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Critique littéraire
Pour commencer
Dans le village de Picardie où mes grands-parents passaient l’hiver vivait un homme que tout le monde connaissait : Monsieur Stéphane. Son patronyme ? Un peu (à peine) trop compliqué pour des oreilles et des bouches françaises, qui préféraient user d’un prénom francisé plutôt que de s’empêtrer dans un agencement inhabituel de consonnes. Il venait de loin, de l’autre extrémité de l’Europe : la Bulgarie. Il était arrivé en France sans doute à l’adolescence, juste après la guerre de 1914-1918. Il avait franchi à pied plusieurs milliers de kilomètres pour aller là où on avait besoin d’hommes jeunes, dans un pays saigné par quatre ans de combats.
Monsieur Stéphane travailla comme mécanicien. Sa femme supportait mal la vie urbaine, et le couple s’installa à la campagne, au nord-ouest de Paris. La retraite venue, le garagiste se métamorphosa en jardinier à plein temps : son potager était superbe, enclos de briques, allées impeccablement tracées, parterres bien dessinés. Mais ce n’était pas un jardinier comme les autres. C’était un jardinier adepte de la marche à pied – il était resté l’adolescent d’autrefois, parti de l’autre bout du continent. Chaque jour il arpentait les rues du village, avec sa chienne noire, Tchounga. Il causait volontiers (avec son accent) à tous ceux qu’il croisait, qu’il apercevait derrière les haies et les grillages. Il faisait profiter qui voulait de son expérience potagère, offrait des salades ou des poireaux à repiquer, des cerises à venir cueillir soi-même (à condition de ne pas casser les branches !).
Avec mon grand-père le dialogue se noua certainement sur des questions très terre à terre – semis, engrais, boutures, taille des arbres fruitiers. Mais pas seulement. Un jour, je découvris que monsieur Stéphane empruntait les livres de la bibliothèque, méthodiquement, régulièrement : Dumas, la trilogie des Mousquetaires, l’implacable vengeance de Monte-Cristo, les maléfices de Milady, les amours de la reine Margot, et puis tout Zola, la fresque des Rougon-Macquart, le Paris de L’Assommoir et de La Curée, les révoltes d’Étienne Lantier, les combines des Rougon… Cette persévérance m’impressionna.
Monsieur Stéphane n’avait sans doute pas de souvenirs scolaires, du moins pas les nôtres. Il n’avait donc pas de préjugés contre la littérature romanesque – « les romans c’est pour les filles », « Zola c’est vulgaire », « Balzac y a trop de descriptions », « Proust ? des phrases interminables qui parlent de princes et de duchesses », etc. Il avait une curiosité d’enfant, un appétit de pionnier, qui lui donnaient la liberté de s’attaquer, sans peur, à des pans monumentaux de la tradition littéraire du pays qu’il avait adopté. Aujourd’hui, alors que ce lecteur à la fois ordinaire et extraordinaire est mort depuis des années, son souvenir m’inspire toujours un sentiment de fierté.
À la fin de sa vie, monsieur Stéphane m’a donné un de ses outils, une bêche ; son manche de bois est magnifique, j’ai la sensation quand je le tiens d’un matériau indestructible. En échange, j’aurais aimé pouvoir lui offrir ce livre sur les Grands Romans français. Il en aurait sûrement fait son miel. Il aurait eu l’idée d’autres emprunts à la bibliothèque, d’autres aventures imaginaires, des lectures sans cesse renouvelées.
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