#Roman étranger

Le va-nu-pieds des nuages

Takis Théodoropoulos

En 423 avant JC, année de la première représentation des Nuées, Socrate n’était pas encore le célèbre philosophe qu’il deviendra. Certes reconnu par le petit cercle de ses disciples pour la subtilité de ses raisonnements, il ne jouissait alors d’aucun prestige, d’aucune notoriété. La pièce d’Aristophane fut un échec, qui mortifia son auteur. Pourquoi le dramaturge a-t-il mis en scène cet inconnu ? C’est ce que Takis Théodoropoulos, avec l’ironie et l’érudition qu’on lui connaît quand il s’agit de décaper les figures antiques, va développer à loisir en écrivant l’histoire de cette comédie. Il part de l’hypothèse que les dieux n’en peuvent plus de l’outrecuidance des Athéniens : même la Grande Peste de 430, qui a pourtant emporté Périclès, n’a pas eu raison d’eux. Ils continuent de se prendre pour le centre du monde, eux à qui les Olympiens doivent une invention essentielle, celle de la langue grecque. Il s’agit dès lors de semer la zizanie à Athènes : le démon dépêché parmi les hommes à cet effet, à qui Takis Théodoropoulos donne le beau rôle du narrateur, va mettre à exécution le plan divin. Sa mission spéciale consistera à rendre si célèbres – et si perturbateurs – les questionnements de l’obscur Socrate que ces prétentieux d’Athéniens en seront à jamais aphasiques.

Par Takis Théodoropoulos
Chez Sabine Wespieser Editeur

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Genre

Littérature étrangère

Une année entière déjà s’était écoulée depuis le début des hostilités contre Sparte, la première année de « la plus vaste implosion qu’ait jamais connue le monde grec », pour citer son historien, l’Athénien Thucydide, lorsque la contagion se déclen- cha à Athènes. La « contagion » ? Pour les uns, on avait affaire au microbe de la peste bubonique, précurseur du bacille ayant décimé des populations entières dans l’Europe du Moyen Âge. D’autres penchent pour le typhus. D’autres enfin, plus prudents ou davantage soupçonneux, préfèrent évoquer une forme d’épi- démie qui, depuis lors, aurait muté ou qu’on aurait éradiquée. Il s’agissait, en tout état de cause, d’un mal infectieux à la mesure de cette époque unique, lequel, contrairement aux œuvres de la statuaire classique et aux non moins classiques ouvrages de ce temps, se voit condamné à demeurer mystérieux. Nulle science humaine ne détenait alors les moyens techniques pour repérer ces créatures invisibles, incolores et inodores circulant entre nous, charriées par l’air qu’on respire ou par l’eau qu’on boit pour vivre, et déréglant jusqu’au trépas les fonctions vitales de l’organisme.

Le dérèglement en question, à en croire Thucydide, qui en fut victime et qui en guérit, touchait d’abord la tête, laquelle se mettait brusquement à brûler. C’était l’été en plus, un été particulièrement torride et sec, de sorte que la sensation de brûlure devenait insupportable en affectant les yeux, qui se mettaient à rougir, puis la langue, qui enflait, et la gorge, qui irritait le patient. Son haleine commençait à puer, il était la proie d’éternuements irré- sistibles, il attrapait des glaires et, sitôt que le mal descendait jusqu’à la poitrine, il souffrait d’une toux grasse et douloureuse. Puis le mystérieux bacille poursuivait son chemin, gagnant alors l’estomac ¢ appelé καρδι ́ α à l’époque ¢, dont les troubles entraî- naient des crises de hoquet, contraignant le malade à expulser de son corps les différentes formes d’humeurs noire, verte et jaune clair, pour s’attaquer ensuite aux extrémités et aux organes sexuels. La peau prenait une teinte livide, avant de rougir comme sous le coup d’une irritation générale, puis elle se cou- vrait de pustules et de cratères, tandis que le sujet éprouvait de telles démangeaisons qu’il ne supportait plus le contact de la moindre étoffe, même la plus fine. L’unique forme de sou- lagement possible consistait à s’immerger dans un bain d’eau froide ¢ denrée rare dans l’Athènes estivale, autrefois comme aujourd’hui, mais qui propageait à merveille les miasmes de l’épidémie. 

La vie se voyait privée de défense, « nue et sans chaussures », comme le mythe de la genèse imagine le genre humain, avant que Prométhée ne dérobe à Athéna la créativité manuelle et à Zeus la sagesse politique. On voudra bien me pardonner cette entrée en matière, peu ragoûtante sans doute et certainement rédhibitoire. Me voici convaincu qu’elle en découragera plus d’un, le contraignant à délaisser une lecture à peine entamée. Je voudrais tout de même assurer à ces gens que la mention de tous ces détails n’est pas due chez moi à une adhésion au style réaliste, quoiqu’en certaines circonstances je considère celui-ci comme adéquat, ni à une pose de narrateur dramatique. Loin de moi l’idée de singer Sophocle, qui ouvre Œdipe Roi en décri- vant la peste de Thèbes, ou ces auteurs qui, dans l’idée de vous persuader qu’ils disent la vérité, vous dépeignent le monde sous les traits les plus noirs, avant de faire surgir quelque cha- loupe de sauvetage sous la forme d’un amour infrangible ou d’une droiture de caractère inexpugnable, laquelle saura mener l’ami Jean Valjean ou le comte de Monte-Cristo jusqu’au triom- phe du bon droit, délivrant ainsi le monde de sa noirceur intrin- sèque. Non. Plus simplement, je fais démarrer mon histoire à la contagion qui se déclencha à Athènes lors de l’été 430 avant ce qu’il est convenu d’appeler notre ère, car c’est alors qu’a com- mencé toute cette histoire, pour s’achever trois décennies plus tard, avec le procès et la condamnation à mort de Socrate. 

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trad. Gilles Decorvet
26/04/2012 373 pages 24,00 €
Scannez le code barre 9782848051048
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