Lorsque je sortis de l’état semi-comateux dans lequel m’avait expédié Barabbas le barbare, un garde se penchait sur moi, un baquet entre les mains, prêt à déverser sur mon visage tuméfié un flot d’eau sale, histoire de me faire revenir aux dures réalités de l’existence.
« Eh bien, ce n’est pas trop tôt ! » s’exclama cet individu dont le faciès me parut assez primaire, accoutré d’un uniforme que, sur le moment, je trouvai plutôt bizarre, n’en ayant jamais vu de semblable, ni à Jérusalem ni à Babylone. « À présent, mon bonhomme, dis-moi ton nom, que je t’inscrive. »
Mon nom ? Il voulait inscrire mon nom ? Pour quoi faire ?
Je tentai de me lever d’un bond, mais si le poing droit de Barabbas m’avait esquinté le profil, son gauche m’avait carrément démoli l’estomac. Un éclair me traversa les yeux, accompagné d’une envie folle de refouler mon dernier repas, et c’est miracle que je ne sois pas retourné aussitôt dans l’état d’inconscience d’où je venais de sortir.
« Alors, ce nom, ça vient ? »
Ma parole ! Celui-ci aussi était un maniaque ! Que voulait-il faire de mon nom ? Sur le moment je fus tenté de me taire, mais à la réflexion n’importe qui pourrait lui dire comment je m’appelais. Aussi lui déclinai-je mon identité.
– Nacklus ? C’est curieux, ce nom, fit l’homme, l’air étonné, en relisant ce qu’il venait d’écrire sur un grand registre.
– Non. Ce n’est pas Nacklus, c’est Nacklas. Na-cklas !
– Ben, tant pis, mon p’tit gars ! J’ai écrit Nacklus, on ne peut plus changer.
– Ah ! Eh bien, non ! Ça ne va pas du tout. Mon nom, c’est Na-CKLAS. J’insiste. Pas Nacklus. Ce n’est tout de même pas maintenant qu’on va le changer. Et puis inutile de m’appeler bonhomme ou p’tit gars. C’est insupportable.
– Non mais dis donc, bonhomme, je vais te calmer, moi, tu vas voir, ricana le garde. Si tu ne nous avais pas permis d’arrêter l’autre tordu, j’te jetterais au trou, moi, pour t’apprendre.
– Pour m’apprendre quoi ? m’exclamai-je dans un état d’énervement de plus en plus difficile à maîtriser, bien que la plus élémentaire prudence me conseillât pourtant de me calmer.
– Pour… pour t’apprendre… Et puis d’abord, j’ai pas d’explication à donner. Ensuite, j’te préviens, n’t’amuse plus à faire du bazar dans la rue, autrement j’te prends et j’te fiche au cachot, comme l’autre tordu.
– L’autre tordu ?
– Ouais, tu sais très bien de qui je veux parler. Barabbas. Ça fait des mois qu’on lui courait après à ce criminel. Eh bien, si tu joues aux agitateurs, je t’attrape et…
– Octavus, arrête, maintenant, et amène-moi ce garçon.
La voix qui avait donné cet ordre provenait d’une terrasse que je n’avais pas remarquée jusque-là. Levant la tête, je vis un individu en tunique plissée d’une blancheur éclatante, qui nous regardait et donnait l’impression de s’amuser à nous écouter.
Le dénommé Octavus se figea dans un garde-à-vous impeccable et leva le menton en guise de salut. Il me jeta un regard à la fois furieux et menaçant et me conduisit vers un escalier qui menait à la terrasse.
– À tes ordres, Procurateur ! lança-t-il à tue-tête. Mais attention ! Il est peut-être jeune, mais c’est une forte tête.
– Ça va, Octavus. Je garderai la situation en main, ne t’inquiète pas. Laisse-nous à présent.
Raide et digne, sans faire le moindre commentaire, le soldat descendit les marches pour regagner la vaste cour où nous nous trouvions quelques minutes auparavant, mais je devinais un bouillonnement intérieur et je me dis qu’il serait prudent, à l’avenir, d’éviter de croiser son chemin. Il allait pénétrer dans un bâtiment qui faisait penser à une salle de garde, quand celui qu’il avait appelé « Procurateur » se pencha et le rappela.
– À propos, Octavus, pour le nom, je crois que tu peux tout de même le corriger.
Tourné vers nous, le visage impassible, le garde fit semblant de ne pas avoir bien compris.
– Oui, je pense que tu es comme moi, Octavus. Nacklus, ce n’est pas très joli. Nacklas, c’est bien mieux, tu ne trouves pas ? Corrige donc. Ça restera entre toi et moi. N’est-ce pas ?
– Bien sûr, Procurateur.
Il me semble, mais je ne voudrais pas être mauvaise langue, que le garde réprima une moue de désapprobation.
Le procurateur quitta le bord de la terrasse d’où il venait de s’adresser à Octavus, et se mit à l’ombre en m’invitant à le rejoindre. Une fois assis dans un vaste fauteuil, il frappa des mains et ordonna à un serviteur, qui apparut avec empressement, d’apporter des rafraîchissements.
– Prends place, me dit-il en m’indiquant un siège.
Son visage changea d’expression et se fit songeur.
– Il faut que tu excuses Octavus, me dit-il en souriant. Aux yeux de Rome, la Judée n’est qu’une lointaine province. C’est pour cela que l’on ne m’a pas donné la quintessence des légionnaires, même si ce sont des braves. Et cet Octavus, notamment, m’a sauvé la vie lors d’une bataille près du Pont-Euxin. Je lui fais une confiance totale. Il m’est très attaché.
Le serviteur réapparut, suivi de deux esclaves – je n’appris leur condition que plus tard – qui installèrent près de nous une table sur laquelle ils disposèrent un pot rempli d’eau parfumée au citron, ainsi que deux coupes.
« Sers ce jeune homme », ordonna le procurateur.
Surpris par les égards qui m’étaient accordés après la brutalité de ma rencontre avec Barabbas et mon début d’altercation avec Octavus, c’est à peine si j’osais saisir la coupe que l’on me tendit.
« Bois, n’aie pas peur, ça te fera du bien. Il fait horriblement chaud dans ce pays. Je le supporte de plus en plus difficilement, d’ailleurs. Ah ! Rome me manque. J’ai hâte que l’empereur se souvienne du procurateur qu’il a envoyé dans cette fichue région ! Depuis que je suis arrivé ici, les Juifs ne me causent que des soucis. Si on a le malheur de toucher à leur sacré temple, tout le peuple s’enflamme. »
Le procurateur s’interrompit avec l’arrivée dans la cour d’un cavalier qui sauta de son cheval, escalada les marches à toute vitesse et s’inclina devant lui.
– Ave, Pilate ! Je viens te donner rapport de la mission que tu m’as confiée.
Puis, me voyant, le cavalier se tut et lança dans ma direction un regard chargé de suspicion.
– Ça va, ça va, fit Pilate. Tu peux parler devant lui, Caïus. Ce jeune Juif a l’air d’un enfant, mais c’est lui qui a permis de mettre Barabbas en prison.
Caïus changea son regard et je crus discerner dans ses yeux un mélange de surprise et de considération, mais, bon, je n’étais pas sûr, donc je fis celui qui n’avait rien vu, histoire de rester modeste !
– Ça bouge du côté du Jourdain, Pilate. Comme tu l’avais ordonné, j’ai mis en place un réseau d’espions pour surveiller les alentours de la Mer de Sel, dans la région où se jette le Jourdain. Au début, ils n’ont rien noté d’anormal. Mais depuis quelque temps, plusieurs d’entre eux m’ont fait remonter des informations curieuses au sujet d’un ermite qui vit dans le désert, un certain Yohanân. Un homme qui vit de sauterelles et de miel sauvage, paraît-il, et qui baptise dans l’eau du Jourdain.
– Qui baptise ? s’étonna Pilate. Que veux-tu dire par là ?
– Je ne sais pas très bien, avoua Caïus. C’est une coutume de leur religion, d’après ce que j’ai compris.
– Ah ! soupira Pilate. Leur religion ! Cette population est insupportable avec sa religion ! On n’en sortira donc jamais ? Je crains le pire. Explique-toi.
– En ce qui concerne le baptême, je me suis posé la même question que toi, Pilate, répondit Caïus. Qu’est-ce que ça signifie ? Pour en savoir plus, je me suis rendu sur les rives du fleuve, habillé comme les gens d’ici. On ne pouvait pas me remarquer.
– Et ton accent ? Comment as-tu fait avec ton accent ?
– J’ai fait semblant d’être muet. Comme ça, ni vu ni connu.
– Bravo, ça ne m’étonne pas de toi ! Alors, qu’as-tu vu là-bas, qui t’ait inquiété au point de venir me le rapporter ?
Caïus hésita quelques secondes, comme s’il se demandait s’il était opportun d’en parler à Pilate. Il fronça les sourcils, baissa la tête, regarda autour de lui et sembla gêné de ma présence. Moi, je me faisais tout petit. Cet homme allait dire des choses importantes, je le sentais, et je voulais les entendre. Il ne fallait surtout pas que l’on m’écarte.
– Non, non, fit Pilate qui avait remarqué, lui aussi, l’embarras de l’officier et me désigna du menton, ne crains rien. Je t’assure que tu peux parler devant lui.
– Voilà. J’ai beaucoup réfléchi, reprit Caïus. Les Juifs forment un peuple différent des autres. Ici, tout tourne autour de la religion.
– Ah, ça, je le sais bien, rétorqua Pilate avec une grimace. La moindre étincelle risque de mettre le feu aux poudres et d’entraîner une tentative de sédition. En acceptant le poste de Procurateur de Judée, je n’imaginais pas le cadeau empoisonné que me faisait Tibère !
– Pourquoi ? me risquai-je à demander car je ne comprenais pas en quoi le cadeau était « empoisonné ».
– Pourquoi ? Mais mon jeune ami, on ne peut pas avoir un instant de tranquillité, ici. À chaque fête religieuse, je suis obligé de quitter ma résidence de Césarée et de venir m’installer à Jérusalem pour garder la situation en main.
– Pourquoi ? demandai-je de nouveau. C’est plutôt bien les fêtes, non ?
– Plutôt bien ? s’exclama Pilate en bondissant de son siège. Je vois que tu ne sais pas ce dont tu parles. Chaque fois qu’il y a une fête religieuse, je suis obligé de mettre la Légion en état d’alerte par crainte de débordements. Et pour en célébrer, ils en célèbrent des fêtes religieuses, les Juifs. Ils n’arrêtent pas. La fête des Huttes, la fête des Expiations, la fête de la Pentecôte pour les moissons, celle de la Dédicace pour le nouvel autel des holocaustes, et la fête de ceci, et la fête de cela. Et la Pâque. Tiens, j’allais l’oublier, celle-là ! Alors là, c’est l’apothéose ! Toute la Judée monte à Jérusalem. Yérouchalaïm, comme ils chantent. Chaque année, on frise la catastrophe. Et le plus agaçant, c’est que je n’ai toujours pas compris ce qu’ils fêtent ce jour-là.
Sans réfléchir aux conséquences de ma réaction, je quittai à mon tour mon siège et rétorquai en regardant Pilate droit dans les yeux :
– Pâque, c’est le passage de Dieu à travers l’Égypte et la libération de son peuple.
Puis je me rassis. Cette répartie eut le don de faire baisser d’un cran le niveau d’adrénaline de Pilate qui me regarda, incrédule, comme si je venais d’ailleurs.
– Et qu’est-ce que tu en sais, toi ? finit-il par demander après quelques secondes d’hésitation.
Je faillis répondre du tac au tac « Parce que j’y étais », mais une voix intérieure (Nataël ne nous avait peut-être pas complètement abandonnés) me le déconseilla vivement, me faisant comprendre que ce serait de mauvais goût et que l’on ne me prendrait pas au sérieux. Aussi je me contentai d’affirmer que c’était mon secret.
Curieusement, l’assurance avec laquelle j’avais parlé du passage de Dieu pour la libération des Hébreux laissait Pilate pantois. Toutefois, pour ne pas laisser paraître sa perplexité, il changea de sujet et se tourna vers Caïus.
– Alors, ce Yohanân, cet ermite qui mange de la sauterelle et du miel sauvage, c’est un agitateur, lui aussi ?
– Non, Pilate. Pas à proprement parler. Il se contente de baptiser tous ceux qui viennent le trouver et qui souhaitent se faire pardonner leurs fautes.
– Comment ça, faire pardonner leurs fautes ? Je suis seul ici à pouvoir le faire, sur délégation de Tibère et en vertu des pouvoirs qu’il m’a confiés.
Une fois encore, constatant que le procurateur faisait fausse route, je me permis d’intervenir.
– Je pense qu’il ne s’agit pas de la même chose. Les fautes dont les Juifs demandent le pardon sont des fautes religieuses. C’est très différent.
– Mais dis donc, toi, fit Pilate de plus en plus étonné, tu en sais, des choses. D’où tiens-tu cela ?
Que faire ? Je ne pouvais pas, évidemment, parler de notre mission à cet homme qui ne savait rien du peuple juif bien qu’il représentât, je le comprenais, un pouvoir politique très puissant. D’un autre côté, il fallait dire quelque chose. Mais quoi ? Je me contentai d’affirmer que j’avais beaucoup lu, ce qui parut une explication suffisante aux yeux du procurateur qui, peut-être, n’était pas coutumier des livres.
– Bon ! fit-il pour revenir au sujet qui préoccupait Caïus. Maintenant, c’est grave, cette affaire de baptême ?
– En tant que telle, je ne pense pas. Mais ce qui est important, c’est plutôt la personnalité de ce Yohanân. Les Juifs viennent le voir d’un peu partout, même de Jérusalem. Certains prétendent qu’il s’agit d’Élie, un ancien prophète qui serait revenu sur terre.
– Baliverne ! explosa Pilate. Ce peuple est d’une crédulité ridicule.
Je m’efforçai de rester silencieux malgré l’envie qui me prit d’intervenir. Ce que je venais d’entendre confirmait que Pilate ignorait tout de la religion du peuple élu. S’il savait qu’Élie était parti à bord d’un char de feu tiré par des chevaux de feu et qu’on ne l’avait jamais retrouvé, il ferait moins le prétentieux. Mais revenons aux propos de Caïus.
– D’autres affirment qu’il est habité parce qu’ils appellent « l’Esprit », poursuivit l’officier, après s’être raclé la gorge, visiblement mal à l’aise devant la réaction du procurateur.
– Habité par l’esprit ! explosa Pilate. Et quoi en plus ? Pourquoi pas Jupiter, tant qu’ils y sont ?
De plus en plus gêné, Caïus leva la main pour montrer qu’il avait encore quelque chose à dire.
– Bien que très modeste, poursuivit-il la voix moins assurée qu’auparavant, ce qui est important à signaler, c’est qu’il annonce la venue de quelqu’un qu’il présente comme « plus grand que lui », ainsi que l’approche imminente d’un nouveau royaume.
– Un nouveau royaume ? s’écria Pilate. Pourquoi ne m’avoir pas dit ça tout de suite ? Et d’abord, c’est quoi, ce royaume ?
– Justement, fit Caïus, c’est très curieux. Ce royaume dont il parle, c’est celui de leur Dieu. Le matin, quand il se rend au devant de la foule venue le voir, il proclame : « Préparez le chemin du Seigneur. Convertissez-vous, le Royaume de Dieu est proche. »
– Hou, que je n’aime pas ça ! s’exclama Pilate en se renfrognant.
– Il ajoute, précisa encore Caïus, qu’il ne s’estime pas digne de dénouer les sandales de celui qui viendra après lui. Il parle d’un nouveau David.
Pilate se redressa et tendit l’index en direction de Caïus.
– Envoie immédiatement des hommes pour surveiller cet ermite. Je veux un rapport tous les deux jours. Je veux savoir qui est ce nouveau David.
– C’est fait, Pilate. J’ai laissé des observateurs avec ordre de me tenir au courant pour que je puisse t’informer en cas de nécessité.
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