#Essais

Les mots que j'aime

Philippe Delerm

"Grimoire : Un joli mot à deux entrées, moitié gribouillis, moitié mémoire, qui coule dans la bouche avant de fuir en entonnoir". Piquants comme grésil ou guêpière, comiques comme topinambour ou potée, solennels et mystérieux comme crépuscule ou sibyllin, les mots séduisent Philippe Delerm. Il caresse leur étoffe, s’enchante de leur musique et célèbre leur puissance évocatrice.

Par Philippe Delerm
Chez Points

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Editeur

Points

Genre

Dictionnaire français

À Martine...


Poire

C'est un assoupissement, une langueur, un aban­don. Poire : on biberonne la consonne initiale, comme le fumeur de pipe ranime son foyer à petits pops. Déjà on descend vers le moelleux grave d'un intermède vocalique chaud et souple, vers un r en sommeil, un e de confort sourd. Poire. C'est la fin de l'été, le début de l'automne. Il y a dans la lumière une mollesse blonde, une sensualité penchée. La poire est femme, avec des hanches douces et rondes ; une courbe infinie dont on ne saurait dire où commence l'ampleur, mais c'est en bas que s'épanouit cette indolence souveraine qui donne soif de chair fondante, d'une mouillure lourdement sucrée. Un mot sans doute, un fruit c'est sûr. Et sur la fin de la saison une métaphore alanguie. L'essence de la volupté.


Galet

Il a une perfection paradoxale. À la fois complète­ment solide et si fluide. L'accord des sonorités est absolu. Le ga que l'on soupèse au creux de la main, pour éprouver sa densité. Le let qui le rend déjà à l'élément liquide, sous la forme la plus appropriée qui soit : celle du ricochet. Faire voler un galet à la surface de l'eau est une sorte de réflexe. Le coup de poignet doit être vif mais pas trop violent : si le premier intervalle est trop long, le caillou risque de se mettre à l'oblique. Il n'y aura pas ensuite cette jubilatoire répétition de bonds de plus en plus rapprochés - on renonce même à les compter.
Parfois, il faut dissiper de l'index un peu de vase séchée sous le galet. Tout ce que la main fait avec lui est bon et franc, témoigne d'un accord. Le galet se prête à la paume, aux mouvements des doigts. Il peut mêler l'odeur du fleuve à celle de la menthe sur les rives. Il est de pierre et d'eau.


Auberge

Les chevaux sont fourbus, la pluie cingle, malgré sa pèlerine le postillon est traversé. C'est la nuit de décembre, le chemin creux cache des fondrières, on entend des hennissements, des jurons sourds, des coups de fouet... Tout cet enfer n'est conçu que pour une lumière orangée au loin, un espoir, une idée : l'auberge.
Que l'on émerge d'une page de Dickens ou d'Alexandre Dumas, on arrive à l'auberge en terri' toire mérité. On secoue l'aubergiste à grand renfort d'ordres secs, et lui secoue sa maisonnée soudain précipitée, tout le monde obtempère, comme effaré devant l'audace des voyageurs. Un valet mène les chevaux à leur avoine, une soubrette porte les bagages, le tenancier évoque la promesse d'un chapon. Il n'a même pas à désigner le cœur de l'affaire, la cheminée immense dans laquelle les petits aventuriers déplacent des chaises basses, étirent leurs jambes gelées en se frottant les mains. L'auberge est un monde parfait : on se réchauffe, on s'engourdit, la volaille fume et le vin coule.


Allégresse

Ça ne jaillit pas vers les hauteurs oxygénées, comme la joie. Ça n'interroge pas le cours de la vie, comme le bonheur. Mais c'est un joli mot, qui déploie le corps et l'esprit dans un assentiment au monde. On n'attend rien de plus, simplement de goûter comme jamais la fraîcheur du petit matin. À bicyclette, c'est bien pour ça, quand la ville dort encore, le pédalage peut traduire cette rondeur inattendue, parfaite. Des pas de danse dans la tête, on n'a aucune raison de faire la fête, et c'est ça, l'allégresse. S'étonner d'être bien, et puis s'aban­donner. On a des ailes, et quand même ça dure un peu dans le presque grave, avant de se dissoudre sans regret. Ça vous tombe dessus puis ça s'en va, ça reviendra par hasard sans qu'on sache pourquoi.
C'est un des rares sentiments qui ne génère aucune angoisse, aucun désir de possession, aucun regret. Ça vous pénètre et ça ne vous appartient pas. Un mélange de sensations ? Mais non, c'est beaucoup plus profond que ça, et plus insaisissable. On n'aura pas la clé. Il faut se laisser faire.


Saltimbanque

Celui qui saute sur le banc. On imagine aussitôt une place pavée au Moyen Age, des tire-laine, des marmots barbouillés de boue, des nourrices goguenardes, mains sur les hanches, le verbe haut. Le saltimbanque n'a pas besoin d'apprêt. Un seul banc lui suffit pour faire admirer sa souplesse, sa minceur, sa détente. Il marche sur les mains jusqu'au bout de son accessoire, au risque de se rompre les os ; il a gagné quand il a fait passer une onde de frayeur sur l'assistance. On lui jette une pomme, un sou, qu'il ramasse en saluant, sans que l'on sache trop s'il sourit ou grimace, puis il rend le banc à l'aubergiste, et s'éloigne.
La solitude pauvre et la légèreté sont restées dans le mot, quand bien même on aurait oublié son ori­gine. Saltimbanque. Il y a l'idée d'une provocation. Le saltimbanque est admirable et un peu louche, vit de bric et de broc, et fait un pied de nez à nos engoncements trop raisonnables. Il prend des risques, le corps libre, et la tête bien plus encore. Son spectacle nous divertit, mais lui, il nous inquiète.


Presqu'île

Une belle idée. La métaphore d'une vie réussie. Etre une presqu'île. Se suffire, avoir son univers, sa liberté, sa solitude, mais sans couper les ponts, sans renoncer au monde. Une langue de terre vous relie aux autres. Ils peuvent l'emprunter pour venir vous voir tel que vous êtes, ou bien c'est vous qui revenez vers eux quand ça vous chante, dans une parenthèse nécessaire et limitée.
Le presque semble modeste. Un adverbe mino­rant : une presqu'île serait a priori un peu moins qu'une île, un peu moins de caractère, de per­sonnalité, de sauvagerie bien sûr. Mais il ne faut pas s'y fier. Le presque donne aussi au mot un bel équilibre, une longueur, une élégance. La presqu'île ne surjoue pas, elle reste à portée. Mais elle est tellement sûre d'être ce qu'elle est qu'elle n'a pas besoin de déclaration d'indépen­dance.
Julien Gracq a titré La Presqu'île le plus beau de ses recueils de nouvelles. Tout y est dans l'attente, le secret ; on se tient au bord des choses,


à deux pas de l'ailleurs, et tout paraît pourtant si familier. Le véritable écart ne demande pas à détruire la route, ni la trace des pas. C'est la presqu'île.


Bonheur

S'il n'y avait qu'un mot, ce serait celui-ci. Bonheur, ce luxe douloureux, ce beau souci. Pendant des siècles et des siècles, les hommes en ont fait l'économie. Ils chassaient seulement la joie ou le plaisir, résignés à n'espérer une satisfaction durable qu'au-delà de cette vallée de larmes appelée la vie. Et puis ils ont commencé à vouloir s'accomplir sur la terre. Alors est née l'idée, alors est né le mot. Bonheur. Un mot très sourd. Le b comme un début de bulle, comme un désir d'envol. Mais la seconde syllabe dure dans le feutré profond, semble épouser l'horizontalité à peine courbe de la planète.
Bonheur. Beaucoup prétendent n'y pas croire, et le conjuguent seulement au passé inconscient, au futur impossible. Le monde nous envoie sans cesse les pires nouvelles du monde, mais nous ne sommes pas dupes : tout ce pessimisme n'aurait pas de sens s'il n'y avait la certitude qu'autre chose nous mène, qui dépasse de beaucoup la zénitude, la paix, l'équilibre ou l'harmonie. Un quelque chose si discret, presque impossible à dire, et qui trouve pour se nommer un mot si retenu, dont l'écho grave se prolonge à tout jamais. Bonheur.

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17/10/2013 140 pages 12,00 €
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