L’énigme de Diabolos enfin résolue
Appelé à la rescousse, Nataël se fit attendre. Quand il arriva enfin, après un petit « cli-cli-cli » particulièrement discret, il affichait sa tête des mauvais jours.
– Je me fais du mauvais sang, déclara-t-il sans préambule. Ce qui s’est passé depuis votre départ est tout à fait inquiétant. Manassé, le successeur d’Ézéquias sur le trône de Juda, s’est comporté comme nul avant lui ne l’avait fait. Il a élevé dans le Temple des autels et des statues pour les dieux païens et il a sacrifié lui-même son fils par le feu en l’honneur des baals.
Caroline, horrifiée, poussa un cri.
– Il a même installé des sorciers et des devins dans tout le royaume de Juda et jusque dans le Temple, ajouta l’ange gardien. C’est une abomination.
– Que va-t-il se passer ?
– Ah, ça, je l’ignore, mais je suis très inquiet. Une nouvelle puissance est en train de prendre l’ascendant sur toute la région, et la situation devient explosive.
– Quelle puissance ? demandai-je à mon tour, très inquiet, en m’asseyant au pied du lit.
– La Chaldée, sous la poigne énergique de Nabuchodonosor. Ce jeune prince n’a peur de rien. Il a commencé par écraser les Assyriens, avant de mettre l’armée du pharaon en déroute. Au passage, il a déjà assiégé Jérusalem une fois et emmené dix mille hommes en déportation. Avec ses troupes qui reviennent maintenant dans les parages, je crains le pire. Comment le petit royaume de Juda pourra-t-il s’en sortir, si les Chaldéens l’attaquent à nouveau ?
– Mais ce petit royaume de Juda, intervint Caroline, il est soutenu par Dieu. C’est ce qui fait la différence, non ?
Nataël poussa un profond soupir, montrant par là que ma sœur n’avait rien compris.
– Ma pauvre Caroline, tu as raison. Mais les choses ne se passent pas exactement comme elles devraient. C’est à croire que les hommes cherchent en permanence à tout compliquer. Je vais t’expliquer. Dieu n’attend qu’une chose pour intervenir : que son peuple se tourne vers lui et lui demande son aide. Mais tu sais ce qu’il fait, son peuple ? Il se prosterne devant des statues en pierre et des arbres morts badigeonnés de cendres. Tu as déjà vu une statue en pierre se lever et prendre la défense de quelqu’un, toi ? Non ? Moi non plus. La patience de l’Éternel est infinie, naturellement, mais son peuple commence à le fatiguer. Alors tu sais ce qu’il s’est dit, le Seigneur ? Il s’est dit : « Après tout, puisque ce peuple infidèle dédaigne la main que je lui tends, laissons faire les choses. On verra bien si les statues des baals le tireront d’affaire. »
– Dans ces conditions, je comprends, soupira Caroline. Je me mets à sa place…
Avant de terminer sa phrase, Caro réalisa l’incongruité de ses paroles. Se mettre à la place de Dieu ! Elle n’y était pas allée de main morte, ma sœur !
– Bon ! s’exclama Nataël qui n’aurait jamais osé dire une chose pareille. S’il t’a entendue, je pense qu’il mettra ça sur le compte de la jeunesse. Et puis, tu l’as dit sans malice.
– Il faut peut-être que l’on retourne là-bas ? suggéra Caroline, un peu gênée, pour changer de sujet.
– Je pense que oui, confirma l’ange gardien. Je vous préviendrai dès que le moment sera venu. Je me fais cependant du mauvais sang pour vous. Je sais que Diabolos rôde dans les parages.
Pour le cylindre, Nataël était déjà au courant. Il confirma mes craintes et nous apprit que Diabolos l’avait purement et simplement jeté dans une benne à ordures. « J’en suis navré. On ne saura jamais la nature du message qu’il contenait. »
Ce qu’il ignorait, c’était l’empreinte du texte que Caroline avait eu la bonne idée de réaliser. Il sauta de joie en l’apprenant. « Ah ! Vous êtes forts, tous les deux. L’Éternel a eu raison de vous choisir ! »
Comme on lui faisait part de notre crainte d’effacer involontairement une partie des signes sur la pâte à modeler, il suggéra de mettre la plaquette un petit moment dans un four, afin de la sécher.
– Par contre, admit-il, elle pourra se casser. Il faudra tout de même faire attention.
Puis il ajouta en riant comme je ne l’avais jamais vu faire : « J’aimerais bien voir la tête que fera Diabolos quand il apprendra que vous n’avez plus le cylindre mais que vous possédez le message ! »
Des pas dans le couloir interrompirent l’hilarité de Nataël.
– On vient, il faut que je me cache.
Il disparut sans me laisser le temps de réagir, manifestant seulement sa présence invisible par une suite de « cli-cli-cli » minuscules.
Ma mère entra juste après, l’air affolée.
– Nacklas, cet affreux individu en imperméable gris, tu sais…
– Oui, eh bien ?
– Eh bien, il est revenu se planter sur le trottoir, en face de chez nous. Il me fait peur, cet homme.
Nataël m’envoya cinq cents messages à la fois dans les oreilles, si bien que je n’en compris aucun.
– Tu es sûre, Maman ?
– Viens voir, si tu ne me crois pas.
Claire me saisit par la main et me conduisit au salon où elle se faufila vers la fenêtre en évitant de se montrer.
– Tiens, il est là.
Avançant prudemment la tête, je le vis, sanglé dans son ignoble imperméable. Il avait retiré son déguisement de professeur, fausse barbiche et lunettes noires, et apparaissait tel que je l’avais vu la première fois.
Je reculai prestement et courus rejoindre Caroline et Nataël. Diabolos venait certainement chercher la réponse à l’énigme du carnet secret. Il devenait urgent de trouver la solution. Pour cela, la présence de Frédéric s’avérait indispensable. Encore fallait-il, pour le rejoindre, sortir de chez nous sans nous faire remarquer. Une seule solution : passer par la cour intérieure, escalader la grille qui nous séparait de l’immeuble voisin et filer par derrière en déjouant la surveillance de l’ange du Mal. Puisqu’il voulait jouer au plus fin, nous devions faire preuve de ruse.
Traverser la cour n’offrait aucune difficulté. Quant à la grille, à l’aide d’une poubelle retournée, nous n’eûmes même pas besoin de l’escalader. Dix minutes plus tard nous tenions un conseil de guerre chez Frédéric, assis tous les trois sur sa moquette, munis du carnet secret que j’avais pris soin d’emporter. Ma mère, par téléphone, me confirma que l’homme à l’imperméable gris se tenait toujours en face de l’immeuble. Il m’avait eu avec le cylindre, je l’avais eu en échappant à sa surveillance.
– Relis un peu la phrase, demanda Frédéric.
– Voilà exactement ce qui est écrit : « JE SUIS réside dans sa maison, le lion est sorti de sa tanière et les eaux d’un fleuve puissant et profond viendront un jour pour tout détruire. » Et Diabolos m’a dit : « Si tu découvres le sens de cette énigme, je te laisserai achever ta mission. »
Frédéric rappela que nous avions déjà parlé de cette phrase énigmatique avec Élisée d’abord, puis avec Isaïe. D’après ce dernier, cela signifiait que Yahvé se trouvait dans le Temple, et que les ennemis de Juda finiraient par tout détruire un jour.
– Tu as raison, je m’en souviens, confirma Caroline.
– Alors j’en déduis que les ruines sur lesquelles j’ai rencontré Diabolos sont celles du Temple. Je ne vois pas d’autre hypothèse.
– Non ! protesta Frédéric. Personne ne détruira le Temple !
– Je le croyais aussi, soupira Caro. Pourtant, rappelle-toi, Isaïe a bien insisté : cette phrase concerne le Temple sur lequel pèsent de graves menaces. Tu as une autre idée ?
Frédéric demeura silencieux, cherchant une réponse sans rien trouver de satisfaisant. Après un temps de réflexion, il se rangea à notre avis. La phrase concernait bien le Temple, et c’est certainement sur ses ruines que j’avais rencontré Diabolos. Tout se tenait. L’énigme était résolue. Ainsi, le Temple que David avait rêvé de bâtir et que Salomon avait construit avec l’aide d’Houram-Abi allait être bientôt saccagé. Mais par qui ?
– Par les Babyloniens, sûrement, dit Caroline. Après ce que nous a appris Nataël, c’est une évidence.
Comme Frédéric n’était pas encore au courant, nous lui racontâmes l’entretien que nous venions d’avoir avec mon ange gardien. Il devenait clair à présent pour nous trois que l’avenir du royaume de Juda paraissait des plus précaires, ce qui nous mettait le moral à zéro. Je déclarai d’un ton lugubre : – Demain, je vais trouver Diabolos et je lui donne la solution de l’énigme.
Personne ne fit de commentaire.
Lorsque nous regagnâmes l’appartement, empruntant la même voie détournée, l’homme à l’imperméable gris n’avait pas changé de place. Il continuait de faire les cent pas sur le trottoir, tout en regardant par moments les fenêtres de notre appartement.
Restait le moins drôle : aller au-devant de Diabolos et lui donner la réponse qu’il attendait. Ensuite, s’il tenait sa parole, nous ne le croiserions plus sur notre route. Caroline tremblait. Quant aux parents, pour leur éviter d’inutiles émotions, je ne leur dis rien. Ils apprendraient bien assez tôt ma rencontre avec mon pire ennemi.
Le lendemain, aux aurores, après m’être assuré que l’ange du Mal se trouvait toujours là, je descendis l’escalier en catimini, franchis la porte de l’immeuble et me dirigeai résolument vers lui, priant tout bas Nataël de me soutenir durant ce face-à-face.
Je dus marquer un point, car l’homme à l’imperméable gris ne m’attendait pas si tôt. Adossé à l’arrêt d’autobus, il regardait apparemment la fenêtre de ma chambre sans me voir venir, et il sursauta lorsque je l’appelai.
– Ah, te voilà ! s’exclama-t-il. Et d’où viens-tu ?
– Je ne viens pas de chez vous, monsieur le Directeur des Antiquités orientales, répondis-je en appuyant volontairement sur le titre qu’avait usurpé mon interlocuteur.
L’ange du Mal éclata de rire.
– Je t’ai bien eu, n’est-ce pas ?
Bien que le malaise ressenti chez le faux professeur m’ait repris, je répondis vivement que, pour ça, on verrait plus tard.
– Toujours frondeur, mon jeune ami ! Avoue pourtant que c’était bien joué, le coup de la barbiche blanche et des lunettes noires. Tu ne m’avais pas reconnu, n’est-ce pas ?
Fallait-il qu’il soit « petit » pour rire de si peu ! « Garde ton calme », susurra Nataël à mon oreille. « Ne t’énerve surtout pas, autrement tu vas dire des bêtises. »
Le cœur battant deux fois plus vite qu’en temps normal, je respirai un bon coup, me raclai la gorge et déclarai aussi fort que possible :
– J’ai la réponse à votre énigme. Je connais le sens de la phrase du carnet secret et je sais quelles sont les ruines sur lesquelles nous nous sommes rencontrés.
– Voyez-vous ça ! fit l’homme à l’imperméable gris dont le visage se durcit. Eh bien, vas-y, dis-moi ce que tu sais.
De nouveau, je respirai profondément et pris mon courage à deux mains avant de me lancer.
– « JE SUIS réside dans sa maison » signifie que Dieu habite dans le Temple. Le lion et le fleuve puissant sont les ennemis de Juda. Ces ennemis vont venir détruire Jérusalem. Donc les ruines sur lesquelles nous nous trouvions sont celles du Temple. Voilà. C’est tout ce que j’avais à vous dire.
La figure de Diabolos s’allongea. La première fois, il m’avait peut-être pris pour un jeunot innocent, à présent il découvrait que les jeunes sont beaucoup plus futés qu’il ne le croyait !
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