#Roman étranger

Les plus belles mains de Delhi

Mikael Bergstrand

Göran Borg, cinquante-deux ans, est en pleine crise identitaire. Divorcé, il n'a que très peu de rapports avec ses enfants, et s'ennuie fermement au boulot. Si bien que, lorsqu'il se fait congédier du poste qu'il occupait depuis vingt-cinq ans, il considère qu'il n'a plus rien à perdre. C'est alors que son ami Erik lui propose de quitter un temps son Malmö gris et pluvieux pour le suivre dans le voyage organisé qu'il anime en Inde. Ayant toujours passivement subi les maigres événements de sa vie, une fois de plus, Göran cède et accepte. Là-bas, il découvre un tout nouvel environnement. La foule, le bruit, l'odeur, la cuisine, la valeur de l'argent : le choc est tel qu'il tombe malade. Erik, qui doit poursuivre le circuit touristique, est contraint de le confier à son ami indien Yogi à Delhi. Très vite, Göran se lie d'amitié avec ce dernier, et décide de prolonger son séjour. Chose commune en Inde, Yogi lui propose de se rendre dans un institut pour se faire faire un soin des mains. L'institut étant sur le point de fermer, Yogi prétend que son ami est une personnalité importante du journalisme culturel suédois. Göran tombe immédiatement sous le charme de la manucure. Elle s'appelle Preeti, et est mariée à un puissant industriel ce qui n'empêche pas Göran de chercher à la séduire. Il frime en prétendant être venu interviewer l'un des plus grands acteurs de Bollywood, Shah Rukh Khan. Et cela fonctionne : ils se revoient plusieurs fois, s'amourachent l'un de l'autre. Göran, jusque-là hébergé chez Yogi, décide de prendre un appartement à Delhi et de se réinventer en correspondant freelance. Ainsi se retrouve-t-il sur la piste de l'exploitation d'enfants dans des filatures qui travaillent pour de grands distributeurs. Au cours de ses recherches, Göran découvre que l'un des plus gros clients de la filature n'est autre que l'une des entreprises appartenant à l'époux de Preeti. Fort de son nouvel état d'esprit, Göran acquiert une conscience sociale et politique. Transformé par son expérience en Inde, Göran est désormais un homme qui croit à nouveau en l'amour, en l'amitié, et en lui-même.

Par Mikael Bergstrand
Chez Gaïa

0 Réactions |

Editeur

Gaïa

Genre

Littérature étrangère

 12 janvier 2010
« Alors, qu'est-ce que tu penses de ta nouvelle coupe ? Ça te plaît ? »
Je hoche la tête en souriant. Rien n'a jamais vraiment changé dans le salon de coiffure Chez Cissi. Cissi est toujours la première à promouvoir le changement, même si elle en a une conception bien particulière. La dernière fois que je suis venu, il y avait un canapé blanc à côté d'un yucca. Aujourd'hui, c'est exactement le même canapé, mais il est devenu rouge, et le yucca est devenu un ficus. Et je n'en suis pas sûr, mais je crois que la blonde androgyne à coupe Jeanne d'Arc du poster derrière la caisse était une brune androgyne à coupe Jeanne d'Arc à l'époque.
« Et la couleur, t'en dis quoi ? Moi je trouve que ça redonne un tout nouvel éclat à tes cheveux ! »
Derrière sa frange ultraraide, Cissi me regarde et attend ma réaction. Si je ne la connaissais pas, je lui dirais qu'elle me fait penser à une petite fille innocente et curieuse, comme ça. « Oui, tu as tout à fait raison », je réponds, tout en essayant de me souvenir de la couleur d'origine, qui ne devait pas avoir plus de deux degrés de différence sur le spectre du gris.
« Tu as perdu du poids, non ? me demande Cissi.
- Oui, quelques kilos.
- Ça te va bien. Ça te fait un visage plus masculin.
- Merci », je réponds, mais je me demande si ça veut dire qu'elle me voyait avant comme un gros mec efféminé.
La première fois que j'ai poussé la porte du salon Chez Cissi, rue Östergatan à Malmö, c'était il y a un peu plus de onze ans. Mia, mon épouse à l'époque, avait insisté pour que je me « modernise ». J'étais ressorti une demi-heure plus tard, ma queue-de-cheval en moins. Tout à coup, toute mon identité était tombée sur le carrelage du salon.
Ma queue-de-cheval, c'était un peu ma meilleure amie depuis le lycée, le doudou que je tripotais quand j'étais stressé, et que je portais à la bouche quand j'étais sûr que personne ne me regardait. Et voilà qu'une pipelette de coiffeuse avait réussi, je ne sais toujours pas comment, à me convaincre de couper mon petit cordon ombilical. Il m'avait fallu au moins une semaine pour m'en remettre. Mais Mia adorait ce look, et une fois le choc passé, j'ai commencé à m'habituer à ma nouvelle coupe. Cissi m'avait laissé de la longueur derrière les oreilles. Maintenant, je ressemblais à tous les autres quadras de mon genre. À savoir, ceux qui avaient fini par accepter qu'ils ne pouvaient décemment plus continuer à avoir l'air d'adolescents attardés, mais qui voulaient tout de même montrer qu'ils avaient gardé un petit quelque chose de rock'n'roll, derrière leur bedaine naissante. Ceux qui avaient une profession dite artistique, et qui, quand ils devaient s'habiller classe, portaient un pull à col roulé avec une vieille veste en velours côtelé. On se res­semblait tous, en somme. Et pourtant, ce jour-là, je pensais que Cissi avait fait le geste le plus avant-gardiste du monde.
Je sais aujourd'hui que ce n'est pas vrai, et que l'assassinat de ma queue-de-cheval n'était qu'une opération commandi­tée par Mia. Cissi me l'a avoué quatre mois et dix-sept jours après notre divorce (soit le 9 octobre 2000). Elle a prétendu s'en vouloir de ne pas me l'avoir dit plus tôt, mais je voyais bien qu'en fait, ça l'amusait.
Et pourtant, je ne l'ai jamais laissé repousser. J'ai conti­nué à porter la même coupe de cheveux. La seule différence aujourd'hui, c'est qu'ils sont un peu plus gris, et un peu moins denses. Comme si les cheveux gris avançaient telle une armée qui gagnait du terrain sur les autres, faisant inexora­blement reculer le front. J'espère que la défense sera capable de résister encore quelques années. Pour avoir, comme moi, les cheveux peignés en arrière, il vaut mieux qu'ils aient une racine solide. Pas question de les voir capituler.
« Est-ce que je coupe ça, à peu près ? me demande Cissi en coinçant environ dix centimètres de cheveux entre ses doigts. Ils ont vachement poussé depuis la dernière fois ! »
Je vois bien qu'elle cherche à engager la conversation.
« Oui, d'accord. Ça ira comme ça. »
Je tends le bras vers la pile de revues posées sur la petite étagère juste sous le miroir. Sous trois magazines féminins, je réussis enfin à trouver un numéro du magazine masculin Slitz. Mais lorsque j'arrive à un article qui explique comment réussir à mettre une féministe dans son lit, je me rends compte que je l'ai déjà lu. D'après l'article, il ne faudrait sur­tout pas se montrer d'accord avec une femme qui commence à déballer ses théories pseudo-révolutionnaires sur la société patriarcale et tout et tout. Au contraire, il faudrait grogner un peu et lui faire un sourire à la fois supérieur et ravageur. Mais j'ai beau me creuser la tête, je ne vois pas du tout à quoi un tel sourire pourrait ressembler.
Je continue à parcourir la feuille de chou et m'arrête quatre secondes sur la pin-up en double page centrale. C'est suffisamment long pour ne pas passer pour un prude, et suffisamment court pour ne pas avoir l'air d'un gros pervers.
« Eh mais, voyez-vous ça, monsieur Göran Borg ! Vous avez des mains sublimes ! Vous vous êtes fait faire une manucure ? »
Cissi me prend de court. Je sens l'hémoglobine me colorer les joues et me chauffer les oreilles comme du piment.
La pluie de Malmö bat contre la vitre. Ça sent l'œœuf pourri dans le salon de coiffure. L'odeur est certes légère­ment recouverte par les parfums de shampooing et d'eau de toilette, mais elle est tout de même prégnante. Ça doit venir de tous ces produits chimiques. Je me souviens avoir senti cette même odeur un jour où Mia était rentrée avec les cheveux peroxydes. C'était exactement sept mois et six jours avant que l'on se sépare. J'aurais dû voir alors les signes avant-coureurs. Parce qu'une femme de plus de quarante ans qui cherche tout à coup à ressembler à Marilyn Monroe, ça cache nécessairement quelque chose.
Jusqu'à maintenant, je n'ai jamais rencontré personne qui ait lu A la recherche du temps perdu en entier. Je me demande même si l'un de mes amis soi-disant littéraires est déjà allé plus loin que le plus célèbre passage du premier tome où le goût de la madeleine trempée dans le thé fait remonter le narrateur dans le temps. Démarrer un récit à partir d'un souvenir évoqué par un goût ou une odeur est devenu une des techniques narratives les plus fréquemment utilisées du siècle dernier.
C'est pourtant celle que je vais utiliser. Pour nous projeter au moment où tout a commencé. En ce lundi de janvier gris et venteux, il y a exactement un an.
 
12 janvier 2009
Ça sentait légèrement l'œœuf pourri dans le salon Chez Cissi.
« Cette coupe vous va à ravir ! Ça fait ressortir vos yeux, et votre teint aussi ! » dit Cissi à une quadragénaire qu'elle venait de coiffer. Le visage de la femme s'illumina quand elle se leva pour aller payer.
« Si vous voulez un shampooing qui renforce vos cheveux et protège votre couleur, je peux vous conseiller celui-ci, ou celui-là », dit Cissi en posant deux flacons sur le comptoir.
La dame les prit et les retourna dans tous les sens, pendant que Cissi posait encore deux autres flacons sur le comptoir. C'est typiquement féminin, me dis-je, de toujours tout retourner dans tous les sens comme ça.
« Et pour un bon après-shampooing, je vous conseille l'un de ces deux-là. »
Au final, la dame acheta les quatre flacons, plus trois autres produits. Puis elle mit son manteau et sortit, non sans s'être fièrement regardée dans le miroir et avoir soigneuse­ment protégé ses cheveux sous sa capuche. Cissi la suivit du regard en balayant ses cheveux en un petit tas qu'elle poussa dans un coin. Elle se tourna ensuite vers moi et me fit un signe de la tête, pour que je vienne m'asseoir sur le fauteuil. « Voilà une cliente que je suis sûre de voir revenir », dit-elle en souriant à la dame, de l'autre côté de la vitre. Malgré un vent et une pluie cinglants, elle avait un sourire rayonnant. « La couleur au henné, c'est pour masquer les cheveux blancs. Et la nuque dégagée, c'est pour éviter la transpi­ration. Avec cette coupe, je ne rate jamais mon coup. Les vieilles dames adorent. Regarde comme elle a l'air contente ! » ajouta Cissi en la saluant chaleureusement de la main.
J'esquissai un sourire en guise de réponse, tandis qu'elle me passait la cape de nylon. Je fermai les yeux quelques secondes ; j'avais l'impression d'être une chenille dans son cocon. Comme je venais régulièrement, une certaine confiance avait fini par s'installer entre nous. Je me moquais ouvertement de mes enfants et elle se moquait ouvertement des vieilles dames qui fréquentaient son salon. Mais notre relation n'était pas aussi simple, loin de là. Il y avait un point sensible. Il s'agissait de Mia, qui y était toujours cliente.
« J'ai entendu dire que Max et Mia partent en Thaïlande dans quelques semaines », dit-elle.
Max et Mia... Ça faisait très personnages allemands de bandes dessinées des années trente. Je les imaginais facile­ment vêtus de l'uniforme des Jeunesses hitlériennes.
« Oui, elle m'en a un peu parlé la dernière fois que je l'ai vue.
- Tu imagines ? Ça doit faire tellement de bien d'oublier ce temps maussade quelque temps. Qu'est-ce que je déteste cette saison !
- Oui, c'est vrai que ce n'est pas très gai.
- J'ai entendu dire que les enfants partaient avec eux.
- Les enfants, les enfants... Ils sont adultes, maintenant, tu sais. »
Cissi pouffa de rire. Elle donna plusieurs coups de ciseaux dans le vide avant de me tailler réellement les cheveux.
« J'ai entendu dire qu'ils vont loger dans un véritable hôtel de luxe, en plus. »
Si elle répète encore une fois « j'ai entendu dire », je lui arrache les ciseaux des mains et lui coupe les oreilles pour qu'elle ne puisse plus jamais rien entendre, pensai-je.
Mais Cissi changea de sujet. C'était un de ses talents, ça. Elle s'arrangeait toujours pour commencer à parler de Mia, avant de s'arrêter subitement pour me laisser avec un début d'information que je n'avais même pas souhaité connaître. Notre conversation tourna ensuite autour de la journaliste politique Elisabet Höglund, de l'auteure Linda Skugge et de George Bush. Ne me demandez pas pourquoi, c'était venu par hasard. Entre-temps, une femme était entrée dans le salon, avait dit bonjour à Cissi, et s'était assise sur le canapé blanc. Je la regardai plusieurs fois du coin de l'œœil. Elle était grande, très jolie, et avait de beaux cheveux roux bouclés. Naturels, je veux dire. Pas colorés au henné.
La coupe terminée, Cissi essaya de me vendre un pot de gel effet mouillé. Je déclinai l'offre, gentiment mais ferme­ment.
« Alors on se voit de nouveau dans deux mois ? me demanda-t-elle.
- Oui, bien sûr », répondis-je en lui donnant une petite tape sur le bras.
Une fois dehors, je jetai un œœil par la vitre du salon. La jolie femme s'assit dans le fauteuil. Cissi balaya mes cheveux et me salua chaleureusement de la main. Ses lèvres bougèrent. Elle disait quelque chose à sa nouvelle cliente. Je compris qu'elles étaient en train de parler de moi. Depuis le trottoir, impossible de l'entendre déverser son venin, bien sûr, mais je pouvais aisément imaginer :
« Je vous présente Göran Borg, quinquagénaire un peu gras, persuadé d'être resté cool. Avec cette coupe, je suis sûre de taper dans le mille. Les hommes de son âge adorent. Les cheveux en arrière masquent leur légère calvitie et la longueur dans la nuque couvre les petits poils qui remontent du dos. »
En gros, voilà certainement ce qu'elle avait pu dire. J'eus le sentiment horrible et soudain que quelque chose m'échappait. Sentiment certainement accentué par le vent, imparable.
Je réussis à arrêter un taxi et à me blottir sur la banquette arrière. En passant par la place Gustav-Adolf, je remarquai que, malgré la pluie, le bossu était toujours posté à l'entrée de la rue piétonne. C'était du masochisme pur. Accroché à son déambulateur, il essayait de distribuer des prospectus froissés et trempés auxquels personne, parmi les quelques passants qui avaient dû sortir à contrecœœur, ne prêtait attention.
Je descendis juste devant Den Lille Italienaren, un petit italien de quartier situé dans un ancien garage à vélos à Lorensborg, suffisamment loin des restaurants bondés du centre-ville où le risque de tomber sur des collègues était plus grand. Den Lille Italienaren était un tout petit restau­rant, tenu non pas par un Italien mais par un pizzaïolo serbe, qui avait agrémenté sa carte de quelques plats ita­liens. La nourriture était bonne, mais on y sentait plus le goût des Balkans que de l'Italie. Une tonne d'ajvar relevait quasiment tous les plats.
Je commandai des pâtes au pesto, un saltimbocca, deux demi-pintes de bière légère et deux espressos, afin que l'addition porte à croire à un rendez-vous avec un client. Une fois par mois, je me permettais ainsi un déjeuner gratuit rien que pour moi. C'était ma petite gratification person­nelle. Jusque-là, on ne m'avait jamais posé de questions. Et puis je n'avais aucun scrupule à le faire. Les restaurants que je choisissais étaient plutôt bon marché, et je me disais qu'on avait bien droit à un petit extra après toutes ces années d'ancienneté.
Mais cette fois-là, au lieu de l'habituelle satisfaction d'après-repas, ce fut une grosse boule au ventre qui m'accompagna dans le taxi qui me ramenait au bureau.
Le temps s'était sérieusement dégradé, et une pluie torren­tielle s'abattait désormais sur Malmö.
Au bureau, j'étais le plus âgé, et le seul à être là depuis les débuts de la boîte, vingt-cinq ans plus tôt. À cette époque, elle s'appelait encore Smart Publishing, et proposait un service de rédaction d'articles, d'interviews ou de reportages pour des magazines d'actualité économique sur papier glacé. Maintenant, on s'appelait les Kommunikatörs, et on faisait exclusivement de la communication interne et externe pour des entreprises ou des institutions. Ça allait du site Web à la revue de personnel en ligne. Passionnant, n'est-ce pas ? En fait, le seul truc cool dans ce boulot, c'était l'emplace­ment des bureaux. Ils se trouvaient dans le quartier de Västra Hamnen, l'ancien port industriel devenu le terrain de jeu préféré des architectes, au centre duquel se dressait la fameuse tour de forme hélicoïdale de l'espagnol Santiago Calatrava.
Notre bureau se situait dans le bâtiment juste à côté de ce gratte-ciel spectaculaire. On était au rez-de-chaussée, mais grâce aux vitres teintées, les passants ne pouvaient que devi­ner nos silhouettes penchées sur nos ordinateurs portables.
C'était certes loin d'être glamour, mais il y avait encore d'autres petits avantages à ce boulot. J'étais par exemple souvent amené à travailler chez le client, ce qui signifiait que je pouvais gérer librement ma journée. Et même au bureau, en tant qu'ancien de la boîte, j'avais de fait des petits privilèges, comme une pause déjeuner un peu plus longue et une journée de travail un peu plus courte.
C'était en tout cas ce que je croyais au moment de me rasseoir à mon bureau en cette après-midi de janvier, tan­dis que je passais la main dans mes cheveux fraîchement coupés.
Jusqu'à ce que mon téléphone sonne.
« Tu peux monter, Göran ? »
C'était Kent Hallgren, mon chef. Il venait du nord-ouest de la Scanie, près d'Ängelholm. Et donnait parfois l'impres­sion de parler avec un accent germanique. Apparemment, personne ne lui avait jamais appris que les suédois ne se prononçaient pas comme les ü allemands. Et puis, je sais bien que le dialecte de Malmö n'est pas vraiment connu pour sa beauté, mais à côté du parler agressif de Kent, il pouvait presque paraître mélodieux. Cependant, il n'y avait pas que la langue qui le desservait. Kent était aussi un de ces hommes vampirisés par Excel, qui ne pensaient plus qu'en tableurs et en colonnes. Un matheux qui avait perdu tout sens de la communication verbale, alors même que c'était censé être son domaine d'activité. Il était également la preuve vivante que, dans ce milieu, on pouvait gravir les échelons sans le moindre soupçon de formation.
Je croyais que Kent avait un tant soit peu de respect pour moi, mais là, sa voix était étonnamment sèche et ferme au téléphone. Je montai immédiatement l'escalier en spirale qui menait à son bureau.
« Assieds-toi, Göran. »
Je m'exécutai. Il ferma la porte. C'était mauvais signe.
« Un petit pain à la cannelle ? » me demanda-t-il en me tendant une corbeille de viennoiseries. J'en pris un, bien qu'encore repu.
« J'ai eu des plaintes à ton sujet, Göran.
- Ah bon ? »
Je sentis mon pouls battre contre mes tempes, et serrai le reçu du restaurant fort dans ma main moite. Kent m'observa un instant avant de se racler la gorge et de reprendre.
« Le directeur du service d'urbanisme de la ville n'est pas du tout content du site que tu leur as fait. Il a relevé trente-quatre bugs et liens morts. Je crois qu'on a atteint un nouveau record. »
Je pris une grande inspiration et le regardai aussi fixe­ment que possible.
« Mais ça, ce sont des petits détails techniques que Daniel ou Gisela peuvent corriger, non ? Le plus important, c'est le texte, et j'ai énormément bossé dessus ! »
J'essayais d'avoir l'air indigné.
« Personne ne s'est plaint du texte, si ? »
Kent réajusta sa cravate, puis ses lunettes. Un tic nerveux déforma sa gueule d'enfant. Sa voix me faisait peur. Il avait toujours ce ton sec et ferme, et sans un seul tremblement dans la voix. Sans compter cet accent allemand.
« Ça ne va plus du tout, Göran. On ne peut pas sans cesse demander à Daniel ou Gisela de nettoyer ton propre mer­dier. Ils ont déjà bien assez à faire de leur côté.
- Mais enfin, je n'ai pas fait autant d'erreurs que ça !
-Si, Göran, justement. Reconnais-le, il a fallu passer derrière toi pour chacun des projets sur lesquels tu as bossé cette année. Regarde les choses en face, tu es dépassé par tout ça, Göran. Et les services que l'on propose aujourd'hui n'ont plus grand-chose à voir avec le boulot que tu faisais il y a vingt ans. »
J'étais anéanti. Écrasé, comme ça, en moins de deux minutes, après plus de deux décennies de bons et loyaux services. Par un bon à rien du nord-ouest scanien qui par­lait comme un Allemand. Par un connard sans cheveux qui portait un pantalon à rayures verticales blanches et un pull moche. Et qui n'avait même pas fini :
« Et ce n'est pas tout, Göran. Il y a aussi ton attitude envers Gisela.
- Quoi ? De quoi tu parles ?
- Elle dit que tu n'es pas correct avec elle. Et nous prenons ça très au sérieux. »
Je commençais à être envahi de sentiments kafkaïens. Il y avait trois femmes dans la boîte. Gisela était la plus jeune, et aussi la plus jolie. Elle avait une forte poitrine qu'elle mettait toujours savamment en valeur quand on lui parlait. Il était donc fort probable que mon regard se soit parfois un peu trop attardé sur ses seins. Et il y avait sûrement un article dans le code de conduite de l'entreprise qui l'interdisait. « Comment ça, je ne suis pas correct avec elle ?
- Tu lui as refilé les tâches les plus chiantes, pendant que tu t'octroyais les projets les plus prestigieux. Tu l'as fait tra­vailler dans l'ombre, et tu as sabordé toutes ses chances de se faire remarquer pour la qualité de son travail. »
On aurait dit qu'il avait préparé son discours. Et il l'avait peut-être fait, car il n'arrêtait pas de regarder son écran en parlant. En tout cas, j'étais soulagé ; j'avais eu tellement peur d'être taxé de harcèlement sexuel. Et si je n'étais pas en train d'assister à ma propre exécution, je me serais certainement mis à sourire en entendant Kent parler de « projets presti­gieux ». Mais je tentai le tout pour le tout, la réplique de la dernière chance. Genre la meilleure défense, c'est l'attaque.
« Mais je lui ai simplement demandé de m'aider à régler des petits problèmes techniques ! Et puis, je pense que l'on devrait plutôt me remercier de nous avoir évité des commu­niqués de presse rédigés par une dyslexique.
- Gisela n'est pas dyx... dyxlexique.
- Et qu'est-ce que tu en sais, toi ? »
Kent ne répondit pas. Il prit un document qu'il regarda pendant plusieurs secondes. Interminables secondes.
« Et ce n'est pas tout, Göran. Il y a aussi le fait que tu passes 47 % de ton temps de travail à surfer sur Internet. »
Je croyais qu'il plaisantait au début, mais il n'y avait pas l'ombre d'un sourire sur son visage.
« Quoi ? Tu veux dire qu'il y a des gens qui sont payés pour espionner les employés et faire des statistiques de leur temps passé sur Internet ?
- Si c'est justifié, oui.
- Hé, attends, je me trompe peut-être, mais je croyais qu'on bossait dans la communication ! Et tu sais bien qu'au­jourd'hui, tout passe par Internet ! Que c'est notre principal outil de travail ! »
Kent réajusta ses lunettes sur son nez et me regarda fixe­ment. C'était tellement peu naturel que j'eus l'impression qu'il s'était entraîné devant une glace. Ou à un cours de management, peut-être.
« Oui, mais ça dépend des sites qu'on fréquente.
- Eh, je ne suis jamais allé sur des sites porno ! Jamais ! »
Généralement, quand on se défend aussi vivement contre quelque chose dont on n'a pas encore été accusé, c'est qu'on se sent coupable. Mais là, ce n'était même pas le cas. L'idée d'aller sur des sites porno au bureau ne m'était d'ailleurs jamais venue à l'esprit. On bossait en open space, et je n'en voyais tout simplement pas l'intérêt.
« Ne t'emporte pas comme ça, Gôran. Je n'ai jamais dit que tu étais allé sur des sites porno. Par contre, il semblerait que tu sois accro à un site qui s'appelle Himmelriket. Quand tu vas sur Internet, tu y passes 61 % de ton temps.
- Mais c'est juste un site de foot.
- Oui, je sais. Un forum sur l'équipe de Malmö FF. Et on n'a aucun contrat avec le Malmö FF. Pourtant, au cours de ces six derniers mois, tu as passé en moyenne deux heures et trente-trois minutes par jour sur ce forum. Et le plus bizarre, c'est que tu ne prends même pas part aux discussions. Apparemment, tu te contentes de les lire. »
Juste à ce moment-là, quand Kent dit « bizarre », je compris que c'était fini. Parce qu'il avait raison, l'enfoiré. C'était carrément bizarre, pour ne pas dire malsain, qu'un vieux mec de cinquante-deux ans avec un diplôme de litté­rature et de sciences politiques et vingt ans d'expérience en tant que concepteur-rédacteur, qui avait été batteur dans un groupe, pas mauvais par ailleurs, et qui portait un pull noir à col roulé sous une vieille veste en velours côtelé passe le tiers de son temps de travail à glander devant les commen­taires vains et sans intérêt laissés par des geeks sur le forum de l'équipe de foot locale. Trois mois avant le début du championnat.
« Tu es supporter de Helsingborg ? » lui demandai-je d'une voix abattue.
Pour la première fois depuis le début de l'entretien, Kent avait l'air surpris. Puis il sourit légèrement.
« Non. Le football, c'est pas mon truc. Et puis je ne viens pas de Helsingborg, je viens d'Ängelholm. Et là-bas, on préfère le hockey. Le Rögle BK. »
J'aurais dû me douter que Kent était plutôt hockey. Il y avait une différence fondamentale entre les gens qui étaient plutôt football et ceux qui étaient plutôt hockey. Les gens qui étaient plutôt football avaient les pieds bien sur terre et ancrés dans leur culture, tandis que ceux qui étaient plutôt hockey glissaient sur la surface des choses comme des âmes égarées. Comme un palet poussé par une crosse. C'était une vérité incontestable, même si là, à cet instant, je n'étais pas vraiment en position de la défendre.
Une fois ma dernière goutte de sang pressée comme le jus d'un agrume, Kent s'adoucit immédiatement. Ça devait être encore un truc qu'il avait appris en cours de management. Il me fit une proposition que je ne pus refuser. Une prime de licenciement équivalant à une année de salaire. Avec lettre de recommandation. Et la promesse de faire appel à mes services en tant que free-lance (rédaction uniquement, hein) deux fois par an pendant les deux prochaines années. Et une note d'information du personnel disant qu'après de nombreuses années d'un travail exemplaire, Göran Borg avait malheureusement décidé de les quitter pour se mettre à son compte et voler de ses propres ailes.
Kent voulait même organiser un pot de départ, mais il y avait des limites à ce que ma fierté pouvait supporter. Rien que l'idée d'être là, un verre à la main, à essayer d'éviter de plonger le regard dans le décolleté de Gisela me donnait envie de vomir.
« Je rassemblerai mes affaires ce soir, quand tout le monde sera parti », répondis-je.

Commenter ce livre

 

trad. Emmanuel Curtil
05/03/2014 413 pages 23,00 €
Scannez le code barre 9782847203912
9782847203912
© Notice établie par ORB
plus d'informations