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Les baleiniers. Témoignages 1820-1880

Dominique Le Brun

En ce temps-là, chasser la baleine, c'était partir pour trois ou quatre années de mer à la recherche d'un géant qu'on affrontait à l'aide d'un simple harpon depuis un esquif qu'un seul coup de queue réduisait en pièces. En ce temps-là, chasser la baleine, c'était l'aventure. Une aventure que les massacres actuels sont en passe de faire oublier. C'est pourquoi ce dossier de témoignages vécus a une double valeur : somme de récits authentiques que les plus beaux romans de mer ne peuvent égaler, il est aussi un conservatoire d'histoire maritime, la plus belle façon de perpétuer le souvenir de ces hommes "au coeur de bronze' qui naviguaient 'sur des navires au coeur de chêne". (Louis Lacroix).

Par Dominique Le Brun
Chez Presses de la Cité

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Genre

Mer

ET LE CACHALOT ATTAQUA LE NAVIRE…

 

 

 

Malgré tout le temps qui a pu s’écouler depuis, jamais je n’ai pu reconstituer les scènes décrites dans les pages qui suivent, sans être à chaque fois submergé par un sentiment où se mélangeaient l’horreur des souvenirs et l’étonnement devant cette destinée incroyable qui nous a préservés d’une mort atroce, moi et mes compagnons survivants. Souvent encore, lorsque j’y repense, je me laisse aller à verser des larmes de gratitude pour notre délivrance, et je remercie le Seigneur dont l’aide et la protection nous ont permis de vaincre des souffrances et une détresse indicible, afin de retrouver l’affection de nos familles et de nos amis.

On ne saurait imaginer à quelles douleurs et à quelles misères l’être humain est capable de faire face, lorsqu’il se trouve motivé par l’instinct de conservation ; quels mauvais coups, quel état de faiblesse, le corps parvient à endurer grâce à ce même instinct. Indescriptibles aussi sont la gratitude qui envahit votre âme au moment où les espoirs de salut se réalisent, et les larmes de joie qui vous étouffent lorsque la délivrance survient enfin. Nous avons beaucoup à apprendre de l’école de la souffrance, de la privation et du désespoir. Elle nous dispense cette leçon fondamentale : nous dépendons constamment de la patience et de la miséricorde du Tout-Puissant. La nuit au milieu de l’océan infini, lorsque la vue du ciel nous était occultée et que la noire tempête nous enveloppait, une évidence s’imposait :

« Le Ciel nous tient dans sa miséricorde, car désormais rien ne peut plus nous sauver, sauf Lui. »

Mais je reviens à mon récit. Le 20 novembre, alors que nous croisions par 0° 40' -1" de latitude sud et 119° 0' -1" de longitude ouest, une gamme de cachalots fut repérée sous le vent de l’étrave. À ce moment-là, il faisait grand beau temps avec une visibilité excellente. Il devait être 8 heures du matin lorsque l’homme de vigie en tête de mât lança le cri habituel : « Elle sou-ou-ou-oufle ! » Immédiatement, le navire fit route dans la direction indiquée. Quand on se trouva à un demi-mille du point où les baleines avaient été repérées, toutes les pirogues furent affalées et armées ; on se lança à la poursuite de la gamme. Pendant ce temps, le navire se mit en panne sous son grand-hunier pour nous attendre. J’étais le harponneur de la deuxième pirogue ; le capitaine me précédait à bord de la première.

Quand on arriva dans les parages où nous pensions trouver les cétacés, il n’y avait au premier coup d’œil rien à voir. On resta sur les avirons, dans l’inquiète expectative de les voir surgir soudain tout contre nous. Puis un cachalot apparut et jaillit à quelque distance de mon étrave. Je fis nager à toute vitesse vers lui, à le toucher, et je lançai mon harpon. Lorsqu’il sentit le fer, l’animal eut un sursaut d’agonie contre la pirogue qui, entretemps, s’était mise à couple : d’un coup de queue sévère, il frappa le bateau par son travers, et perça la coque au niveau de la flottaison. En toute hâte, je saisis la hachette du bord et tranchai la ligne du harpon afin de nous désolidariser de la bête, qui s’enfuit à toute vitesse. En sacrifiant le harpon et la ligne, je pus nous dégager ; et comme l’eau pénétrait à flot dans la pirogue, j’enfonçai trois ou quatre de nos vestes dans la brèche, commandai à un homme d’écoper en permanence et aux autres de nager de toutes leurs forces vers le navire. On parvint à conserver le bateau à flot et l’Essex fut rejoint sans peine. Le capitaine et le lieutenant, dans les deux autres baleinières, continuèrent la poursuite et ne tardèrent pas à harponner un autre cachalot. Ils se trouvaient alors à une distance considérable sous le vent. C’est pourquoi je vins sur l’avant du navire et orientai la grand-vergue afin de le mettre en route vers eux.

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18/04/2013 898 pages 28,00 €
Scannez le code barre 9782258098695
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