#Polar

Le royaume des perches

Martti Linna

Ilpo Kauppinen, pêcheur taciturne d'une soixantaine d'années, ne vit que pour les perches, et Hilkka, son épouse. Lorsque celle-ci disparaît brusquement, Ilpo continue de pêcher sur le lac. Le capitaine Sudenmaa mène l'enquête, entre deux coups de fil de son ex, paumée alcoolique, et avec à la maison une ado presque-femme. Un polar au cœur de la Finlande.

Par Martti Linna
Chez Gaïa

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Editeur

Gaïa

Genre

Policiers

« Un homme veut entrer chez nous ! »
La voix de Hilkka grésilla dans l'émetteur-récepteur. Ilpo crut avoir mal compris.
« Quoi ? »
Il coupa le moteur du canot. L'eau continua de clapoter contre la proue, le bateau avançant sur sa propre lancée. Il attendit un instant. Silence radio. D'un mouvement du pouce, il repassa en mode émission.
« Répète ! »
Cette fois, la réponse de Hilkka arriva aussitôt.
« Un homme veut entrer chez nous, dit-elle à voix basse. Il va me faire du mal. »
Une mouette piqua à une vingtaine de mètres devant l'embar­cation, là où la surface frémissait. L'oiseau remonta, un petit pois­son translucide dans le bec. Un banc d'éperlans devait se trouver là-dessous, et les belles zébrées se dissimulaient assurément en contrebas, à l'affût. Elles n'allaient pas tarder à remonter. Il vira de bord avant de réaliser la futilité de son initiative.
« Ilpo ! » Le cri aigu de Hilkka fusa hors du poste et s'éleva dans le ciel, où la mouette s'éloignait en décrivant une large courbe.
Il continua de résonner dans la tête du pêcheur, pour ne plus la quitter.


2
À l'image des terrains de golf, la vaste pelouse du camping semblait avoir été tondue par un barbier méticuleux. Un bâti­ment abritant le bureau de la réception, une cafétéria et le local technique circonscrivait d'un côté l'étendue verdoyante. Le capi­taine Sudenmaa se rappelait être jadis venu ici boire une bière dans le sillage de ses coéquipiers, quand il n'était encore qu'un bleu. Partout ailleurs, la pelouse se terminait à la lisière du bois qui ceinturait le lac. Des bungalows avaient été semés ici et là sur la rive. Ils se dressaient, isolés, entourés d'arbres, comme si un différend de longue date les opposait les uns aux autres.
Sudenmaa repéra sans difficulté le seul bâtiment devant lequel stationnait un fourgon bleu et blanc. Il alla se garer derrière le panier à salade. Une tête coiffée d'une casquette bleue lui jeta un regard furtif depuis l'angle le plus éloigné du bungalow. Le capitaine détacha sa ceinture de sécurité et descendit de véhicule. Il s'étira avec volupté, fit le tour de la voiture et se lança dans l'examen des pneumatiques. Un morceau de gravier de taille conséquente s'était logé dans une rainure de la gomme du pneu arrière gauche. Il ressortit les clés de sa poche, s'accroupit et extirpa le caillou.
Pelkonen ne semblait toujours pas comprendre ce qu'on atten­dait de lui. Sudenmaa se recula de quelques mètres et entreprit de tester le bon fonctionnement de la commande d'ouverture à distance des portières. Il pressa le bouton, en cadence. La voiture lui répondait avec docilité, faisant clignoter ses feux, actionnant le mécanisme de verrouillage vers le haut, vers le bas. Il était de l'intérêt de Pelkonen, lieutenant frais émoulu de l'École de police, d'apprendre au plus vite les bonnes manières. De nos jours, la montagne ne venait plus à Mahomet. Tout au plus s'en approchait-elle, et encore, à condition de pouvoir le faire en voiture.
Pelkonen finit par réagir. Il se détacha du bungalow et vint rejoindre son supérieur.
« Salut, Pelkonen.
- Salut.
- Qu'est-ce qu'on a ? »
Pelkonen était un homme particulièrement avenant, comme le sont certains petits garçons. Il avait gardé une peau de pêche, rose et veloutée ; aucun poil disgracieux ne venait ombrager son menton virginal. Si on lui avait retiré sa casquette, une crinière de boucles dorées aurait cascade. Les femmes aimaient toujours allaiter les bébés dans son genre et leur tapoter les fesses jusqu'à ce qu'ils régurgitent le trop-plein avec un rot. Plus grands, les beaux gosses de son acabit avaient toujours droit au sein, mais question régurgitation, on en attendait un peu plus d'eux.
« Madame a foutu le camp. »
Sudenmaa prit appui contre le coffre de sa voiture. Ce nigaud ne remarquerait pas qu'il venait de s'en voir attribuer une nou­velle. Il ne fallait s'attendre à aucun commentaire de sa part sur la Skoda Octavia flambant neuf. Avec Kosola, ce serait sans doute différent.
« Fais-moi le topo. »
Le lieutenant sortit un calepin de sa poche-poitrine. Tout noter, voilà ce qu'on lui avait enseigné à l'École de police. Deux années sur le terrain et il saurait fermer les yeux sur les petites infrac­tions pour ne pas avoir sans cesse à tenter de retrouver ce maudit calepin. Seul le hasard lui permettrait de remettre parfois la main dessus.
« Ce matin, à 08 h 20, la disparue, Hilkka Kauppinen, a signalé par CB à son mari, Ilpo Kauppinen, qu'un homme s'apprêtait à entrer chez eux. Elle était restée couchée dans leur bungalow tandis que son mari partait pêcher sur le lac.
- Elle a appelé depuis ce bungalow ? »
Pelkonen le regarda par-dessous la visière de sa casquette. « Je suppose. Elle et son mari disposent d'émetteurs-récepteurs CB, celui de la femme se trouve sur la table.
- Et merde ! »
Ils pouvaient tirer un trait sur la possibilité d'obtenir des ren­seignements à l'aide d'une carte SIM ou d'un numéro IMEI. Idem pour géolocaliser la disparue grâce à son téléphone por­table. « Continue.
- Le mari est revenu à fond de train de son coin de pêche. Ça lui a pris dans les vingt, vingt-cinq minutes, selon sa déclaration.
- Il est équipé d'un moteur hors-bord ?
- Oui. Mais qui fonctionne sur batterie. Inadapté pour la vitesse. Pas assez puissant pour tracter un amateur de ski nautique. »
Sudenmaa se demanda ce que le ski nautique venait faire là-dedans. Cela entrait peut-être dans l'éventail des loisirs d'un joli tendron.
« Bien.
- Quand le mari, Ilpo Kauppinen, a finalement atteint la rive, il a trouvé la porte de leur bungalow ouverte. Mais aucune trace de son épouse, ni à l'intérieur, ni à l'extérieur. Il a appelé Police secours à 09 h 05. »
Sudenmaa se livra à un rapide calcul mental. Il avait fallu à l'homme quarante-cinq minutes à compter de l'appel de sa femme pour alerter les secours. La moitié de ce temps avait été consacrée à foncer jusqu'au bungalow. Il avait ensuite recherché sa moitié pendant une vingtaine de minutes. Respect.
« Quelqu'un a vu notre gusse sur le lac ?
- On n'a encore interrogé personne d'autre.
- Il faudra poser la question. À tous ceux que vous croiserez dans le secteur. Comment l'appel de la femme s'est terminé ?
- Que voulez-vous dire ?
- A-t-il été coupé brusquement ? Entendait-on quelque chose en bruit de fond ? »
Pelkonen se gratta l'oreille, un geste qui trahissait son manque d'expérience. Un policier un tantinet plus âgé aurait su que lever le bras indiquait invariablement que l'on avait manqué à ses obligations.
« On n'a pas pensé à le demander. »
Deuxième erreur. Le onzième commandement : n'avoue jamais.
« Et ensuite ?
- Kosola et moi sommes partis immédiatement après le coup de fil du pêcheur. Une deuxième patrouille a quitté la ville en renfort, mais les gars ont reçu une autre affectation en cours de route. Sur les lieux, il n'y avait que cet Ilpo Kauppinen qui répétait comme un disque rayé que quelque chose de grave était arrivé à sa femme, qu'il le sentait.
- Dans quel état se trouvait-il ?
- Choqué.
- Et en ce moment ? »
Pelkonen haussa les épaules. « Il ne fait que regarder l'eau, assis là-bas, au bout du ponton. »
Sudenmaa renonça au soutien offert par le coffre de l'Octavia. « Tout seul ? Allons jeter un œil. »
Le bungalow avait été badigeonné d'une lasure foncée. Quelques marches reliaient la pelouse à la petite terrasse construite devant la porte d'entrée orientée face au plan d'eau. Une exposition qui devait s'avérer agréable les jours d'été, se dit Sudenmaa. Le moindre souffle de vent venu du lac devait suffire à chasser les moustiques.
Quelques robustes aulnes glutineux poussaient sur la rive. Un ponton courtaud prolongeait la terrasse et saillait au-dessus de l'eau tel le pénis d'un homme obèse. Au bout du ponton, sur une bille de bois, était assise une forme voûtée vêtue d'un de ces coupe-vent orange fluo communément appelés vareuse flottante. On en vendait des flopées avant la nuit de la Saint-Jean, en formu­lant le vœu pieux que les gens les porteraient au moment d'aller uriner en s'accotant au plat-bord de leur barque, ou quand ils se mettraient à nager en bande, exaltés, vers l'île la plus proche. Mais en réalité, personne ne se donnait jamais la peine de les enfiler.
Kosola, le second homme en bleu, accueillit Sudenmaa d'un hochement de tête sans quitter l'ombre d'un aulne. Un bon flic, malgré son côté renfrogné. Le bruit courait qu'il entretenait, en plus de son épouse et de trois mouflets, une femme et deux enfants dans les parages de la capitale. Il avait eu l'intelligence de rester observer à distance l'individu assis sur le ponton. Les personnes en état de choc affichaient parfois un calme absolu pour se jeter l'ins­tant d'après tête la première dans un lac ou se ruer dans un accès de fureur sauvage sur leur interlocuteur. Sudenmaa n'escomptait plus voir un jour par miracle une personne traumatisée se compor­ter de manière raisonnable. Il avait déjà payé le prix fort. En attes­tait la cicatrice de huit centimètres de long qui courait sous son aisselle gauche, causée par un couteau de poissonnier.
Il décida de laisser le témoin tranquille pour l'instant et gagna la terrasse du bungalow. Le sol était lavé de frais. Il était encore humide et dégageait une agréable odeur de détergent parfumé à la résine de pin. À en juger par l'épaisseur des rondins, la patine laissée par le temps et l'état des châssis de fenêtres, la construc­tion du bâtiment datait de quelques décennies. Un banc constitué de trois planches en bois massif était fixé devant la façade. Dessus reposaient pêle-mêle des sacs en plastique, une glacière porta­tive et un sac à dos. Au mur étaient suspendues, à côté de deux serviettes, une épuisette et une grille sur laquelle on distinguait encore des restes de nourriture. Deux paires de bottes en caout­chouc et deux de baskets, une grande pointure et une petite de chaque, se côtoyaient sur le plancher rustique. Des cuissardes et une boîte débordant d'articles de pêche complétaient le tableau.
La porte était grande ouverte. Il franchit le seuil. Les Kaup-pinen avaient sans doute pour habitude de se déchausser au préalable, mais il s'en dispensa. Le bungalow ne serait pas long à inspecter. Il se composait en tout et pour tout d'une petite entrée et d'une pièce dotée d'un coin cuisine. On y avait casé, en sus de la traditionnelle table en bois, des lits superposés et un canapé. Par terre, sur un côté des couchages, s'élevait une pile de magazines féminins, celui du haut ouvert sur une double page de publicité pour dessous coquins. Sur la patère de l'entrée pen­daient des vêtements pour homme et pour femme. Le coin cuisine était suffisamment équipé pour permettre de se débrouiller en période estivale : un petit frigo, une cafetière, un four à micro­ondes et une cuisinière électrique de taille réduite. Derrière les portes d'un placard exigu destiné vraisemblablement à servir d'égouttoir pour la vaisselle, on découvrirait à coup sûr les bols et écuelles permettant à quatre personnes de se sustenter.
Un été, il avait loué un bungalow similaire pour Mariska et lui. Elle n'avait que neuf ans, à l'époque. La semaine avait été idéale pour des vacances, chaude et sèche. Mariska avait passé ses jour­nées à sauter dans le lac depuis le ponton, remontant à l'occasion sur la terrasse du bungalow pour frissonner quelques instants sous sa serviette de bain avant de retourner à ses cabrioles. Il avait préparé les repas à l'aide de surgelés servis dans des assiettes jetables et garnis de ketchup en abondance, taraudé par le sen­timent qu'il n'aurait plus jamais l'occasion de passer de telles vacances avec sa fille. L'avenir lui avait donné raison.
Il en termina rapidement avec son inspection. Aucune trace de lutte, et les vêtements de Hilkka Kauppinen et autres biens terrestres semblaient tous présents.
Il sortit et s'engagea sur le ponton. Toujours avachi à son extré­mité, Ilpo Kauppinen n'avait pas bougé d'un iota. Il ne se retourna pas en entendant le policier approcher. Sa nuque, caractéristique des hommes maigres, formait deux cosses jumelles qui disparais­saient à l'intérieur du col de sa vareuse.
« Bonjour. »
Le pêcheur se retourna et le dévisagea. « Quelque chose de grave est arrivé à ma femme. J'ie sais. J'ie sens. »
Il parlait d'une voix douce.
« Souffre-t-elle d'une quelconque maladie ? »
Kauppinen arborait un visage tanné, le faciès d'un amateur de plein air. Les pores dilatés de son epiderme se distinguaient avec netteté.
« Non.
- Quel âge a-t-elle ? »
Kauppinen dut réfléchir un instant. « Cinquante-huit. - Vous vous êtes disputés ? »
L'homme à la vareuse flottante sembla émerger de sa torpeur. « Quand ça ?
- Avant de partir à la pêche, ce matin.
- Non. On s'est pas disputés. Jamais. »
Bien sûr que non. Quand on appelait la police pour séparer deux personnes en train de se taper dessus, il était fort rare que celles-ci soient en train de régler un différend. Elles se deman­daient simplement ce qui clochait chez leur conjoint, et ce avec tant d'intensité que des dents quittaient leur logement et que des yeux se retrouvaient gratifiés d'un pourtour ombragé.
Sudenmaa laissa son regard errer à ses pieds et se demanda pourquoi le ponton semblait recouvert d'une étrange pellicule brillante.
« Le bungalow vous appartient ?
- Non. On le loue.
- Le propriétaire se trouve actuellement dans les parages ? » Avec la pointe de sa chaussure, le policier donna un petit coup
sur le bois. La pellicule brillante se déchira. Des écailles de pois­sons. Des millions d'écaillés desséchées. Ilpo Kauppinen, seul ou aidé de sa femme, devait vider ses poissons sur le ponton. Cette idée le répugna. Il visualisa le couple en train de se dandiner sur la couche d'écaillés jusqu'au bout du ponton pour aller se baigner. Ils ne se baignaient peut-être pas, cela dit. « Non. Il est pas là. »
Sudenmaa songea tout à coup qu'il serait avisé de prononcer quelques paroles de réconfort. Il se pencha et tapota l'épaule de son interlocuteur à trois reprises.
« Ne vous en faites pas, nous la retrouverons.
- Je peux entrer dans le bungalow ? »
Les yeux du pêcheur étaient bleu pâle, aqueux. Ils fixaient le visage du policier mais semblaient s'efforcer d'atteindre un point plus lointain à l'intérieur de son crâne. De tels regards, Sudenmaa en avait vu chez les marins, les passionnés de courses d'orienta­tion, les ornithologues et les conseillers financiers. Des gens pour qui la personne en face d'eux n'avait aucune espèce d'importance, seul comptait ce qui les attendait au-delà de l'horizon.
« Je vais vous demander d'examiner attentivement les affaires de Hilkka avec ces deux enquêteurs. Pour voir s'il manque quelque chose, avoir une idée des vêtements qu'elle portait quand elle est partie pour... je ne sais où, quelles chaussures elle avait aux pieds. D'accord ?
- J'ai des asticots au frigo. »
Sudenmaa ne comprit pas tout de suite. Des abricots ? « Des appâts.
- Des appâts ?
- La perche mord en ce moment. »
Le policier tourna les talons et regagna la terre ferme. Le ponton ploya un peu sous ses pas malgré les rangées de flotteurs qui le soutenaient de part et d'autre. Pelkonen et Kosola l'atten­daient devant le bungalow.
« Passez au crible les affaires de sa femme avec lui. Ne le laissez pas seul. Essayez de découvrir s'il manque quelque chose, de savoir comment elle pourrait être vêtue. Pelkonen, quand vous aurez fini, tu fermeras le bungalow à clé, tu garderas la clé avec toi, et tu appelleras les gars de la Scientifique. »
Le regard grave et candide de Pelkonen se porta au-dessus de l'épaule de Sudenmaa pour s'attarder sur l'homme assis sur le ponton. Fichtre, ils étaient sacrement touchants quand ils sor­taient de l'École de police de Tampere, innocents, frais, sentant le Natusan*.
«Vous croyez que... ?
- Je ne crois rien. Kosola, appelle le Central régional et demande-leur de nous envoyer une équipe de bénévoles. Du monde pour effectuer des patrouilles à pied, un chien de recherche s'ils parviennent à en dégoter un, et quelques véhicules pour ratisser les chemins alentour. Vois si tu arrives à mettre la main sur une photo de la disparue dans le bungalow. Tu porteras la casquette de superviseur des recherches. »
Pelkonen reporta son regard sur Sudenmaa. Le pauvre enfant s'imaginait peut-être qu'il venait d'assister à une démonstration éclatante de savoir-faire de la part d'un vieux briscard, qualité dont il hériterait lui aussi peut-être s'il restait suffisamment longtemps dans le métier. Il aurait été plus judicieux de parler de « savoir flairer ». Le capitaine décida de mettre le bleu dans le secret des dieux. Il se pencha un peu et baissa la voix.
« Écoute-moi bien, Pelkonen. Quand une femme permet à un homme de stocker des asticots dans le frigo, sache qu'il y a anguille sous roche. »

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trad. Christian Nabais, Paula Nabais
15/03/2013 192 pages 18,00 €
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