#Roman francophone

Le Sang noir

Louis Guilloux

Une petite ville de province, alors que la Grande Guerre tourne à l'hécatombe et que les mutineries grondent. Loin du front règnent la sottise et la bassesse humaines. Un professeur, Cripure, personnage pathétique sous des dehors burlesques, en sera la victime. On lui prend tout, même son honneur, et il ne lui reste plus qu'à se réfugier dans la mort. Le Sang noir, qui apporte au roman une dimension peu fréquente dans la littérature française, est une des grandes œuvres des années trente. " Ce qui me plaît dans Le Sang noir, c'est qu'il offre de quoi perdre pied. " (André Gide). " Ce livre tendu et déchirant, qui mêle à des fantoches misérables des créatures d'exil et de défaite, se situe au-delà du désespoir et de l'espoir. " (Albert Camus)

Par Louis Guilloux
Chez Editions Gallimard

0 Réactions |

Genre

Littérature française (poches)

Maïa entra, en claquant des sabots. Pas le moindre souci du dormeur étendu tout habillé sur le divan, ses petits chiens près de lui : elle savait bien qu'il ne dormait point.
« Que vient-elle faire ici ? » Elle s'arrêta au milieu de la pièce, fit un geste comme pour aller ouvrir les persiennes, et se ravisa.
Sur une petite table de chevet, près d'un livre ouvert et d'un tas de copies barbouillées d'encre rouge, sa corbeille. Elle se pencha, fouilla. « Qu'est-ce qui lui manque ? Une aiguille ? Une boule de bleu ? »
Elle ne savait pas lire, pourtant cela le gêna de penser qu'elle pouvait voir ses copies. Salauds de potaches ! Ils avaient encore trouvé le moyen de se foutre de lui. L'un d'eux, en travers d'une page, avait tracé à grandes lettres : Cripure ! « Je m'appelle Merlin ! » Combien de fois ne s'était-il pas écrié : « Je m'appelle Merlin ! » en frappant de grands coups de poing sur la chaire. Oui. Et puis après ? Ça les faisait plutôt rigoler. Ils n'en mettaient que plus d'acharnement à lui crier dans le dos : « Crip... Crip... Cripure », à écrire au tableau son surnom. Sale racaille ! Et ça durait depuis tant d'années !
Maïa fouillait toujours. C'était long. Certes, il n'avait pas envie d'elle en ce moment. Sa main pourtant se crispa sur la hanche de la goton, descendit, atteignit le rebord de la jupe, disparut. Il chassa les petits chiens, attira Maïa. La corbeille se renversa, des boutons roulèrent. Maïa posa sur la table le journal plié en chapeau de gendarme dont elle se coiffait pour faire son ménage, et sans un mot, elle escalada le divan.
Il se jeta sur elle comme du haut d'un mur, les yeux toujours fermés, avec un cri rauque, mais joué. « Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ? » pensait-il.
Mireille, la belle épagneule, tirait sur un pan de la couverture en grognant. Turlupin, avec des aboiements plaintifs, bondissait dans la pièce, Petit-Crû jappait, de sa voix criarde et précipitée, le gros Judas, boule noire et aveugle, errait.
- C'est-il fini ? dit Maïa.
Il se souleva. Elle glissa à terre. Cripure, à genoux sur le divan, les cuisses nues, les poings enfoncés dans un coussin, se mit à l'injurier, écarlate. Une manie qu'il avait.
- Tu as roulé dans tous les fossés du pays...
A quoi bon revenir là-dessus ? Affaire classée, finie. Ça n'avait duré qu'un temps d'ailleurs, puis elle s'était mariée, elle était devenue veuve. Depuis elle n'avait eu que lui et Basquin. Mais Basquin, elle l'avait connu le premier. Et puis quoi, est-ce qu'il ne lui avait pas répété cent fois pour une que c'était justement parce qu'elle avait fait le métier... Pas la peine de se casser le ciboulot à comprendre !
- Tu veux-t-il cor, mon p'tit chat ?
- Tu me dégoûtes.
Elle n'insista pas.
C'était curieux qu'il ne l'eût pas encore envoyée chercher une pièce de quarante sous dans la poche de son gilet, sa première injure ordinairement. Quarante sous, son tarif... Elle l'aida à se rajuster. Il se laissa faire, docile comme un enfant.
- Ordure...
Elle ne broncha pas.
Est-ce qu'elle ne savait pas qu'un soir, au bordel, il avait insulté une fille qui, suivie d'un client, revenait de sa chambre ? Il l'avait assaillie. Il voulait faire l'amour avec elle séance tenante. Ça l'excitait, disait-il, de penser qu'elle en revenait. On avait eu grand-peine à le calmer. Mais alors il n'avait plus voulu de la fille, et il était parti. « Il y a des hommes comme ça », pensait Maïa. Peu lui importait qu'en sortant du bordel, Cripure ait proféré d'étranges menaces à l'égard des officiers, ce qui avait fait croire aux témoins de la scène qu'il était ivre, ou peut-être fou.
Il se tut enfin, s'allongea. Maïa reprit son chapeau de gendarme, releva la corbeille. Les petites bêtes, une à une, sautèrent sur le divan et se recouchèrent autour de lui. Il allongea la main pour les caresser.
Maïa retourna à son ménage. Cripure l'entendit aller et venir, pousser le balai, piétiner devant l'évier. Là-haut, Amédée faisait sa toilette. Il ne cessait d'aller et venir à travers le grenier où on lui avait aménagé une chambre. Ce gros bruit de pas, juste au-dessus de sa tête, exaspérait Cripure.
Il pensa avec soulagement que c'était le dernier jour. Demain finirait ce supplice. Mais il s'en voulut aussitôt d'une pensée si peu humaine : est-ce qu'Amédée ne rejoignait pas le front aujourd'hui même ? Il pouvait bien le supporter encore quelques heures puisqu'il l'avait supporté pendant cinq grands jours...
Evidemment, dans cette maison, que par un tic bourgeois il appelait sa « baraque » - mais pour une fois le mot convenait à la chose - il n'était guère facile de loger un hôte ailleurs que dans le grenier. Cette petite maison, que Maïa avait reçue en héritage à la mort de son mari, ne se composait que de deux pièces, le « bureau » où Cripure était en ce moment étendu et, à côté, la cuisine, qui servait aussi de chambre à coucher. En haut, ce grenier, moitié grenier, moitié mansarde, où Amédée continuait à faire tant de bruit avec ses godillots de troufion. Mais il allait sortir tout à l'heure, pour rejoindre, c'était probable, quelque fille d'auberge.
Grâce à Dieu, Cripure n'irait que tard au Lycée ce matin. Une heure de cours - morale, en troisième. « Volaille ! » Mais il y avait, après midi, cette fête... Quelle corvée !
Il soupira, ouvrit les yeux, constata avec plaisir que les volets étaient clos. Quelque part, dans le voisinage, une clique militaire s'exerçait, répétait sans cesse la même marche. Bien ! Bien ! Tout cela était leur affaire. « Aimez-vous les uns les autres ! Il a fallu qu'un Dieu vienne leur enseigner l'amour, mais ils n'ont eu besoin de personne pour apprendre la haine... Bien ! »
Cripure se retourna sur son divan et les petites bêtes remuèrent, battirent de la queue, puis comme il ne bougeait plus lui-même et refermait les yeux elles redevinrent immobiles.
Il n'y aurait pas grand changement le jour où de même il serait étendu dans son cercueil. Quelle différence ? Rien que cette petite chose en moins, dans sa tête, si vaine, si lancinante, qu'il nommait pompeusement sa pensée, rien en moins que cette angoisse lâche qui étreignait son cœur.
Sans doute avait-il mangé et bu un peu plus que de raison hier au soir en rentrant de sa villa. Il s'était couché ensuite, mais le sommeil avait été long à venir. Depuis peu, les nuits, tant aimées autrefois pour leur silence et leur paix, n'avaient plus à lui offrir que des angoisses accrues. Quand il ne dormait pas, il avait peur. Un craquement de bois : il se dressait dans son lit, le cœur fou. Maïa dormait à son côté d'un sommeil, hélas sans rêves : du plomb.
Cette nuit, à peine avait-il fermé l'œil, écoutant jusqu'à une heure avancée les chœurs de soldats russes baraqués tout près. Puis, comme si souvent, le Cloporte s'était fait entendre.
La nuit, le Cloporte, qui se cachait durant le jour - et personne ne savait à quoi il avait employé son temps -, osait l'incroyable effort de revêtir sa redingote, de descendre son escalier ou de surgir de sa cave. Il apparaissait dans les rues, en se glissant il est vrai le long des murs comme un maraudeur. Clop ! Clop ! Clop ! Le Cloporte s'annonçait, il approchait en traînant la patte, et à chaque fois qu'il s'arrêtait, le bout ferré de sa canne heurtant la pierre du trottoir résonnait comme une clochette fêlée. Il restait quelquefois longtemps debout, appuyé sur sa canne, le menton dans la main, si longtemps que Cripure le croyait parti.
Mais : clop ! clop ! clop ! Et de nouveau la nuit retentissait du bruit solennel de ses pas.
Pourquoi revenait-il si souvent ? « Pourquoi de mon côté ? » Cette nuit, Cripure s'était levé prudemment, il avait entrouvert sa fenêtre : des lumières de gaz dans le silence. Il n'était pas facile à découvrir dans les ténèbres cette silhouette ; moins facile encore de renoncer à la chercher. Pour voir ce morceau de nuit glissant le long des murs il avait attendu longtemps : il eût veillé jusqu'à l'aube. Clop ! Clop ! Clop ! Rien encore que des pas, rien que la présence multiple prête à surgir de partout. Le bout ferré de la canne avait retenti sur les pierres, triomphal, comme la hallebarde du Suisse aux jours de fête. Puis, rien. Cripure avait avancé la tête : debout, sous le réverbère, le Cloporte était immobile comme un saint dans sa niche. Autour de son chapeau melon, la lueur du gaz flamboyait comme une auréole de vitrail. Le menton dans la paume de la main gauche, l'autre main appuyée sur sa canne, quelle cible parfaite ! Un jour viendrait - une nuit - où Cripure empoignerait son revolver et : tac ! tac ! il lui réglerait son compte. Ça ferait très peu de bruit, à peine un petit claquement de fouet ou d'amorce. Ou plutôt ce serait comme une puce que l'on fait craquer sous l'ongle. Le tour serait joué, la terre à jamais lavée du Cloporte.
Le Cloporte disparu, Cripure s'était recouché enfin puis endormi - comment ? - mais d'un sommeil traversé de cauchemars, puis d'une présence furtive : une femme murmurait à son oreille : « Pourquoi as-tu envie de pleurer ? » Qui ? Mais qui ? Un instant après le réveil, il avait compris que sa visiteuse nocturne, c'était Toinette, de qui il avait continué d'espérer la venue jusque dans l'abîme du songe, comme il l'espérait toujours depuis vingt ans. Toinette de qui il n'avait plus jamais rien su, devenue quoi, là-bas ? Peut-être une femme cloporte, comme celle- là qui depuis des années errait par les rues de la ville, en fredonnant des airs d'opérette, une affreuse bossue qui traînait toujours au bout d'une laisse un petit chien jaune et hagard.
Il fut tenté de reprendre la lecture du livre ouvert à son chevet, et renonça - les Mémoires de Benvenuto Cellini, pourtant ! Il allongea la main pour caresser la tête d'une des petites bêtes, Mireille, sa préférée.
Chères petites bêtes !
Seulement sur les petits chiens, il ne fallait pas non plus trop se monter le coup. Ceux-là aussi trahissaient ! On parlait souvent, dans des histoires pour gosses, du chien fidèle qui suit le convoi de son maître et se laisse mourir de faim. Oui. Mais il avait lu dans les faits divers qu'un homme s'étant suicidé, son chien fidèle s'était mis aussitôt à le boulotter.
La porte du grenier claqua et les gros pas d'Amédée battirent l'escalier, lourds, comme d'un homme qui achèverait sa toilette en marchant, boutonnerait son ceinturon ou sa veste. Quels pas de valet de ferme ! Toute la maison en trembla.
Il entra dans la cuisine ; Cripure jeta un regard à travers la portre vitrée. Amédée interpellait joyeusement Maïa qui planta là son ouvrage pour lui servir son déjeuner. Bien. Pas de danger qu'il vienne le saluer. Ce serait pour tout à l'heure quand il sortirait. Amédée entrebâillerait la porte après avoir frappé bien poliment. « Je sors... A bientôt... » Ils se serreraient la main sans se regarder.
Cripure ferma les yeux, feignit de dormir. Il était sûr ainsi qu'on ne viendrait pas le déranger. Maïa renverrait les visiteurs. Mais quels visiteurs ?
Dans la cuisine, Amédée déjeunait en bavardant avec Maïa. Il entendait leurs rires et le tintamarre des sabots de bois de Maïa sur le ciment. Ici, personne. Il murmura : « Personne ! »
Surpris, irrité par le son de sa propre voix, il leva les paupières et comme s'il eût cherché une présence désirée, redoutée peut-être, il jeta sur la pièce un long regard malade.
« Personne... »
A moins qu'une sorte de fou, comme l'autre jour...
Il était sympathique, ce jeune lieutenant, mais naïf. Enfin ça le regardait. S'il voulait croire aune humanité... perfectible, c'étaient ses oignons. Il tomberait de haut, un jour, et se romprait les os. Pauvre garçon ! Dommage ! Il était doué, sûrement. Autrefois, son plus brillant élève. De plus, un caractère noble, « victime toute désignée. Soit ». Mais cette victime n'était pas un agneau qui pleure. Le lieutenant s'insurgeait ; cela forçait l'estime quoi qu'on pût penser par ailleurs. Cripure trouvait des raisons au conformisme des gens en place et des vieillards ; mais les jeunes gens ! Plus il y réfléchissait, plus il se disait que la jeunesse est incroyablement dupe, une fois sur mille, et pour le reste consentante. Mais celui-ci avait parlé de balayer tout le fourbi. Balayer ! Parbleu... Cripure voulait bien en être. S'il ne s'agissait que de nettoyer la terre de toute cette bande d'aigrefins et de ganaches, de vidanger le monde de ses cloportes, il donnerait bien un coup de main. Mais qu'on ne vienne pas lui parler comme avait fait ce lieutenant, des conquêtes de l'homme sur lui-même. « Outreboufre, comme dirait le père Ubu, ça tout de même c'est trop rigolo ! Incomparables sornettes. Ma thèse est toute négative. Je détruis toute idole, et je n'ai pas de Dieu à mettre sur l'autel. Il faut avoir une bien piètre expérience de la vie pour oser croire à de pareilles foutaises. Les paradis humanitaires, les Édens sociologiques,hum ! Qu'il attende seulement d'avoir quarante ans, et d'être fait cocu par la femme aimée. Ensuite, on en reparlera. Ah ! là là. Dans ce monde, chacun se débrouille, chacun y est pour son compte, pour sa peau. Des conquêtes ? Celles qu'on opère soi-même. Oui : être un loup. »
Il ne bougeait pas, s'appliquait à jouer le sommeil. Mais cette bouche crispée comme de colère, cette poitrine qui se soulevait malgré soi, ces mains ouvertes sur la peau de bique, pareilles à celles d'un mort, tout cela n'était pas d'un dormeur, mais d'un homme lucide étouffé par son chagrin. C'était revenu d'un coup comme toujours, comme revient un mal incurable qu'on est las de surveiller, et dont le retour vous saisit presque en plein bonheur, quand on espérait que la trêve serait longue encore. Ça ne finirait donc jamais ! Il avait compté sur une sagesse qui viendrait avec l'âge, comme un bénéfice ou une récompense, comme un équivalent spirituel à la rente que lui servirait l'Etat, sous le nom de retraite, en reconnaissance de ses bons et loyaux services. Est-ce que le chagrin qui avait désolé sa vie ne prendrait pas un jour congé de lui, afin qu'avant de mourir il ait le temps et la chance d'un regard calme sur lui-même et sur le monde, espérance dont la réalisation, pensait-il, lui ferait accepter la mort qui, autrement, ne serait plus qu'un vol, une escroquerie honteuse ? Mais plus il vieillissait et plus il se disait qu'il faudrait aussi renoncer à cette espérance puisque le chagrin ne démissionnait pas et qu'en ce moment il serrait encore les dents sur sa douleur aussi fort qu'au lendemain de la catastrophe, après tant d'années.
C'était Toinette qu'il avait aimée - il pouvait dire : aimée ! - mais c'était d'un affreux torchon de femme, d'une souillon d'hôtel dont on n'eût pas voulu au claque qu'il avait eu ce fils, cet Amédée. Ça c'était passé l'année même de la catastrophe, quelques mois après la rupture avec Toinette, à Paris, où, sous prétexte de préparer sa thèse sur Turnier, il s'était réfugié. Année à tous égards mémorable. Il n'avait pas cessé de faire la noce, buvant ferme, dépensant sans compter, entretenant des femmes, perdant au poker une bonne partie de son « avoir » et pleurant de douleur et de rage sous ses couvertures, quand il était seul le soir, et qu'il pensait à Toinette. Et il avait fallu que ce fût précisément cette année-là, alors qu'il avait à satiété, en les payant bien entendu, tant de jolies femmes, qu'il fit un enfant à cette petite blonde fadasse.
Elle allait et venait dans la chambre, essuyait les meubles, refaisait le lit, ne parlait pas, souriait à peine. On ne savait pas d'où elle venait, si elle avait eu une vie, et il ne s'était guère soucié d'en rien savoir : une souillon. Pourquoi avait-il fallu que ce jour-là il fit si chaud, et qu'elle vînt faire la chambre à peine vêtue d'une blouse sur sa chemise ? Encore la blouse était- elle à demi dégrafée. « Elle avait dû le faire exprès, la salope. » En tout cas, elle n'avait pas résisté. Elle s'était laissé prendre docilement et rejeter de même.

Dès lors, il l'avait prise, et renvoyée à sa fantaisie, jeu cruel où pour une fois il avait eu affaire à plus faible que lui. Mais il l'avait toujours traitée avec douceur, même le jour où elle était venue lui annoncer qu'elle était enceinte. Il lui avait donné de l'argent, pour lui permettre au moins d'accoucher proprement, et plus tard, il avait reconnu l'enfant. Amédée portait son nom.
Elle ne demandait rien. Après comme avant, elle était toujours aussi docile et soumise à son destin comme si rien de ce qui lui arrivait n'avait pu l'arracher à un rêve indolent, pas même la maternité. Et ce fut spontanément, au moment de quitter Paris, qu'il lui avait promis de lui envoyer chaque mois une pension.
Il avait tenu parole pendant les quatre premières années, ne se souciant pas autrement d'avoir des nouvelles de son fils. Mais au bout de ce temps il s'était mis en tête que peut-être cet enfant n'était pas de lui, qu'il avait été encore une fois dupé, roulé comme un pauvre imbécile, et que cette souillon, qu'il avait crue si bête, avait au moins eu l'esprit de choisir, dans la foule de ses amants, le plus jobard, c'est-à-dire lui. « Moi ! »
Ayant acquis la « conviction morale » que depuis quatre ans il était victime d'une escroquerie, façon de voir qui par ailleurs satisfaisait son avarice, il avait supprimé les envois d'argent. Nulle plainte. La souillon ne sembla même pas s'apercevoir que l'argent ne venait plus et pourtant il eût été si facile de regimber puisqu'il avait commis l'impardonnable sottise de légitimer cet enfant de trente-six pères. Là-dessus un long silence s'était fait, mais pas l'oubli.
La guerre venue, Cripure avait fait le calcul que l'enfant de la souillon devait être en âge d'aller se faire tuer. Et il avait voulu le retrouver.
Des lettres expédiées à d'anciennes adresses lui revinrent. Il écrivit au maire de la petite commune où l'enfant avait grandi : Amédée était mobilisé, au front depuis un an déjà. Une correspondance s'était engagée et il avait été convenu qu'Amédée viendrait voir son père à sa prochaine permission. « Nous dirons que c'est un neveu. »
Maïa était d'accord.
Quelle scène ridicule à l'arrivée ! Ce sanglot nerveux qui lui avait serré la gorge à la vue du jeune homme et cette façon romanesque dont il lui avait ouvert les bras en s'écriant : « Embrasse-moi, je suis ton père ! » Est-ce que la scène de la séparation serait aussi grotesque ? Il le redoutait d'autant plus que le séjour d'Amédée chez lui avait été, tout compte fait, une erreur, une petite éponge de fiel. Il ne se sentait pas tellement coupable envers Amédée et la souillon. Cette histoire pouvait bien être quelque part indifférente et il n'avait garde d'oublier qu'Amédée n'était peut-être pas son fils.
Qu'il le fût ou non, il lui restait étranger. Ses manières lourdes y étaient bien pour quelque chose, ces bruits de pieds chaque matin, cette pipe, que Cripure n'osait lui interdire, bien qu'elle lui causât d'exaspérantes migraines, son manque évident d'éducation qu'il n'eût pas songé à reprocher à un autre et dont il était responsable. Ce garçon gentil, mais quelconque, était aux yeux de Cripure la vivante illustration d'un destin dérisoire. La présence d'Amédée lui rappelait plus cruellement que jamais le temps où tout s'était brisé une fois pour toutes, où il avait fallu pour jamais s'arracher à Toinette. Il avait perdu Toinette, et aujourd'hui, après tant d'années, ce fils inconnu et banal surgissait d'un autre bout du monde, tombait d'un astre, comme un fragment du destin d'un autre confondu par erreur avec le sien.
On frappa doucement : Cripure bougea à peine, hérissé cependant comme un animal en arrêt. Il souleva une paupière, geste imperceptible, tout juste suffisant pour lui permettre d'entrevoir Amédée, comme un comparse peut-être récusable de la farce.
- Vous dormez, mon père ?
Pas de réponse. Ça irait plus vite comme ça. La porte en effet se referma aussi doucement qu'elle s'était ouverte.
Un instant plus tard, Amédée était dehors et passait, ombre chinoise, devant les persiennes de Cripure. Fort bien. Tranquille pour une heure sur ce divan. N'était-ce pas là qu'il était le mieux pour souffrir ?

Commenter ce livre

 

13/06/2007 631 pages 10,40 €
Scannez le code barre 9782070372263
9782070372263
© Notice établie par ORB
plus d'informations