HENRY JAMES, OU LA DÉRIVE DES SENTIMENTS
Dans les Heures italiennes (1909), Henry James se souvient d’une virée à Albano, sur les hauteurs des collines romaines :
« J’ai pris note, à la suite de ma première excursion à Albano, du fait que j’avais toute ma vie parlé du “pittoresque”, mais qu’à présent, pour changer, je l’avais devant les yeux. J’avais, pendant tout l’hiver regardé, au-delà de la Campagna, le libre ondoiement des Monts Albains, avec leur demi-douzaine de cités brillant sur leurs versants pourpres, telles de vagues trouées de soleil dans l’ombre d’un nuage, et avais considéré cela simplement comme un agréable incident dans l’arrière-plan varié de Rome. Mais maintenant que, durant ces derniers jours, je l’ai traité comme un premier plan, que j’ai consenti à ce que Saint-Pierre joue le rôle d’une petite montagne à l’horizon, la campagne flottant dans l’intervalle comme une brume aux lueurs et aux ombres ambiguës, je lui trouvai un intérêt aussi grand qu’aux meilleurs seconds rôles de Rome. » On imagine aisément Henry James devant les paysages de l’Italie. Une campagne qui se découvre au prix d’une intéressante variation du point de vue enrichie de la mémoire des impressions accumulées au cours de la saison passée. Les éléments du paysage traités comme des événements ou comme des personnages. Une capacité rare à se nourrir de la pulsation des choses, cette vibration lumineuse, aérienne que le sentiment sensible du monde laisse dans le regard. Tout l’art de James est justement dans ce regard, dont l’écrivain aura cherché avec passion toute sa vie à nourrir ses œuvres de fiction.
Américain, né à New York, le 15 avril 1843, dans une famille aisée et cultivée, Henry James a bénéficié très tôt d’une éducation anticonformiste émaillée de déménagements fréquents et de voyages répétés en Europe. Avec son frère William, qui deviendra un philosophe célèbre, il suit les cours de diverses écoles et institutions francophones, en France et à Genève, séjourne régulièrement à Londres et à Paris, apprend l’allemand au cours d’un été à Bonn.
Cette découverte précoce de l’Europe s’est nourrie de littérature. Dès son enfance, en effet, le futur écrivain a côtoyé les amis de son père, parmi lesquels Emerson et Washington Irving. Il a découvert à Paris les auteurs français et s’est passionné très tôt pour la littérature. Henry aurait très bien pu, comme son frère William, se laisser tenter par une carrière universitaire. Mais la leçon de Balzac et de Hawthorne porte plus, pour ce jeune homme sensible, que les enseignements académiques. Après des études de droit à Harvard, qu’il abandonne pour se consacrer à l’écriture, il commence à collaborer en 1864 à diverses revues dans lesquelles il publie ses premières nouvelles et ses premiers articles critiques.
Le jeune James est un auteur prolixe. Il cherche une reconnaissance qui s’exprime, à l’instar de ses modèles européens, par la conquête d’un mode d’existence entièrement consacré à la littérature. Cependant, où porter son regard lorsqu’on est un jeune Américain vivant dans la société cultivée de Boston, qui lui fait, certes, un succès d’estime, mais limité à l’entourage familial, au cercle des amis et des connaissances ? Ses premières nouvelles ont leur inspiration dans le milieu puritain de la Nouvelle-Angleterre, dont elles donnent une chronique sensible, attentive aux désordres que les aspirations du cœur viennent introduire dans le cours policé des existences bien ordonnées. En 1871, son premier roman, LeRegard aux aguets, qui paraît en feuilleton, est le couronnement de ces années bostoniennes.
Extraits
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