aimerait rejoindre l’ombre et ne pas avoir à décrire l’ombre. Le mieux serait de s’allonger dans l’amnésie, à la frange du réel, les yeux mi-clos, et d’être ainsi jusqu’au dernier souffle, momifié sous une pellicule trouble de conscience trouble et de silence.
Mais, malheureusement, on ne réussit pas à se taire.
Un homme est là, très près, attentif à ce qui émerge. Il menace, il écoute. Il menace de nouveau, il écoute. On essaie d’éviter son regard. Toutefois, si les lèvres tremblent, ce n’est pas dans la crainte de la douleur et de la mort. C’est plutôt le vieil instinct du bavardage qui les agite. On a trop longtemps cru que parler tissait quelque chose d’utile sur la réalité, dans quoi on pouvait s’envelopper et se cacher, quelque chose de protecteur. Parler ou écrire. Mais non. S’exprimer n’aide pas à vivre. On s’est trompé. Les mots, comme le reste, détruisent.
Venons-en au fait, dit Kotter.
Quoi, dit Breughel.
Arrêtez de marmonner, dit Kotter. Racontez ce que vous avez à dire. Qu’on en finisse.
Oui, dit Breughel.
Commencez par Machado, le Brésilien, suggéra Kotter.
Il est mort, dit Breughel.
Il faut bien commencer par quelqu’un, pourquoi pas par lui, dit Kotter.
Il était malade, dit Breughel. Il est mort beaucoup trop tôt. Il nous a laissés en territoire chinois, Gloria et moi, exilés au bord de la rivière des Perles, dans une situation d’attente. Ensuite nous avons vivoté. Rien n’arrivait de ce à quoi je m’étais préparé, ni l’inquiétude ni le bonheur. Le provisoire s’épaississait. Puis le temps est devenu immobile.
Idéal pour vieillir sans peine, fit Kotter.
Pardon ? dis-je.
Rien, dit Kotter. Continuez, Breughel. La rivière des Perles.
La rivière des Perles, soupirai-je. Un delta superbe. Canton, Macau, Zhuhai, Hong Kong.
Je sais, dit Kotter. J’ai survolé en venant. Superbe, oui. Magnifique. On a beau chercher les mots pour peindre, pour dépeindre, on ne.
Oui, dis-je. Cette teinte de la mer près de la côte. Une nuance de vert inconnue en Occident.
Il y eut deux ou trois secondes vides. La pièce mal aérée ruisselait d’humidité. La plupart des objets répandaient des odeurs désagréables. L’évier, les livres, les vêtements sales et à moitié sales, le lit. Kotter de nouveau leva la main. Sur son poing gauche, la sueur luisait.
Donc, Machado, reprit Breughel. Un ami. Et je dis ami pour lui rendre hommage et parce que je le pense. Nous l’avions au cœur, Gloria et moi. Sans sa complicité, nous n’aurions eu aucune chance de nous en tirer. Le Paradis nous aurait rattrapés au bout de trois semaines.
Quel Paradis, interrogea Kotter.
Vous, dit Breughel. Ceux qui vous envoient.
Ah, dit Kotter. C’est comme ça que.
Oui, dit Breughel. L’appellation a été inventée par Machado. Nous ne parlions jamais ouvertement de vous, même à voix basse. Vous savez bien qu’il y a toujours une oreille non bienveillante qui traîne derrière les murs. Une intelligence hostile.
Extraits
Commenter ce livre