#Roman francophone

Le rituel des dunes

Jean-Marie Blas de Roblès

Né en 1954 à Sidi-Bel-Abbès, Jean-Marie Blas de Roblès est notamment l'auteur de Là où les tigres sont chez eux (Prix Médicis 2008), qui l'a révélé au grand public, et du très remarqué L'Ile du Point Némo (2014). Après Dans l'épaisseur de la chair, le somptueux hommage d'un fils à son père, Jean-Marie Blas de Roblès nous revient avec Le Rituel des dunes. Ecrit avant Là où les tigres sont chez eux, et entièrement remanié, Le Rituel des dunes nous offre de magnifiques retrouvailles avec des lieux, des personnages, une atmosphère magnétique, et ce ton si particulier, fougueux, incroyablement stimulant.

Par Jean-Marie Blas de Roblès
Chez Zulma

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Editeur

Zulma

Genre

Littérature française

À vrai dire, tout être est autre, et tout être est soi-même. Cette vérité ne se voit pas à partir de l’autre, mais se comprend à partir de soi-même.

ZHUANG ZI

 

 

Prologue à Macao

 


* * *

 

 

Macao, et c’est presque le soir sur la terrasse du Boa Vista. Roetgen est assis derrière les balustres rongés par les embruns, entre deux des colonnes – vert amande et blanc alternés – qui rythment la façade victorienne de l’hôtel. Sur la Baía da Praia Grande, la mer, jaune sale et affligée de maladives taches roses, se confond maintenant avec le ciel. L’air, pourtant immobile, apporte par instants de vagues odeurs de seiche et de poulpes salés. Collée au mur, une tarente, si rapide à gober d’invisibles insectes, paraît concentrer au nœud de sa transparence les molécules même de l’attente.

Un cyclone passe au loin, dans la mer de Chine. Il ne fera, dit-on, qu’effleurer la ville ; assez néanmoins pour imprégner déjà toute chose de sa menace et faire naître, comme de l’étrange phosphorescence de la lumière, une sourde irritation de l’être.

Il a suffi d’un geste de Roetgen pour que le vieux serveur chinois, voyant sa bouteille vide, se hâte sans dire un mot d’en apporter une autre. Du vinho verde, un peu pétillant. Celui dont l’étiquette figure un crustacé indéfinissable, et qu’il buvait au Brésil, avec Andreas, dans ces mêmes flacons à panse plate.

De retour, Lao Tia, qui se pique de savoir les usages, verse un doigt de vin dans le verre et, main gauche derrière le dos, attend son approbation. Le breuvage n’en vaut pas la peine, mais Roetgen se plie quand même au glouglou chichiteux de la première gorgée. Ils sont tacitement copains, le serveur et lui, depuis que le vieil homme s’est aperçu que Roetgen baragouinait sans trop d’erreurs le mandarin. Lao Tia a appris son métier au café Kiessling de Tientsin, avant l’avènement du régime communiste ; ces derniers jours, il a eu avec son client de longues conversations nostalgiques sur la Chine à la grande époque des concessions étrangères. Mais ce soir il comprend que quelque chose ne va pas et laisse Roetgen devant sa liasse de feuilles dactylographiées, sans dire un mot, respectueux de son ivresse naissante et, dirait-on, thérapeutique.

Sous le pont menant à l’île de Taipa, loin derrière les hauts palmiers bordant l’hôtel, une jonque, toutes voiles dehors, semble figée dans la touffeur, engluée sur l’eau couleur de lœss. Roetgen se replonge dans ses papiers. Alluvions… un texte commencé deux ans plus tôt, quelques jours seulement après son arrivée à Tientsin. Il se souvient du plissement de lèvres de Warren, concentré sur la frappe d’un manuscrit dont il ne comprenait pas un traître mot.

 

 

Le moustique atomique

 


* * *

 

 

Il neige sur Tientsin, et les fumées d’usines, rendues plus noires par ce contraste, balaient la libellule de soie rouge qu’il aperçoit, très loin, par sa fenêtre. D’une main engourdie par le froid, il a purgé de nouveau le radiateur pour essayer de faire monter un peu d’eau chaude jusqu’à lui. Et comme chaque fois, bien sûr, il n’a pas réussi à éviter le jet d’urine sournois de la machine. À l’endroit où la flanelle de son pantalon est mouillée, sa peau se glace peu à peu.

Il tombe alors dans un des deux sordides fauteuils verts qui lui sont alloués – tendus de plastique à motifs irisés, le même exactement que celui des protège-cahiers de son enfance. Une gorgée de l’infect brandy local, prise au goulot, une cigarette vite allumée après celle qu’il vient d’écraser sur une sous-tasse… La Chine, du moins ce qu’il en voit, ressemble à La Garenne-Bezons. Plus que temps, se dit-il, d’ouvrir enfin la lettre de Thaïs. Elle est arrivée ce matin du Brésil, et il a sciemment attendu ce pic de déprime avant de la lire : sur les timbres on peut voir un colibri, deux tatous et un bosquet d’arbres à pain. Décision prise, l’urgence est telle que dans sa hâte il déchire avec l’enveloppe une partie des feuillets qu’elle contient.

Et Thaïs est là, pareille à elle-même, avec ses formes rondes, sa voix lisse et chantante, et le soleil carioca de son argot. Elle parle de tout et de rien, de ses amours, de leurs amis communs dans une ville où, il n’y a pas si longtemps, il la côtoyait encore. Son nouvel amant est merveilleux, un Italien cette fois, qui parvient, chose rare, à satisfaire son insatiable appétit de sexe et de tendresse. Mais elle en est lasse déjà, il le devine, et mentionne incidemment un Hollandais qui vient d’aborder au Yacht Club et cherche à écouler les quelque trois cents bouteilles de Cutty Sark dont il a truffé son voilier au Cap-Vert.

Et puis… Te lembras de Xavier ? Tu te souviens de Xavier ? et il prononce « Chavière » à voix haute, comme elle le faisait elle-même si joliment. Il arrête de lire, submergé soudain par le torrent d’images qui affluent.

Toute l’époque du Yacht Club à Fortaleza… Ces bateaux construits de bric et de broc, ciment armé de grillage et bois de récupération, qui fuyaient l’Europe et finissaient par toucher terre dans ce coin perdu, uniquement parce que le vent et les courants les y menaient, il les voyait pareils aux détritus que la logique intime des marées amasse dans les angles des ports. Et le Yacht Club comme l’une des exotiques poubelles de l’Occident.

La plupart de ceux qui s’engravaient dans les eaux mortes de cette anse étaient le fruit d’un même songe tropical d’aventures et de vie libre ; tous, sans exception, se dirigeaient vers l’Amazone avec le projet vague d’en remonter le cours jusqu’au Pérou et de s’en revenir fortune faite. Le scénario, toujours identique, consistant à vendre dans le Nordeste leur cargaison de contrebande pour payer les frais « infimes » du voyage et acheter à Iquitos le stock de cocaïne dont ils se débarrasseraient au Portugal ou en Espagne.

Trois mois plus tard, ils étaient encore là : le whisky ne se vendait pas, les taxes portuaires augmentaient, leur visa venait à expiration, et chaque jour ils remettaient leur départ, étayant par de nouvelles chimères leur mirage effrité. Ils finissaient par reprendre la mer. Une fête d’adieu sentimentale et triste à bord du voilier, et ils s’en allaient en conquérants vers leur Eldorado de pacotille, promettant d’écrire, de revenir. Un signe de Belém, pour ceux qui réussissaient à y parvenir, et l’on n’en entendait plus parler.

Quelquefois, au hasard d’une rencontre, on apprenait qu’ils avaient laissé leur bateau en gardiennage dans tel ou tel port de l’embouchure, et pris l’avion pour rentrer en Europe.

Comme eux, Xavier avait ancré un jour son vieux trimaran à Fortaleza, fier d’avoir traversé l’océan sur une aussi frêle coquille. Dès le premier soir, pourtant, il s’était imposé par son naturel confiant, sa naïveté exempte de tout bacille universitaire ou politique. Qui d’autre aurait espéré sérieusement trafiquer de la moutarde de Dijon ? Il en avait des seaux dans les moindres recoins de son navire, persuadé par un informateur « digne de confiance » que les restaurants brésiliens, privés par la douane de ce condiment français, se les arracheraient à prix d’or. Pour tout matériel de navigation, il exhibait un quadrillage de l’Atlantique tracé au crayon sur une feuille de papier calque et une vingtaine de cartes postales où l’on distinguait, vues d’avion, quelques entrées de port. Tard dans la nuit, il trempait de rhum des biscuits pour chien et s’isolait pour étudier son Lagarde et Michard, avec aux yeux la fébrile passion d’un découvreur.

Des cheveux blonds, bouclés dru, et une moustache à la Blériot. « Le moustique atomique », disait Thaïs. Et si une amitié se mesure au nombre des confidences, le moins qu’on puisse dire c’est qu’il n’en avait pas été avare. La cocaïne, il savait qu’il l’aurait sniffée avant d’avoir rejoint la mer ; l’Amérique du Sud, qu’il en aurait vite fait le tour ; la France, qu’il n’y retournerait jamais. L’une des rares personnes à habiter son rêve avec la pleine conscience qu’il s’effilocherait un jour.

Ils s’étaient saoulés ensemble au Nàutico, la veille de leur séparation. Thaïs pleurait en riant, elle vibrait, mouvant toutes les ondes de son corps, et griffonnait sur la nappe de tendres petits poèmes. On devinait la mer, luisante et noire, derrière les élancements fléchis des cocotiers.

Ils s’étaient embrassés, serrés très fort les uns contre les autres, tournoyant comme des astres fous sur la terrasse désertée. Un pianiste fatigué jouait avec mollesse In the Mood sur le Pleyel du club ; on percevait aussi la rumeur lourde du ressac, obsédante ; les chauves-souris faisaient crisser la nuit.

La première fois qu’il avait enlacé Thaïs, qu’il s’était perdu en elle, corps et biens, sans ombre de remords.

Xavier s’était embarqué à l’aube, lucide, puissant de son départ, avec toute sa moutarde et deux kilos de maconha, pour voir venir… Un petit mot de São Luis où il s’était procuré quelques grammes de poudre – avec la coke, écrivait-il, tu sens à quel point le monde s’écroule, et combien nous sommes riches de cette merde qui nous étouffe – et puis plus rien.

Plus rien jusqu’à cette lettre de Thaïs. Te lembras de Xavier ? Il a coulé au large de Belém, on a seulement retrouvé son canot de sauvetage. Vide.

Et le soleil s’éteint comme une lampe, et de nouveau la Chine et ce plaid affreux qu’il ramène avec précaution sur ses genoux. Voilà qu’il se rappelle le Secours rouge, La Cause du peuple, le froid du petit matin à l’entrée des usines, des tracts plein les mains. Et il a froid aux siennes plus encore, il les cache, les enfouit dans les replis râpeux de sa couverture. Pas plus tard qu’hier, il a fait rire son professeur de langue en mentionnant les « vestes à col Mao ». Ici, lui a-t-on précisé, we call that Sun Yat-sen jackets…

Et même s’il ne s’est jamais trompé sur tout cela, même s’il n’y a jamais cru, il se met à trembler sur son fauteuil de plastique, avec une étrange et persistante envie de mourir.

 

 

Grey November of the Soul

 


* * *

 

 

L’envie de mourir ne s’était pas réduite à cette douce accumulation de mots. Il la perçoit toujours, dangereuse, imprégnée comme un poison dans la texture du papier, prête à ressurgir au moindre écart de sa détresse.

En arrivant à Tientsin, on l’avait prévenu qu’il devrait cohabiter, au moins durant quelques semaines, avec Warren, un expert américain enseignant à l’Institut de langues où il s’apprêtait à prendre ses fonctions. Une chambre pour chacun, pièce commune et partage de la salle de bains et des toilettes. Après sa traversée de la ville, dans une Jeep militaire qui patinait sur la neige noire entre les murs de briques et de béton, la désillusion avait été cuisante. Mécontent lui aussi de cette promiscuité avec un inconnu – français de surcroît – mais beaucoup plus âgé que Roetgen et bavard de nature, Warren s’était pourtant montré affable. Il avait pris sous son aile cet auditeur à domicile et s’était mis en tête de l’aider à surmonter les tracas de son installation. Il avait donc fallu supporter son babillage permanent, puis, très vite, ses confessions.

Warren était homosexuel – un jour qu’il avait comparé son voisin de chambre au Bacchus de Caravage et engagé de discrètes avances, Roetgen s’était vu contraint de mettre clairement les choses au point – il avait fait la guerre du Vietnam comme correspondant de presse dans les Marines, travaillé pour la CIA en Afrique et enseigné la Bible aux Philippines. Il n’était en Chine que depuis six mois, mais donnait déjà des leçons très particulières à deux étudiants délurés, leur apprenant à tour de rôle « comment pratiquer avec les filles ». Censé travailler avec eux la calligraphie, il n’avait guère progressé dans cette discipline.

De toutes les histoires que Warren avait pu raconter sur lui-même, Roetgen ne se souvient que des plus extravagantes. La plupart étaient de nature sexuelle. Opéré à la suite d’une grave blessure à l’entrejambe – saloperie de grenade au phosphore ! – il ne pouvait plus éprouver d’orgasme et devait à cette séquelle avantageuse de pouvoir copuler jusqu’à deux ou trois heures avant d’en terminer avec une érection. Dommage pour les femmes que je sois gay, non ? Laquelle ne quitterait pas son mari pour un amant comme moi ! Il racontait aussi comment il s’entraînait en Afrique, avec des pilons de mortier de plus en plus larges, en vue d’une rencontre avec un Noir trop bien membré, comment il avait écouté les trois actes de Lucie de Lammermoor, au Metropolitan Opera, en se faisant caresser (il avait employé un autre mot) par un Portoricain, et des histoires d’orgies dans les bains maures de Tanger ou de sordides vengeances au cocktail Molotov « sans allumage ». Roetgen voit encore la mine réjouie de l’Américain énonçant la recette sur un ton professoral : Dans une bouteille bien bouchée, trois quarts d’essence et un quart d’acide sulfurique ; tu mets le tout dans un sac en plastique contenant du chlorate de potassium, et quand la bouteille se brise, ça fait Woof ! (il gonflait ses joues, avec l’air d’un vieux satyre, en mimant l’explosion). Il vaut mieux être loin quand ça pète, je peux te le dire ! Il était également capable de chanter le rôle de Mimi dans toute La Bohème, piquait de terribles colères contre les Chinois, puis remettait au Bureau politique de longues autocritiques que personne ne lui demandait.

Peu avant son suicide, il en était à rétribuer les bonnes réponses de ses étudiants avec des photocopies de billets de cent dollars – « pour leur apprendre un peu les finesses du capitalisme » – les sommes amassées par les élèves servant à se dédouaner ensuite vis-à-vis du professeur d’éventuels trous de mémoire durant l’examen de fin d’année.

Quoi qu’il en soit, cet énergumène lui avait gentiment proposé de taper ses textes, et il y aurait de l’ingratitude à ne pas reconnaître sa générosité.

Roetgen pose son verre. Depuis quand songe-t-il de nouveau à « elle » ? Depuis ce moment, peut-être, où le ciel est devenu jaune, d’un jaune sombre effrayant, comme jadis à Beidaihe, lorsqu’un phénomène comparable leur avait fait pressentir ensemble l’imminence d’un événement terrible et injustifié. Elle, c’est Beverly. Et peu importe si elle s’appelait réellement Beverly, Judith ou Artémise : elle n’existe que dans la mesure où Roetgen s’en souvient, échappant ainsi aux décrets de l’exactitude.

La chose certaine, c’est que Macao s’estompe tout à coup, et qu’il se retrouve avec elle au Grey November of the Soul, le petit bar de l’hôtel Astor à Tientsin, rebaptisé par Warren du nom d’un bordel de Manille.

Ce bar était le seul endroit de la ville à peu près correct. Un luxe cossu, des cuivres, du vrai bois, des velours neufs et des lumières tamisées. Malgré un côté clinquant que le propriétaire de l’hôtel, natif de Hongkong, n’avait pu s’empêcher de reproduire, c’était plus qu’il n’en fallait pour oublier la crasse et l’obscurité sordides de Tientsin.

Warren lui avait présenté Beverly lors d’un dîner, quelques jours auparavant, mais ce fut par hasard, cette nuit-là, qu’elle trouva Roetgen attablé devant un whisky dans la petite salle déserte. Derrière la fenêtre, une grande lanterne de nouvel an ne parvenait qu’à ensanglanter une parcelle de trottoir ; des bouquets d’appliques murales – troncs de cônes métalliques couverts de peinture mate – diffusaient une lueur violette, leur donnant l’air de noyés. Elle accepta un verre et s’assit en face de Roetgen.

Le jeune serveur retourna s’ennuyer à son comptoir. Il observait Beverly avec insistance : elle n’avait pas encore quarante ans, mais ses cheveux étaient entièrement blancs. Plus tard, et sans penser à mal, on demanderait à Roetgen pourquoi il n’avait pas lui aussi des yeux bleus, comme sa maman.

— Tu viens souvent dans ce bar ? C’est étrange qu’on ne se soit jamais rencontrés : j’habite ici, au deuxième étage. Tu es à Tientsin depuis longtemps ?

Cinq mois pour Roetgen, deux ans pour elle. Nouvelles de la Fac, de l’Institut, de Warren…

— Et la Chine, alors ? Ça te plaît ?

Pour l’instant, Roetgen aime bien. Ici ou ailleurs, il est toujours content là où il se trouve. Un prof de l’Institut lui donne des cours de chinois accéléré, il commence à se débrouiller, pas pour lire, hélas, mais pour parler. Beverly est surprise et ravie.

— Tu es la première personne que je rencontre qui me fasse cette réponse ! D’habitude, tous les étrangers passent leur temps à cracher dans la soupe.

Elle rit. Ses yeux délavés pétillent de malice. Roetgen explique un peu mieux pourquoi il apprécie sincèrement ce pays et sa population. Elle acquiesce, mais trouve quand même bizarre d’aimer les gens moins pour leurs qualités que pour leurs défauts. Elle rit encore. Roetgen semble aussi fou qu’elle, et son accent français est vraiment, vraiment très mignon.

Leurs verres sont déjà vides. Roetgen appelle le garçon et lui demande de laisser la bouteille de Four Roses sur la table. Il n’y a plus de glace, mais on s’en passera. Ils trinquent à la Chine. Roetgen la regarde dans les yeux : et elle, qui est-elle ?

Beverly sourit. Roetgen continue à la surprendre, et elle lui en fait la remarque. Dans cet hôtel, les gens s’abordent plutôt ainsi : Do you buy or sell ? comme si l’humanité entière se réduisait à leur univers de businessmen. Cela dit, elle s’est interrogée autrefois sur la manière de répondre correctement à sa question, la seule qui importe à son avis. Mais ce n’est pas simple.

— Tu as le temps ? Ça risque d’être un peu long…

 

 

Un bonheur blanc

 


* * *

 

 

Un été, à Key West, elle avait décidé de lire toutes les biographies et autobiographies conservées dans la bibliothèque publique de la ville. Classés en Table 3B, selon le système Dewey, les ouvrages étaient rangés par ordre alphabétique sur les étagères de métal. Elle avait donc commencé par Louisa May Alcott et terminé, plusieurs dizaines de livres après, par Émile Zola. Durant ces mois de lecture, elle avait appris nombre d’anecdotes, certaines amusantes ou intéressantes, d’autres pathétiques ou simplement ennuyeuses, sur Degas, Benjamin Franklin, le clan des Kennedy, Oppenheimer, et même Talleyrand, dont elle avait découvert l’existence à cette occasion.

Elle se servit une large rasade de whisky.

— À la fin, cependant – la fin de l’alphabet, et celle de toutes les célébrités de ce monde – j’ai réalisé que je ne connaissais toujours pas ces centaines d’hommes ou de femmes sur lesquels j’avais lu tant de livres écrits par d’autres ou par eux-mêmes. J’avais appris de nombreux faits sur leur vie, mais sans en tirer la moindre idée sur la personne qui se trouvait au centre de cette série de faits. Chacune de ces biographies était un sol jonché de cendres froides : où était le volcan, la source éruptive de ces traînées de lave ? Je m’étais donc posé cette question : Qu’est-ce que connaître quelqu’un ? Connaît-on quelqu’un si l’on connaît son passé, son histoire ? Non. On ne connaît quelqu’un que si l’on connaît son futur. C’est-à-dire si et seulement si on est capable de prédire avec un degré satisfaisant de précision comment il réagira en présence d’une situation inédite.

La conjecture était originale ; Roetgen se concentra pour mieux comprendre où Beverly voulait en venir.

— Et si tu aimes sa manière de réagir, alors tu aimes cette personne. Et sinon, non. Une amitié ou une haine vivantes découlent de possibilités futures, et non d’événements épuisés par le passé. C’est la probabilité d’aimer ou de haïr une personne selon des modalités à venir qui détermine une relation émotionnelle. C’est précisément sur ce point que toutes les biographies ou autobiographies que j’avais lues à cette époque constituaient un fiasco : je savais ce qui était arrivé à un tas de gens, mais je ne pouvais prédire quelle aurait été leur attitude dans une variété de possibles imaginaires. En particulier, je ne pouvais savoir – dans l’hypothèse où le sujet d’une biographie donnée serait ici, dans ce bar – si j’aimerais instinctivement cette personne ou non. Manquait le noyau humain. Pour donner un exemple, quand je suis arrivée à la lettre E, j’ai lu un ou deux livres sur Éléonore d’Aquitaine. J’avais pour elle un peu plus d’intérêt que pour les autres, parce que c’est une de mes aïeules, s’il faut en croire la généalogie familiale que j’ai eue entre les mains.

Roetgen ne peut s’empêcher de sourire. Quel aveu dans cette passion des Américains pour la généalogie, cette volonté d’ancrer leur destinée dans l’élite du Vieux Monde ! Car il n’y avait jamais personne, évidemment, pour revendiquer comme ancêtre tel obscur paysan ou tel soudard imbécile du Moyen ge. De même, chez les croyants à la métempsychose, on comptait les princesses égyptiennes par centaines, et jamais un seul foie de rat, une seule patte d’insecte, ou même un seul homme du commun. Warren, lui, descendait en droite ligne – via le Mayflower – de… Pierre Abélard ! Le handicap distinctif du personnage ne l’embarrassait pas. Il lui avait montré cet arbre généalogique, établi à prix d’or par un spécialiste aux États-Unis. Il en était très fier, bien qu’affectant une réserve de façade sur sa véracité.

— Je sais maintenant quelques faits sur la vie d’Éléonore d’Aquitaine, continuait Beverly, mais je ne la connais pas. Est-ce que je l’aimerais ? Je n’en ai aucune idée. En supposant qu’elle vienne me rendre visite dans ma chambre, un après-midi d’été, qu’est-ce que ses yeux remarqueraient ? Serait-ce le géranium que ma voisine japonaise vient de sortir sur le balcon, ou le fait qu’en 1984 il suffise de pousser un bouton pour donner de la lumière ? Si je savais répondre à cette question, je saurais si je l’aime ou non. Mais je crois que je l’aimerais vraiment si elle pensait que le géranium et la lumière électrique sont aussi beaux l’un que l’autre ; et beaucoup moins si elle n’était fascinée que par l’électricité ou, ignorant ces deux choses, commençait à se plaindre de la poussière, de la pollution et des inconvénients de la vie quotidienne dans la Chine du Nord.

Une bonne biographie aurait dû nous rendre capables de prédire pareilles choses, mais la plupart n’y réussissaient jamais. Elles ne parvenaient pas à créer entre nous et la personne traitée une réelle relation humaine – d’amour ou de haine, peu importe, mais qui nous fît regretter personnellement la disparition de quelqu’un, ou nous obligeât à l’insulter encore après sa mort. Une biographie, telle que la concevait Beverly, n’avait pas besoin d’être épaisse pour nous donner la totalité d’une personne, passé et futur : cela dépendait uniquement des traits que l’on choisissait de sélectionner. Certaines choses ne disaient absolument rien sur les gens, dans la mesure où elles n’avaient aucun pouvoir critique de prédiction.

— Imaginons que j’affirme : Je suis membre de la Linguistic Society of America, ce qui est en fait la réalité, que peut-on prédire de moi à partir de ça ? Rien ou pas grand-chose. Mais si un Américain mentionne au cours d’une conversation qu’il est membre de la John Birch Society, que puis-je prédire de lui ? Tout, absolument tout ! Je peux prédire ses opinions sur tous les sujets concevables, les livres qu’il a lus ou n’a pas lus, et ceux qu’il aime ou qu’il déteste. Je peux dire dans quelle partie de l’Amérique il vit probablement, sa nourriture favorite, comment il s’entendait avec ses camarades de classe lorsqu’il avait quatorze ans, et même comment il baise avec sa femme. C’est un homme qui peut écrire sa biographie avec une phrase unique et parfaite : Je suis membre de la John Birch Society. Sachant tout ce qu’il a fait et tout ce qu’il fera, je n’ai donc plus besoin de gâcher mon temps à parler avec lui. Une véritable autobiographie devrait être la sélection d’une parfaite série de faits sur soi-même, série qui permettrait à un lecteur de prédire tout le reste. Ou, en termes formels, d’axiomes à partir desquels nous pourrions dériver l’ensemble des théorèmes concernant une personne.

Roetgen lui avoua que sa théorie le captivait, malgré son côté un peu trop formel, justement.

— Oui, mais il faut considérer tout cela comme un jeu mathématique, pas autrement. Et dans cette perspective, pour commencer à répondre à ta question, quels sont les faits que je devrais choisir – parmi ceux réels ou virtuels engrangés dans mes 1014 connexions neuroniques – pour te les présenter en tant qu’axiomes de moi-même ? Quelle serait la trentaine d’événements dans ma vie qui te permettrait de dériver les autres ? Bien. Tu sais déjà quelques petites choses sur moi : tu connais ma date de naissance, tu sais que ma famille a du sang bleu. Mais, axiomatiquement, cela ne sert à rien. Par contre, si tu sais que je pense continuellement à un tas de choses un peu folles qu’il serait amusant d’effectuer (comme, par exemple, lire toutes les biographies par ordre alphabétique) et qu’ensuite je les réalise, alors tu sais sur moi quelque chose d’important. J’ai passé ces vingt-deux dernières années à obéir aux impulsions de mon imaginaire. Une fois, je me suis demandé comment ça serait de marcher pieds nus dans la neige pendant deux miles. Je l’ai fait, je sais. Une autre fois, ce que ça donnerait de passer un an à prendre des photographies mentales d’un vieux parapluie noir à New York. Parapluie avec l’Empire State Building, Parapluie avec la statue de Humboldt au sud de Central Park, etc. J’ai dans la tête à peu près cinq mille photographies de parapluie à New York. Et ainsi de suite. Mais tu me dis si ça t’ennuie, n’est-ce pas ?

Roetgen avait répondu par la négative, et il était sincère. Quoique passablement éméché, il suivait avec une réelle attention le raisonnement de Beverly, fasciné par ces folies qu’elle racontait en souriant, avec calme et innocence. Sa méthode avait l’air de fonctionner plutôt bien : il avait l’impression d’avoir toujours été assis à cette table avec elle, de la connaître effectivement depuis des lustres. De nombreux éléments clochaient dans sa théorie, mais décidé à ne pas l’interrompre, il était heureux de rencontrer quelqu’un qui sortît enfin de l’ordinaire. Cela le changeait des rabâchages de Warren ou des rares étrangers, presque tous américains, qui s’obstinaient à vouloir le fréquenter. Pour relancer Beverly, il lui avait demandé ce qu’elle faisait de l’enfance dans son système.

— Tout dépend de la personne, bien sûr. Pour moi, elle n’intervient absolument pas. Ou, en tout cas, dans le sens où elle pourrait contenir quelque axiome de moi-même. En fait, je suis née à l’âge de quinze ans, au moment où j’ai commencé à appliquer le programme d’existence qui est encore le mien aujourd’hui. Je n’ai jamais réussi à envisager ma vie comme une ligne droite, une chronologie allant d’un point à un autre. Tous mes souvenirs coexistent ainsi dans mon esprit sans aucune relation avec le temps : les dîners dans les restaurants ukrainiens du Lower East Side de New York, ma sensation de griserie à lire dans une revue mon premier article universitaire, les œufs de Pâques de Fabergé à Leningrad et à Las Vegas, la poussière jaune, les pins noirs et les montagnes blanches du Yukon, l’époque où je dirigeais une entreprise d’informatique et où, n’ayant pas d’argent pour le paiement des salaires, j’avais seulement une heure pour essayer de me procurer cent mille dollars à Wall Street, Le Cavalier polonais de Rembrandt, cette lettre reçue par erreur de la Terre de Feu, 52nd Street Theme de Thelonious Monk, la vision de ces gens s’immolant par le feu dans un temple de Singapour, mes rêves sur les récifs de Key West, le parfum du clos-vougeot, la mort de Virgile par Hermann Broch… et 1014 (moins douze) autres souvenirs du même genre.

Apercevant le serveur qui s’apprêtait à brancher l’énorme poste encastré au milieu des bouteilles, Roetgen lui avait tendu une cassette, rapidement extraite de son walkman. L’homme s’était laissé tenter, curieux d’écouter un peu de musique occidentale.

— Cosa Sarà au Grey November of the Soul.

— Qui est-ce ?

Lucio Dalla. Elle ne connaissait pas, mais ça lui plaisait. Il traduisit tant bien que mal quelques paroles de la chanson. Elle adorait. Really !

Le jour le plus heureux de sa vie, Beverly l’avait passé à Mombasa, quand elle était restée seule sur les rivages de l’océan Indien, en marge d’un séminaire. De cette expérience, elle gardait le souvenir d’un bonheur blanc, d’une totale et absolue harmonie avec le monde.

— Je ne sais pas, disait-elle, si tous les êtres humains sont assez chanceux pour éprouver au moins une fois dans leur vie ce moment de félicité parfaite, mais je me sens privilégiée d’avoir eu cet après-midi-là dans la mienne : une plage blanche et sans limite, le vert des palmiers, le bleu de l’océan et les voiles rouges des barques de pêche arabes. Et je ne sais pas non plus le pourquoi de ce bonheur. Pourquoi Mombasa et pas Istanbul ou la mer de Beaufort, au nord de Barrow, ou Clorinda en Argentine ? Quelle était la nature de ce qui m’a touchée si profondément ce jour-là en Afrique, au cœur même d’un paysage de carte postale, et m’a été refusé partout ailleurs dans le monde, sans rapport avec la beauté ou l’exotisme des lieux où j’ai pu me rendre ? Je ne sais toujours pas pourquoi, mais je me suis sentie émue, distinguée parmi les mortels, d’avoir eu droit à ce bonheur blanc.

La musique s’était tue. Roetgen regarda le garçon pour qu’il tourne la cassette, mais ce dernier lui indiqua l’horloge murale : onze heures dix, le bar était fermé depuis dix minutes. Il leur avait fait la faveur d’attendre la fin du morceau. De toute façon, la bouteille était vide.

— Si tu veux, il me reste un fond de whisky dans ma chambre, avait proposé Beverly.

 

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03/01/2019 272 pages 20,00 €
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