#Roman étranger

Le tango de la vieille garde

Arturo Pérez-Reverte

Roman d'aventure et d'amour, Le Tango de la vieille garde narre la liaison tumultueuse d'une riche femme du monde et d'un danseur professionnel mi gigolo mi gentleman cambrioleur. Le roman se situe dans les années vingt sur un transatlantique et dans les bas-fonds de Buenos Aires, au début des années trente sur la Riviera où a lieu une affaire d'espionnage liée à la guerre civile espagnole, et dans les années soixante à Sorrente lors d'un inquiétant tournoi d'échecs. En quarante ans, Max et Mercedes ne se rencontrent qu'à trois reprises, mais à la passion qui les consume s'opposent des intérêts liés à des forces obscures : des lettres du gendre et ministre des relations extérieures de Mussolini cachées dans le coffre-fort d'un banquier espagnol pourvoyeur de fonds du coup d'Etat de Franco et les carnets secrets du champion mondial d'échecs détenus par le KGB. Sexe, aventure et glamour sur fond de tango, le nouveau roman d'Arturo Pérez Reverte s'adresse à un large éventail de lecteurs et contient tous les ingrédients du succès.

Par Arturo Pérez-Reverte
Chez Seuil

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Editeur

Seuil

Genre

Littérature étrangère

En novembre 1928, Armando de Troeye se rendit à Buenos Aires pour y composer un tango. Il pouvait se le permettre. À quarante-trois ans, l'auteur de Nocturnes et de Paso-doble pour Don Quichotte était au sommet de sa car­rière, et tous les magazines espagnols publièrent sa photo, accoudé avec sa belle épouse au bastingage du transatlan­tique Cap Polonio de la Hamburg-Sudamerikanische. La plus réussie parut dans les pages mondaines de Blanco y Negro : les de Troeye sur le pont des premières classes, lui avec son trench-coat sur les épaules, une main dans une poche de sa veste et l'autre tenant une cigarette, souriant aux amis qui le saluaient du quai ; et elle, Mecha Inzunza de Troeye, vêtue d'un manteau de fourrure, un chapeau élégant encadrant ses yeux clairs que, dans son enthou­siasme, le rédacteur de la légende qualifiait d'« adora­blement dorés et profonds ».
Ce soir-là, alors que les lumières de la côte étaient encore visibles, Armando de Troeye s'habilla pour le dîner. Il avait pris du retard, gêné par une légère migraine qui mit quelque temps à s'estomper. Il insista cependant pour que sa femme le précède dans la salle de bal et s'y distraie en écoutant la musique. En homme minutieux, il lui fallut un bon moment pour garnir l'étui à cigarettes en or qu'il glissa dans la poche intérieure de son smoking et pour répartir dans les autres poches divers objets utiles pour la soirée : une montre en or et sa chaîne, un briquet, deux mouchoirs blancs soigneusement plies, une boîte de pastilles digestives et un portefeuille en croco contenant des cartes de visite et des petites coupures pour les pourboires. Puis il éteignit la lumière, ferma la porte de la cabine et partit en tentant d'ajuster ses mouvements au doux tangage de l'énorme paquebot, sur la moquette qui amortissait la loin­taine trépidation des machines propulsant le navire dans la nuit atlantique.
Avant de passer la porte, tandis que le chef de salle venait à sa rencontre, liste des réservations du restaurant à la main, de Troeye contempla dans le grand miroir du ves­tibule son plastron amidonné, ses manchettes de chemise et ses chaussures noires bien cirées. L'habit de soirée accen­tuait toujours son allure élégante et fragile: taille moyenne et traits plus réguliers que séduisants, rehaussés par des yeux intelligents, moustache soignée et cheveux noirs ondulés parsemés de précoces mèches grises. Un instant, l'oreille exercée du compositeur suivit la musique que jouait l'orchestre : une valse mélancolique et tendre. De Troeye sourit un peu, l'air indulgent. L'exécution était juste cor­recte. Puis il mit la main gauche dans la poche de son pan­talon et emboîta le pas au chef de salle jusqu'à la table qu'il avait réservée pour toute la traversée au meilleur endroit. Quelques regards le suivirent. Une belle femme, portant des boucles d'oreilles en émeraude, écarquilla les yeux, surprise et admirative. On le reconnaissait. Au moment où de Troeye prenait place à la table sur laquelle l'attendait un cocktail au Champagne, à côté de la flamme artifi­cielle d'une ampoule électrique dans une tulipe en verre, l'orchestre attaqua une autre valse lente. Depuis la piste, parmi les couples qui évoluaient au rythme de la musique, sa jeune épouse lui sourit. Mercedes Inzunza, arrivée dans la salle vingt minutes plus tôt, dansait aux bras d'un jeune homme mince et bien fait, portant smoking : le danseur professionnel du paquebot, chargé de s'occuper des dames des premières classes qui voyageaient seules ou dont les compagnons ne dansaient pas. Après lui avoir rendu son sourire, de Troeye croisa les jambes, choisit, non sans quelque affectation, une cigarette dans son étui et l'alluma.

Le danseur mondain
En d'autres temps, tous ses semblables avaient leur bonne étoile. Et lui avait été le plus doué d'entre eux. Il avait toujours conservé un rythme impeccable sur la piste de danse, les mains sereines et agiles hors de celle-ci, et sur les lèvres la phrase appropriée, la réplique opportune, brillante. Il était sympathique aux hommes et admiré des femmes. À cette époque, outre les danses de salon qui lui permettaient de gagner sa vie - tango, fox-trot, boston -, il dominait comme personne l'art de créer des feux d'ar­tifice avec les mots et de dessiner des paysages mélanco­liques avec les silences. Durant de longues et fructueuses années, rares étaient les fois où il avait manqué sa cible : c'était difficile qu'une femme suffisamment fortunée, quel que fût son âge, lui résiste au thé dansant d'un Palace, d'un Ritz ou d'un Excelsior, sur une terrasse de la Riviera ou dans le salon des premières classes d'un transatlan­tique. Il appartenait à cette catégorie d'hommes que l'on pouvait trouver en smoking le matin dans une pâtisserie, conviant à y prendre leur petit-déjeuner les domestiques de la maison où, la veille, il avait été l'invité d'un bal ou d'un souper. Il possédait ce don, ou cette intelligence. De même, au moins une fois dans son existence, il avait été capable de miser jusqu'à son dernier sou au casino et de rentrer sur la plate-forme d'un tramway, ruiné, en sifflotant L'homme qui a fait sauter la banque à Monte-Carlo, apparemment indifférent. Et l'élégance avec laquelle il savait allumer une cigarette, nouer sa cravate et exhiber des manchettes parfaitement repassées était telle que la police n'avait jamais couru le risque de l'arrêter sans être sûre de le prendre la main dans le sac.
- Max !
- Monsieur ?
- Vous pouvez mettre la valise dans la voiture.
Le soleil de la baie de Naples brûle les yeux en se reflétant sur les chromes de la Jaguar Mark X, comme sur les auto­mobiles de jadis, quand elles étaient conduites par lui-même ou par d'autres. Mais, depuis, tout cela a changé, et même l'étoile de jadis a disparu. Max Costa ignore le moment exact où cela s'est produit, mais c'est sans impor­tance. L'étoile s'est éclipsée, restée derrière lui comme tant d'autres choses.
Il esquisse une mimique résignée, ou peut-être est-ce le soleil qui lui blesse les yeux, tandis qu'il essaye de penser à un détail concret, immédiat - la pression des pneus en fonction de la charge de la voiture, la souplesse du chan­gement de vitesse, le niveau d'huile -, pour éloigner ce pin­cement doux-amer qui apparaît toujours quand la nostalgie ou la solitude en viennent à se manifester trop fort. Puis il inspire profondément et lustre avec une peau de chamois la figurine de félin argentée couronnant le radiateur, avant d'endosser la veste de l'uniforme gris qui l'attend sur le dossier du siège avant. Après l'avoir boutonnée avec soin et avoir ajusté son nœud de cravate, il gravit lentement les marches flanquées de marbres décapités et de jarres en pierre qui conduisent à la porte principale.
- N'oubliez pas la mallette.
- Soyez sans crainte, monsieur.
Le docteur Hugentobler n'aime pas qu'en Italie ses employés l'appellent docteur. Ce pays, dit-il, est infesté de dottori, cavalieri et commendatori. Et moi, je suis un médecin suisse. Je ne veux pas qu'on me prenne pour un des leurs : neveu d'un cardinal, industriel milanais, ou autres du même acabit. Quant à Max Costa, tous les familiers de la villa située aux environs de Sorrente s'adressent à lui en l'appelant Max tout court. Ce qui ne laisse pas d'être un paradoxe, car il a utilisé bien des prénoms et des titres au cours de sa vie, aristocratiques ou plébéiens suivant les circonstances et les nécessités du moment. Mais voici déjà un certain temps, depuis que son étoile a agité pour la dernière fois son mouchoir et lui a dit adieu - comme une femme qui disparaît pour toujours dans un nuage de vapeur, à la fenêtre d'un wagon-lit, et dont on ne saura jamais si elle est partie à cet instant précis ou si elle a com­mencé à s'en aller bien longtemps avant -, il a récupéré le sien, l'authentique. Une étoile disparue et un nom revenu, un nom qui, jusqu'à une retraite forcée, récente et en un certain sens naturelle, outre un séjour en prison, a figuré dans un épais dossier détenu par les services des polices d'une grande partie de l'Europe et de l'Amérique. Quoi qu'il en soit, pense-t-il tout en prenant la mallette en cuir et la valise Samsonite pour les mettre dans le coffre de la voiture, jamais, même aux pires moments, il n'avait imaginé qu'il finirait ses jours en répondant « Oui, monsieur ?» à l'appel de son prénom.
- Allons-y, Max. Vous avez pris les journaux ?
- Ils sont sur le siège arrière, monsieur.
Deux claquements de portière. Il a coiffé, ôté puis remis sa casquette de chauffeur pour installer le passager. En s'asseyant au volant, il la pose sur le siège à côté de lui et, par un vieux réflexe de coquetterie, lance un regard dans le rétroviseur avant de lisser sa chevelure grise, encore abondante. Rien de mieux que le détail de la casquette, se dit-il, pour souligner l'ironie de la situation ; la rive absurde où le ressac de la vie l'a jeté après le naufrage final. Et pourtant, quand il est dans sa chambre de la villa en train de se raser devant le miroir et qu'il compte ses rides comme on compterait des cicatrices d'amour et de batailles, chacune ayant son nom bien à elle - femmes, rou­lettes de casino, petits matins incertains, soirs de triomphe ou de défaite -, il finit toujours par s'adresser à lui-même un clin d'œil qui vaut absolution : comme si, en cet homme âgé, grand et moins svelte que jadis, aux yeux sombres et fatigués, il reconnaissait l'image d'un vieux complice avec lequel point n'est besoin d'explications. Après tout, insinue le reflet sur un ton familier, légèrement cynique, voire un peu canaille, il doit bien reconnaître qu'à soixante-quatre ans et avec les cartes désastreuses que la vie lui a servies ces derniers temps il peut encore se considérer comme favorisé. D'autres - Enrico Fossataro, le vieux Sândor Esterhâzy - ont dû choisir entre la charité publique et de pénibles contorsions, pendus à leur cravate dans les toi­lettes d'une pension lugubre.
- Des nouvelles importantes ? s'enquiert Hugentobler. Froissement de journaux sur le siège arrière de la voiture : pages feuilletées négligemment. C'était plus un commen­taire qu'une question. Dans le rétroviseur, Max voit la tête penchée de son patron, les lunettes tombées sur le bout du nez.
- Est-ce que les Russes ont lancé la bombe atomique, ou quelque chose comme ça ?
Hugentobler plaisante, bien sûr. Humour suisse. Quand il est de bonne humeur, il aime bien plaisanter avec le per­sonnel, peut-être parce qu'il est célibataire, sans famille pour rire de ses facéties. Max esquisse un sourire profes­sionnel. Discret et en gardant la distance de rigueur.
- Rien de particulier, monsieur : Cassius Clay a remporté un nouveau combat et les astronautes de Gemini XI sont revenus sains et saufs... Il y a aussi la guerre d'Indochine, qui va de mal en pis.
- Vous voulez dire : du Vietnam.
- C'est ça : du Vietnam... Et la nouvelle locale est qu'à Sorrente débute le tournoi d'échecs Campanella : Keller contre Sokolov.
- Grand Dieu ! dit Hugentobler, amusé et sarcastique. Quel malheur de rater ça... En vérité, il faut vraiment de tout pour faire un monde, Max.
- C'est bien mon avis, monsieur.
- Vous imaginez ? Une vie entière devant un échiquier. C'est comme ça que finissent ces joueurs. Cinglés, comme ce Bobby Fischer.
- Évidemment.
- Prenez par la corniche. Nous avons le temps.
Le gravier cesse de crisser sous les pneus quand, après avoir passé la grille en fer forgé, la Jaguar commence à rouler lentement sur la chaussée asphaltée entre les oli­viers, les lentisques et les figuiers. Max change de vitesse en douceur en abordant un virage serré à la sortie duquel, sur la mer calme et lumineuse, se découpent à contre-jour, comme du verre dépoli, les silhouettes des pins et les maisons étagées à flanc de montagne, avec le Vésuve de l'autre côté de la baie. Pendant un instant, il oublie la pré­sence de son passager et caresse le volant en se concentrant sur le plaisir de la conduite : le déplacement entre deux lieux dont la localisation dans le temps et dans l'espace lui est parfaitement égale. L'air qui entre par la fenêtre ouverte sent le miel et la résine mêlés aux dernières odeurs de l'été qui, dans ces régions, refuse toujours de mourir et livre une douce et naïve bataille contre les feuilles du calendrier.
- Une journée superbe, Max.
Il sursaute, revenant à la réalité, et lève de nouveau les yeux vers le rétroviseur. Le docteur Hugentobler, laissant les journaux de côté, a un havane aux lèvres.
- En effet, monsieur.
- À mon retour, je le crains, le temps aura changé.
- Espérons que non. Ce ne sont que trois semaines. Hugentobler émet un grognement accompagné d'une bouffée de fumée. C'est un homme d'aspect bonasse, au teint rougeâtre, propriétaire d'une maison de repos située près du lac de Garde. Il a fait fortune dans les années qui ont suivi la guerre en dispensant un traitement psychia­trique à de riches juifs traumatisés par les horreurs nazie : de ceux qui se réveillaient en pleine nuit et croyaient se trouver toujours dans une baraque d'Auschwitz, avec les dobermans aboyant dehors et les SS montrant le chemin des douches. Hugentobler et son associé italien, un certain docteur Bachelli, les aidaient à combattre ces cauchemars, leur prescrivant, pour terminer le traitement, un voyage en Israël organisé par la direction de la maison de santé et leur présentant, pour boucler l'affaire, des factures impression­nantes qui permettent aujourd'hui à Hugentobler de pos­séder une maison à Milan, un appartement à Zurich et la villa de Sorrente avec cinq voitures dans le garage. Cela fait trois ans que Max est chargé de s'occuper de celles-ci et de les conduire, et aussi de superviser les travaux d'entretien dans la villa, dont les autres employés sont un couple de Salerne, elle bonne à tout faire et lui jardinier : les Lanza.
- N'allez pas directement au port. Prenez par le centre.
- Oui, monsieur.
Il jette un bref regard à la montre élégante mais bon marché - une fausse Festina en plaqué or - qu'il porte au poignet gauche et suit le trafic réduit qui, à cette heure, circule sur le Corso Italia. Il lui reste bien assez de temps avant de gagner le canot automobile qui transportera le docteur de Sorrente jusqu'à l'autre côté de la baie pour lui éviter les tours et les détours de la route conduisant à l'aé­roport de Naples.
- Max?
- Monsieur ?
- Arrêtez-vous devant le Rufolo et achetez-moi une boîte de Montecristo numéro 2.
La relation de travail entre Max Costa et son patron a débuté par un véritable coup de foudre : à peine le psychiatre a-t-il posé son regard sur lui qu'il s'est désintéressé des anté­cédents impeccables - par ailleurs rigoureusement faux - figurant dans ses références. Homme pratique, convaincu que son intuition et son expérience professionnelle ne le trompaient jamais sur la condition humaine, Hugentobler a décidé que cet individu vêtu avec une élégance quelque peu surannée, son expression franche, respectueuse et tranquille, et surtout la prudence courtoise de ses gestes et de ses paroles étaient une image vivante de l'honnêteté et de la retenue. Un personnage parfait, donc, pour conférer la dignité qui convenait à l'éblouissant parc automobile - la Jaguar, une Rolls-Royce Silver Cloud II et trois voitures de collection parmi lesquelles un coupé Bugatti 50T - dont le docteur tire une si grande fierté à Sorrente. Naturellement, ce dernier est loin d'imaginer qu'en d'autres temps son chauffeur a pu profiter de voitures, lui appartenant ou pas, aussi luxueuses que celles qu'il conduit désormais à titre d'employé. En possession d'informations plus complètes, Hugentobler eût dû réviser certains de ses points de vue sur la condition humaine et chercher un aurige d'allure moins distinguée mais avec un curriculum plus conven­tionnel. Ce qui, d'ailleurs, eût été une erreur. Quiconque connaît le côté obscur des choses comprend que ceux qui ont perdu leur étoile sont comme les femmes qui ont un lourd passé et se marient: nulle n'est plus fidèle, car elles savent ce qu'elles risquent. Mais ce n'est pas Max Costa qui, aujourd'hui, informera le docteur Hugentobler sur la fugacité des étoiles, l'honnêteté des putains ou l'hono­rabilité forcée des anciens danseurs mondains, plus tard voleurs en gants blancs. Bien que les gants n'aient pas tou­jours été des plus blancs.

Lorsque le canot automobile Riva s'éloigne de la jetée de la Marina Piccola, Max Costa demeure un moment adossé au brise-lames protégeant le quai, à observer le sillage qui laboure la surface bleue de la baie. Puis il ôte la cravate et la veste de son uniforme et, cette dernière sur le bras, revient à la voiture stationnée près du bâtiment de la Guardia di Finanza, au pied de la falaise qui s'élève jusqu'à Sorrente. Il donne cinquante lires au garçon qui a surveillé la Jaguar, démarre et roule lentement sur la route ; décrivant une courbe serrée, elle monte vers l'agglomération. En débou­chant sur la piazza Tasso, il s'arrête pour laisser passer trois piétons sortant de l'hôtel Vittoria : deux femmes et un homme, qu'il suit d'un regard distrait tandis qu'ils tra­versent tout près du capot. Ils ont l'aspect des touristes aisés qui viennent hors saison, évitant les ennuis de l'été et de ses foules, pour profiter de plus de tranquillité, du soleil et du climat agréable qui, ici, se prolonge très avant dans l'automne. L'homme doit avoir moins de trente ans, il porte des lunettes noires et une veste aux coudes ren­forcés de peau de daim. La plus jeune femme est une brune d'allure agréable en jupe courte, les cheveux rassemblés en une longue tresse dans le dos. L'autre, d'âge mûr, est vêtue d'un cardigan en laine beige sur une jupe sombre et coiffée d'un chapeau d'homme froissé en tweed qui laisse voir des cheveux gris très courts, aux reflets argentés. Une femme distinguée, juge Max. Avec cette élégance qui ne tient pas aux vêtements mais à la manière de les porter. Au-dessus de la moyenne de ce que l'on peut rencontrer dans les villas et les bons hôtels de Sorrente, Amalfi et Capri, y compris en cette période de l'année.
Quelque chose chez elle l'incite à la suivre des yeux pendant qu'elle traverse la piazza Tasso. Peut-être sa façon de se comporter : lente, assurée, la main droite glissée négli­gemment dans la poche du cardigan : elle se meut comme ceux qui, toute une partie de leur vie, ont foulé, sûrs d'eux-mêmes, les tapis d'un monde qui leur appartenait. Ou peut-être l'attention de Max est-elle attirée par la façon dont elle incline le visage vers ses compagnons pour rire de ce dont ils parlent entre eux, ou pour prononcer des mots dont le son ne traverse pas les vitres de la voiture. Un instant, comme s'il lui revenait soudain le lambeau isolé d'un rêve oublié, Max se trouve confronté à l'écho d'un souvenir. À l'image passée, lointaine, d'un geste, d'une voix et d'un rire. Il en est à ce point étonné qu'il a besoin du coup d'aver­tisseur de la voiture qui le suit pour repasser en première et avancer un peu sans cesser d'observer le trio ; celui-ci, arrivé de l'autre côté de la place, s'installe au soleil autour d'une table de la terrasse du café Fauno.
Il s'apprête à s'engager sur le Corso Italia quand, derechef, la sensation familière se manifeste dans sa mémoire, mais maintenant le souvenir est plus précis : un visage, une voix. Une scène, ou plusieurs. À l'étonnement succède la stupéfaction, et Max écrase si brusquement la pédale du frein que cela lui vaut, dans son dos, un deuxième coup d'avertisseur, accompagné des gesticulations furieuses du conducteur quand la Jaguar fait un soudain écart sur la droite, freine de nouveau et s'arrête le long du trottoir.
Il retire la clef de contact et réfléchit, immobile, en contemplant ses mains posées sur le volant. Finalement, il sort de la voiture, met sa veste et marche sous les palmiers de la place en direction de la terrasse du café.

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trad. François Maspero
10/10/2013 533 pages 22,00 €
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