Jéricho
Mort de peur, je m’affalai de tout mon long contre un rocher et poussai un cri.
– Chut ! fit une voix. Tu vas les réveiller.
– J’ai mal !
– Tais-toi, Nacklas, reprit la voix.
– Mais, qui es-tu ? Où sommes-nous ? demandai-je en essayant de retrouver mes esprits.
– Comment, qui je suis ? C’est ton coup sur la tête qui t’a fait perdre la mémoire ? C’est moi, Élidad, voyons. On va à Jéricho*. Ma parole, je me demande si Josué a eu raison de t’envoyer avec nous.
Dans l’obscurité quasi totale, je m’efforçai de me lever. Ma tête résonnait comme une énorme cloche en bronze, et la douleur me déchirait le crâne. Qui avait parlé ? Élidad… Élidad ? Oui, cela me disait quelque chose. Fermant les yeux, je cherchai dans ma tête d’où venait ce nom. Mes souvenirs revinrent lentement, à la manière des pièces d’un puzzle qui retrouveraient peu à peu leur place. Je revis les visages d’Élidad et de Yeroham, les deux hommes que Josué avait désignés pour espionner Jéricho et voir comment les Israélites pourraient faire le siège de la ville et en prendre possession.
Oui, je me rappelais à présent. Cela s’était passé dans le camp des Israélites. Josué avait donné ses instructions.
– Préparez-vous, car dans trois jours nous allons traverser le Jourdain pour conquérir le pays que Yahvé nous donne.
Après avoir choisi Élidad pour son agilité et son courage, et Yeroham pour sa taille et sa force, Josué m’avait convoqué.
– Il faut que tu les accompagnes, Nacklas. Je n’ai pas oublié ce qu’a dit Moïse avant de mourir. Si tu as réellement mission de porter témoignage, il faut que tu voies les choses de tes propres yeux. Cherche les points faibles de Jéricho. Aide tes compagnons à les découvrir. Mais sois prudent, surtout. Vous ne devez en aucun cas vous faire repérer.
– Frédéric vient avec nous ?
– Non, répondit Josué. Je peux avoir besoin de lui ici. D’ailleurs, trois, c’est un maximum pour une telle expédition. Mais ne crains rien. Lorsque nous entrerons en Canaan, il te rejoindra et vous serez tous deux auprès de moi.
Nous étions donc partis à la nuit, nous frayant un chemin dans l’obscurité. « Prends garde, m’avait averti Élidad, le sol est jonché de gros cailloux. Ne te tords pas les chevilles, tu nous ralentirais. »
Ensuite… trou noir ! J’étais tombé malgré l’avertissement d’Élidad. Ma tête avait dû heurter un rocher car ma tempe me faisait atrocement mal et j’étais encore étourdi.
– Tu vas nous attendre ici jusqu’à l’aube, dit Yeroham. Si nous revenons au lever du soleil, tout ira bien. Sinon, retourne au camp et préviens Josué. D’accord ?
– Non, c’est trop dangereux, objecta Élidad. S’il est découvert, les gens de Jéricho vont le rouer de coups jusqu’à ce qu’il parle. Ensuite, ils se lanceront à notre poursuite et nous tueront. Si nous voulons réussir, il faut qu’il vienne avec nous. Lève-toi à présent, Nacklas, et suis-nous.
Me redressant tant bien que mal, je collai mes pas à ceux de mes compagnons qui s’étaient remis en marche. Le vent balaya quelques instants les nuages, faisant apparaître un bref instant les murailles d’une ville.
– Jéricho ! s’exclama Yeroham.
– Chut ! fit de nouveau Élidad, à voix très basse. S’il y a des avant-postes, on pourrait nous entendre. À partir de maintenant, plus aucun bruit. Allons-y. Nous avons perdu assez de temps.
Aussi discrètement que possible, nous reprîmes notre progression. Jéricho se dressait devant nous, immense, apparemment impénétrable. Nous longeâmes les murailles dont le sommet se noyait dans l’obscurité de la nuit. Parvenus devant une gigantesque porte de bois qui semblait commander l’unique entrée dans la cité, Yeroham perdit courage et poussa un soupir : « On ne pourra jamais entrer. Il faut faire demi-tour et informer Josué. » Élidad soupira à son tour, peut-être découragé lui aussi.
Je venais de reculer de quelques pas pour mieux prendre la mesure de la ville et des remparts qui l’entouraient, quand j’entendis un bruit très faible. Pas le bruit cristallin qui m’avait tellement intrigué. Non. Quelque chose d’autre, mais également indéfinissable. Mon Dieu, que se passait-il encore ? Je m’accroupis et m’immobilisai, le cœur battant, cherchant d’où provenait cette sorte de crissement. C’était diffus, presque un frôlement. Guère rassuré, je levai légèrement la tête et dirigeai mon regard vers l’endroit d’où semblait venir le bruit. Par chance le vent repoussa de nouveau les nuages, laissant tomber une lumière blafarde mais suffisante pour faire une surprenante découverte. Un homme se tenait au pied de la muraille et parlait à quelqu’un que je ne voyais pas.
Tout doucement je rejoignis mes compagnons.
– Il y a quelqu’un, murmurai-je en leur montrant du doigt la muraille.
– Où ça ?
– Là, regarde.
– Non ! Il n’y a personne, s’emporta Élidad après avoir longuement observé les remparts.
Comment ça, personne ? Me redressant à demi, j’examinai attentivement les remparts à mon tour. C’était renversant ! Je n’avais tout de même pas la berlue ! Quelques secondes plus tôt, un homme se trouvait devant la muraille. Et maintenant, j’avais beau écarquiller les yeux, je ne voyais effectivement personne.
– Je n’y comprends rien, avouai-je honteux. Je t’assure, je l’ai vu, même… Oh ! tiens, regarde !
– Il a raison, souffla Yeroham. Je le vois moi aussi. C’est un homme. Ah ça ! comment fait-il pour apparaître et disparaître à volonté ?
Élidad nous enjoignit de nous taire et tendit l’oreille.
L’homme parlait. Ce que j’avais pris quelques instants auparavant pour un crissement était en réalité un chuchotement à voix basse. Une voix de femme lui répondit. Nous allions de surprise en surprise. Que faisait donc une femme en pleine nuit, au pied des remparts ?
Sans même nous consulter, Yeroham s’élança vers le couple. Dès qu’il l’entendit, l’homme se retourna : « Sauve-toi ! » cria-t-il à la femme. Puis il se mit à courir dans la direction de l’oasis qui bordait Jéricho, et disparut de notre vue. Élidad, de son côté, bondit vers le rempart et saisit la femme par le bras avant qu’elle n’eût réussi à s’enfuir. J’arrivai à mon tour, suivi de Yeroham qui fulminait, vexé d’avoir laissé l’homme lui échapper.
– Ne crains rien, fit Élidad en lâchant la femme. Nous ne te voulons pas de mal. Dis-nous qui tu es.
Elle leva les yeux vers nous sans la moindre trace de peur.
– Et que fais-tu la nuit hors de la ville, Rahab ?
– Je raccompagnais un visiteur.
Surpris, Élidad nous regarda puis se retourna vers la femme.
– Un visiteur ? Quand tout le monde dort ?
La femme ne répondit rien. Regardant Élidad droit dans les yeux, elle l’interrogea à son tour.
– Et vous, qui êtes-vous ? Faites-vous partie de ces gens qui viennent du désert ?
– Oui, répondit Yeroham.
– Alors venez. Suivez-moi. Toi, ajouta-t-elle à mon intention, donne-moi la main. Faites attention, le passage est très étroit. Maintenant taisez-vous. On va entrer dans la ville.
– Comment ? questionnai-je. On ne peut pas traverser le mur.
– Tu te trompes, répondit-elle en me tirant par la main.
Rahab contourna un buisson d’épineux. « Par ici », dit-elle. Le buisson masquait une brèche entre les pierres. Cela expliquait l’apparition et la disparition successives de l’homme, tout à l’heure. Il devait être revenu sur ses pas avant de quitter la ville pour de bon. Nous suivîmes Rahab. Elle avait raison. À certains endroits le passage était si étroit qu’il fallait se mettre de biais pour avancer. Cette voie n’était pas assez large pour que Josué et les siens pussent entrer dans Jéricho.
Une fois de l’autre côté, Rahab fila sur la droite et nous fit signe de la suivre. Tout le monde dormait dans Jéricho. Tout le monde ? Pas sûr. Il me sembla voir sur notre droite une porte s’entrouvrir puis se refermer discrètement.
Parvenue chez elle, Rahab nous fit entrer, barricada sa porte derrière nous et alluma une lampe.
– Pourquoi nous reçois-tu chez toi ? demanda Élidad.
– Parce que l’histoire de votre peuple est venue jusqu’à nous, répondit la femme. Nous savons comment votre Dieu a asséché devant vous la mer des Roseaux pour vous libérer des Égyptiens. Ici, tout le monde redoute le peuple de Yahvé. Son seul nom suffit à terroriser les plus courageux des hommes de Jéricho. Moi, je crois que votre Dieu est un grand Dieu et qu’il vous a donné ce pays. Comme il ne servirait à rien de s’opposer à lui, je préfère vous aider. Mais vous, en échange, sauvez-moi et sauvez ma famille. Le jour où les Israélites entreront dans notre ville, épargnez-nous.
– Nous te le jurons, répondirent d’une seule voix mes deux compagnons. Si tu ne révèles rien de notre passage chez toi, tu seras traitée avec bonté lorsque nous aurons pris Jéricho.
Rahab ouvrit une porte et nous indiqua un escalier.
– Montez sur la terrasse, vous serez en sécurité. Mais ne faites pas de bruit et prenez garde à ne pas vous faire repérer.
Peu avant l’aube, un homme franchit la porte que j’avais vue s’entrouvrir à notre arrivée, et se dirigea vers un bâtiment plus vaste que les autres. Je ne m’étais donc pas trompé, on nous avait remarqués. Quand le soleil fut levé, une clameur se répandit dans la ville. Armés de gourdins et de lances, des hommes descendirent dans les ruelles et se dirigèrent vers la maison de notre hôtesse en poussant des cris : « Où sont-ils ? Qu’on les tue ! À mort les espions d’Israël ! » M’approchant du rebord de la terrasse, je risquai un œil vers l’extérieur et me remis aussitôt à plat ventre.
« Ils sont nombreux ? » interrogea Yeroham.
Une trappe se souleva, laissant apparaître le visage de Rahab.
« Ne bougez surtout pas. Ne craignez rien, tout va s’arranger. Mais je vous en prie, pas de bruit. Autrement nous y passerions tous. Ils sont rudement remontés. »
Cette précision était inutile. Il suffisait d’entendre les cris pour s’en rendre compte.
Rahab disparut dans la maison au moment où des coups retentirent contre sa porte.
– Rahab, ouvre-nous. Nous savons que des hommes d’Israël sont venus nous espionner et qu’ils se cachent chez toi. Livre-les nous.
– Oui, des hommes ont voulu venir chez moi, répondit Rahab en se penchant par une fenêtre. Ils ont cherché à forcer ma porte mais j’ai résisté, alors ils sont repartis. Je crois qu’ils sont retournés en direction du Jourdain. Si vous courez vite vous pourrez peut-être les rattraper.
On entendit des cris, il y eut des menaces proférées contre nous et contre le peuple d’Israël, et les hommes de Jéricho sortirent de la ville pour se lancer à nos trousses. Les gardes refermèrent derrière eux l’immense porte, ne laissant à l’intérieur des remparts que des femmes, des enfants et des vieillards saisis par la crainte.
Rahab nous rejoignit sur la terrasse.
– Vite, il faut partir avant leur retour. Allez dans la montagne et restez-y cachés quelques jours. Dès que les hommes d’ici seront rentrés, vous pourrez regagner votre camp. Mais promettez-moi à nouveau de laisser la vie sauve à moi, ainsi qu’à toute ma famille.
– Nous t’en faisons le serment.
La maison de Rahab était accolée aux remparts. L’une de ses fenêtres ouvrait sur l’extérieur, c’est par là que nous allions nous enfuir. Rahab nous remit une corde et nous indiqua comment nous échapper.
– Ça serait mieux de passer par le même chemin que cette nuit, fit remarquer Élidad.
– Non, répondit Rahab. Ce passage est un secret. Personne ne doit le connaître.
Je la regardai avec surprise.
– Pourtant nous le connaissons, et l’homme qui était avec toi la nuit dernière le connaît aussi.
– Tu es un petit futé, Nacklas. Mais sans moi tu ne le retrouverais jamais. Ni de l’extérieur, ni depuis l’intérieur. Maintenant hâtez-vous tant que la voie est libre. Tenez, prenez ça. Ce sont des dattes de la palmeraie. Elles vous permettront de tenir une bonne journée. Que votre Dieu vous bénisse et vous aide.
Rahab nous tendit un paquet enveloppé dans un linge.
Suivant ses conseils, nous passâmes par la fenêtre. La corde était trop courte, il fallut sauter dans le vide. Yeroham se blessa en tombant et poussa un cri. Sa jambe droite avait cassé une branche d’épineux : une partie s’était enfoncée dans son mollet. Le sang jaillit aussitôt. Pour éviter de crier à nouveau, Yeroham mordit son avant-bras. Incapable de poser le pied par terre, il tenta d’avancer en sautillant mais il perdit l’équilibre et chuta de nouveau.
Nous ne pouvions nous permettre de perdre trop de temps. Les gens de Jéricho ne tarderaient plus à revenir.
« Aide-moi, nous allons le soutenir » fit Élidad.
Mais Yeroham était trop lourd pour nous. Au-dessus de nos têtes, Rahab avait refermé le volet de bois devant la fenêtre. Impossible de l’appeler. Et d’ailleurs, qu’aurait-elle pu faire ? Quant au passage que nous avions emprunté la nuit précédente, j’eus beau tourner et retourner, je ne parvins pas à le retrouver.
– Laissez-moi et fuyez, supplia Yeroham.
– Pas question, répondis-je sans laisser à Élidad le temps de réagir. Je vais arranger ça.
Élidad me lança un drôle de regard, tandis que Yeroham, sous le coup de la souffrance, continuait de mordre son bras sans m’accorder la moindre attention. Je priai Élidad d’allonger son ami et de lui tenir les bras pour qu’il me laisse intervenir. Surpris sans doute par mon assurance, Élidad s’exécuta : « Comme ça ? » demanda-t-il. Je fis signe que oui. Puis, me penchant sur Yeroham, je posai les mains sur sa blessure et rapprochai peu à peu les bords déchirés de ses chairs. Tout d’abord haletante, sa respiration devint plus régulière et ses traits se détendirent.
« Comment fais-tu ça ? » interrogea Élidad visiblement éberlué.
Je ne répondis pas. La douleur avait quitté Yeroham. Peu importait qu’elle remontât le long de mes bras, Yeroham pouvait à présent se lever, nous devions partir sans plus attendre.
Chemin faisant, Élidad posa de nouveau sa question. Tout en grimpant à flanc de montagne, j’expliquai que je ne savais pas, que c’était venu tout seul, de longues années auparavant. Me retournant à cet instant, j’aperçus un nuage de poussière qui revenait du Jourdain et s’approchait de Jéricho.
« Vite, ils reviennent. Dépêchons-nous. »
Sans doute avais-je parlé avec autorité car mes compagnons accélérèrent le pas sans protester. Nous avons grimpé longtemps à travers de larges étendues jonchées de pierres de toutes tailles. Je n’en pouvais plus. Le soleil cognait dur et nous n’avions rien pour étancher notre soif.
Un moment, épuisé, je m’arrêtai pour souffler. Surplombant Jéricho, nous pouvions voir tout ce qui s’y passait. Yeroham s’approcha de moi et posa sa main sur mon épaule. Il ne dit rien, mais la pression de ses doigts suffisait à exprimer sa reconnaissance.
Nous demeurâmes trois jours dans une grotte, à mi-hauteur de la montagne. Élidad n’avait pas son pareil pour dénicher du miel sauvage que nous avalions avec bonheur. Quelques chèvres, égarées peut-être, nous fournirent du lait.
Quand la douleur eut quitté la jambe de Yeroham, nous décidâmes de regagner le camp. Depuis notre repaire nous avions surveillé Jéricho. De retour de leur vaine expédition, ses habitants s’étaient barricadés derrière leurs remparts dans la crainte d’une attaque. Rahab n’avait pas menti, l’approche des Israélites et la puissance de Yahvé répandaient l’effroi.
Réunis autour de Josué, les chefs écoutèrent notre récit avec attention. La taille de Jéricho les impressionnait, de même que l’enceinte qui la protégeait.
– La brèche par laquelle cette femme vous a fait passer, pourrons-nous l’emprunter ? demanda l’un d’eux.
– Non. Elle est beaucoup trop étroite. Ça va pour deux ou trois personnes, mais pas davantage.
– Dans ce cas, nous ne pourrons jamais entrer ! s’exclama un homme âgé au regard triste. Il faut contourner cette ville. Vouloir la prendre serait aller au-devant des plus graves dangers.
Yeroham, qui s’était tu jusque-là, se leva et prit la parole.
– Hommes incrédules, allez-vous à votre tour manquer de confiance dans le Seigneur ? Allez-vous, comme vos pères, refuser de croire en sa parole ? Oui, cette ville est imposante, oui, elle semble imprenable. Mais ses habitants redoutent notre arrivée. Le seul nom de Yahvé les affole. Rahab, la femme qui nous a abrités, nous l’a dit et nous en avons eu confirmation depuis notre cachette dans la montagne. De là où nous étions, nous avons pu voir avec quelle frénésie ils organisaient leur défense. Ils nous craignent, c’est certain.
– Tu devrais dire qu’ils craignent Yahvé, intervint Josué. Souvenez-vous des paroles de Moïse. Cette terre, le Seigneur nous la donne. Gardez confiance. Hier, Yahvé nous a fait sortir d’Égypte en asséchant la mer des Roseaux. Demain, il nous livrera Jéricho. Alors rien ni personne ne nous résistera. Nacklas et Frédéric seront mes messagers. C’est eux qui vous porteront mes instructions. Maintenant, rejoignez vos tribus. Dès l’aube, nous partirons pour le Jourdain.
Ce discours redonna du courage aux chefs du peuple qui acclamèrent Josué.
– Tout ce que tu nous commanderas, nous le ferons. Et là où tu nous enverras, nous irons !
Commenter ce livre