Cherche, m'avait dit un ami un soir d'automne, tu verras, ou plutôt tu ne verras pas, on ne connaît aucune photo prise dans l'enceinte du Vél' d'Hiv' lors de la rafle de juillet 1942, un jour peut-être, elles sortiront d'une cave ou d'un grenier de France, d'Allemagne ou d'ailleurs. J'avais cherché sur Internet, sans rien trouver en effet, mais au fil de mes visites des sites consacrés aux déportés, dans le défilement sans fin des photos de disparus, l'une d'entre elles m'avait sauté aux yeux. Cinq enfants, quatre frères, une sœur. Cinq visages, cinq regards.
Ils sont assis sur quelque chose qu'on ne voit pas, un banc, une estrade. Le fond est neutre et gris, un mur ou un pan de toile ou de papier déroulé, probablement dans le studio d'un photographe. Les trois plus jeunes semblent surélevés, haussés au niveau des deux autres, peut-être au moyen d'un coussin. Leur mise est modeste. Conventionnelle si l'on s'en tient au gilet et à la robe, elle vire à l'étrange pour les trois autres gamins, affublés d'habits bizarrement coupés, entre le paletot, le tablier et la marinière. Des vêtements qui ont dû leur servir à tour de rôle à mesure qu'ils grandissaient. Motifs à carreaux, cols Claudine ou boutonnés affichent ostensiblement l'emblème de la fratrie. Ce souci d'égalité à l'intérieur du cadre et d'harmonie dans le choix des vêtements est battu en brèche par l'expression singulière, irréductible, de chacun des visages. Le dénominateur commun morphologique se limite aux oreilles décollées. Pour le reste, ces frères et sœur ne se ressemblent pas. Leurs traits sont aussi des traits de caractère. Le garçon au gilet jubile ; la fille exhale douceur et générosité ; son voisin a l'air mutin et têtu ; le quatrième se tient sur la réserve, fixe le sorcier qui a le pouvoir de le dédoubler ; le petit laisse dépasser un filet de langue échappé d'un sourire pour apprivoiser le petit oiseau qui va sortir. Distincts, mais rassemblés dans le mouvement. Lévitation souriante du premier, légère inclinaison en avant des quatre autres, ponctuée par des regards appuyés, intenses. C'est moins une pose qu'un élan. Et cet élan ne ment pas, ces enfants se donnent comme ils sont et se prêtent sérieusement au jeu du théâtre photographique. Façon de remercier de l'attention et de la place qu'on leur accorde en un temps où la photo ne vampirise pas le quotidien, où le portrait de famille a des allures de petit événement, de cérémonie. Pour l'occasion, on soigne sa mise, son apparence. La séance, les tirages sont payants, chers pour certains. On les enverra aux grands-parents, aux tantes et cousins, on peut même les tirer sous forme de cartes postales. Qui donneront des nouvelles d'un ordre familial affectueux, idéal. Un ordre ici autant souligné que dérangé par cet élan confiant, cette présence débordante qui m'avaient sauté aux yeux.
Un saut dans le temps, puisque ces cinq enfants étaient morts, assassinés, dix-huit ans avant ma naissance. Le temps sépare moins que la vie. Je les regarde, mais ils me regardent aussi. Ce champ-contrechamp abolit le cadre de la photo, la déglace, la transmute en souvenir. Ce soir d'automne, ces visages me renvoient en enfance, ce vieux pays dont on ne peut dessiner les frontières qu'après l'avoir quitté. Pas l'enfance sucrée des adultes qui n'ont jamais grandi. L'enfance capitale, en ce qu'elle a de démuni, de généreux, de désarmé, de triomphant. Mes yeux glissent sur la légende que j'avais à peine survolée. « Esther Schenkel a été arrêtée à La Bachellerie en Dordogne avec ses cinq enfants et a été déportée avec eux le 13 avril 1944 par le convoi n° 71 après l'exécution du père, Nathan (...). De gauche à droite : Isaac, 12 ans, Cécile, 13 ans, Jacques, 10 ans, Maurice, 8 ans, et Alfred, 6 ans. Tous les enfants étaient nés à Strasbourg. »
Extraits
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