#Roman francophone

Le théâtre des nuits

Carl Aderhold

En cet hiver 1916, Blanche Beaulieu, une jeune comédienne à la carrière incertaine, court les cachets dans les théâtres de boulevard parisiens. Quand elle perd sa place, elle doit se résigner à jouer les complices dans les petites arnaques de Victor, son compagnon. C'est alors que survient une proposition inattendue. Participer à une grande tournée théâtrale auprès des poilus pour leur remonter le moral. La voilà partie avec la troupe menée par Sarah Bernhardt dans les Vosges. La rencontre de deux mondes, les comédiens et les soldats, l'arrière et le front, les femmes et les hommes. Une femme et un homme. Avec un sens romanesque salué à chacun de ses livres, Carl Aderhold signe ici une histoire d'amour déchirante, dépeignant une guerre où tout est théâtre. Une façon, aussi, d'interroger notre rapport au réel...

Par Carl Aderhold
Chez Stock

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Editeur

Stock

Genre

Romans historiques

Saloperie de neige.
Antoine grimpa en dernier hors de la tranchée. Le sergent Bedel ordonna de marcher dans ses traces. La patrouille ressemblait aux petits ânes qu’on avait fait venir d’Afrique du Nord sur ce front des Vosges, pour transporter le ravitaillement.
Chaque pas s’enfonçait en un son mat. Le bruit de la poudreuse écrasée éclatait dans leur tête. Impossible que les Boches ne l’entendent pas.
Le sergent bifurqua sur la gauche. Il avait participé à l’offensive de l’automne dernier, croyait se souvenir de l’existence d’un bois un peu plus haut.
Le terrain devint escarpé. Des rochers leur barraient la route. Ils atteignirent le bosquet, se reposèrent quelques minutes.
On est loin encore ?
Bedel cherchait des yeux un repère.
Antoine se cala contre un arbre. Les petits bobos et leur litanie rassurante, l’ongle noir du gros orteil esquinté par ses godillots, la brûlure au fond de la gorge, lui rappelaient la chaleur de la vie. La paume ouverte, tendue, il regarda les flocons se déposer sur son gant, disparaître.
 
Elle avait le visage qu’ont les rêves, quand, au fond de l’abri, parmi les ronflements et la respiration lourde des camarades, il essayait d’entrevoir sa vie, la guerre terminée.
Il chassa son image.
Elle réapparut aussitôt. La pointe de son nez dépassait du bord en fourrure de son capuchon. Elle s’effaçait presque sous sa pelisse. Elle lui avait pris le bras, fixait devant eux les hêtres, dont l’épaisse couche de neige soulignait les courbes.
 
La forêt à l’arrière avait un air paisible. Quand on s’y enfonçait, on avait envie de se coucher, de se laisser envahir par le silence en scrutant à travers le branchage les trouées de lumière.
Ici les arbres ressemblaient à des Christs crucifiés, des bras mutilés tendus vers le ciel, les troncs hachés par les éclats. Frères d’armes qui tombaient sans une plainte. Il aurait voulu savoir comment s’appelait celui qui se dressait au-dessus de lui. Paul était capable de nommer chaque fleur qui s’acharnait à pousser entre les ruines. Avant tout ça, il travaillait dans une herboristerie sur les quais. Antoine le chercha du regard. Paul était avec le sergent, derrière un muret en ruine.
Il pensa que son cadavre pourrait rester là sans que les copains le récupèrent. Il en connaissait plein à qui c’était arrivé. Morts sans laisser de traces. Des ossements blanchis, éparpillés parmi les chaumes. Il ne saurait dire pourquoi, il redoutait ça plus que toute autre chose.
 
Son chignon était légèrement défait. Des fragments de son visage lui revenaient. La rougeur de ses joues perçait sous la couche de poudre de riz fendillée par le froid. Une mèche glissait de son front, revenait, rebelle, se coller à ses lèvres. Elle la ramenait en vain derrière son oreille. Il n’avait jamais vu un geste aussi bouleversant.
 
Bedel fit signe de repartir. Il fallait profiter de la nuit finissante. Blanche. La neige avait beau tout recouvrir, la terre puait la charogne. Fausse virginité, pureté de merde. Le charnier de la dernière offensive était là, sous eux.
Ils s’arrêtèrent à nouveau. Des lignes de barbelés. Antoine discerna à une quarantaine de mètres les sacs de sable, les rondins qui formaient la crête de la tranchée ennemie.
 
Ils ne s’étaient rien promis. Elle avait juste murmuré son adresse, 15 rue Fessart. Il savait déjà qu’il aurait la timidité des amants, inquiets de leurs retrouvailles. La peur de la décevoir, de n’être plus, à Paris, qu’un type à l’uniforme semblable à des millions d’autres. Bidasse parmi les bidasses.
Il la déshabillerait avec lenteur. Ses cheveux défaits se répandraient sur ses épaules. Il aurait peur. Terriblement peur.
Il sursauta. Une peur différente de celle qu’il éprouvait en ce moment. Il n’avait jamais songé qu’il en existe de plusieurs sortes, aussi opposées.
La vision revenait. Il s’y accrochait. Nue, il la voulait nue. Elle avait les seins francs comme son regard. Et il serait en vie, pour sûr. Oui, en vie. Il se laisserait submerger par toute cette vie. Un balthazar de chairs. Ils resteraient au lit tout le temps de sa permission. Un désir insatiable, deux ans et demi d’arriérés d’un coup.
 
Ils s’attaquèrent aux barbelés. Antoine donna un coup de cisaille avec précaution, presque une caresse. Leurs mains retinrent le fil lorsqu’il se distendit. Il sectionna le suivant.
La neige autour était immaculée.
Paul et Antoine portaient sur eux la lettre d’adieu de l’autre, « en cas de malheur ». Celle de Paul était destinée à sa sœur. Celle d’Antoine avait changé plusieurs fois de destinataire. Son père était mort au début de la guerre. Sa mère avait suivi l’année d’après. Blanche était l’adresse désormais.
 
Un nouveau barbelé céda sans résistance.
Des spasmes lui parcouraient les muscles du dos, descendaient le long de ses jambes. Il espérait que sa dernière pensée serait pour elle. La pince se referma un peu trop vite. Le fil se coupa en un bref claquement. Ils se figèrent. Ils se persuadèrent que le cliquetis n’avait existé que dans leur imagination.
Soudain, une voix nerveuse aboya quelques mots. Un coup de feu claqua dans leur direction, un deuxième, puis une salve interrompue.
Foutons le… Bedel s’écroula. Un étonnement bovin s’était gravé dans ses yeux écarquillés. Un filet de sang apparut au milieu du front, traça un chemin le long de l’arête de son nez, suivit la ligne de ses lèvres avant de se perdre dans sa barbe.
Antoine s’enfonça dans la neige. Elle lui pénétra dans la bouche, dans les narines. Pschiii ! Une fusée éclairante perça la nuit avant de retomber mollement. Il redressa légèrement la tête pour examiner le terrain. Blanche était la neige. D’une blancheur qu’il n’avait jamais vue.
Le tchac-tchac d’une MG se mit en marche.
Blanche.

 

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08/01/2020 316 pages 20,50 €
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