#Roman étranger

Les poissons ne ferment pas les yeux

Erri De Luca

"À travers l'écriture, je m'approche du moi-même d'il y a cinquante ans, pour un jubilé personnel. L'âge de dix ans ne m'a pas porté à écrire, jusqu'à aujourd‘hui. Il n'a pas la foule intérieure de l'enfance ni la découverte physique du corps adolescent. À dix ans, on est dans une enveloppe contenant toutes les formes futures. On regarde à l'extérieur en adultes présumés, mais à l'étroit dans une taille de souliers plus petite". Comme chaque été, l'enfant de la ville qu'était le narrateur descend sur l'île y passer les vacances estivales. Il retrouve cette année le monde des pêcheurs, les plaisirs marins, mais ne peut échapper à la mutation qui a débuté avec son dixième anniversaire. Une fillette fait irruption sur la plage et le pousse à remettre en question son ignorance du verbe aimer que les adultes exagèrent à l'excès selon lui. Mais il découvre aussi la cruauté et la vengeance lorsque trois garçons jaloux le passent à tabac et l'envoient à l'infirmerie le visage en sang. Conscient de ce risque, il avait volontairement offert son jeune corps aux assaillants, un mal nécessaire pour faire exploser le cocon charnel de l'adulte en puissance, et lui permettre de contempler le monde, sans jamais avoir à fermer les yeux. Erri De Luca nous offre ici un puissant récit d'initiation où les problématiques de la langue, de la justice, de l'engagement se cristallisent à travers sa plume. Arrivé à l'âge d'archive, il parvient à saisir avec justesse et nuances la mue de l'enfance, et ainsi explorer au plus profond ce passage fondateur de toute une vie.

Par Erri De Luca
Chez Editions Gallimard

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Genre

Littérature étrangère

 

 

 

 

 

 

« À quoi sert de baiser ta poussière ?

Moi, je suis ta poussière. »

 

 

 

 

 

ITZIK MANGER

 

 

« Je te le dis une fois et c’est déjà une de trop : trempe tes mains dans la mer avant de mettre l’appât sur l’hameçon. Le poisson sent les odeurs, il fuit la nourriture qui vient de terre. Et fais exactement ce que tu vois faire, sans attendre qu’on te le dise. En mer, c’est pas comme à l’école, il n’y a pas de professeurs. Il y a la mer et il y a toi. Et la mer n’enseigne pas, la mer fait, à sa façon. »

J’écris ses phrases en italien et toutes à la fois. Quand il les disait, c’étaient des rochers isolés et beaucoup de vagues au milieu. Je les écris en italien, elles sont ternes sans sa voix pour les dire en dialecte.

Il commençait souvent par « et ». À l’école, on apprend à éviter les conjonctions en début de phrase. Pour lui, c’était la suite d’une autre, prononcée une heure ou un jour avant. Il parlait peu, avec de longs intervalles de silence tout en vaquant aux tâches d’un bateau de pêche. Il s’agissait pour lui d’un seul discours, qui de temps en temps se détachait de sa bouche avec le « et », dont la lettre e dessine un nœud quand on l’écrit. J’ai appris par sa voix à commencer mes phrases par une conjonction.

 

Il voyait du bon en moi, enfant de la ville qui venait sur l’île l’été. Je descendais à la plage des pêcheurs, je passais des après-midi entiers à regarder les mouvements des barques. Avec la permission de ma mère, je pouvais monter sur une des plus longues avec des rames aussi grosses que de jeunes arbres. Je ne faisais presque rien à bord, le pêcheur me laissait lui donner un coup de main et il m’avait appris à me servir des rames, deux fois plus grandes que moi, en poussant dessus de tout mon poids, debout, les bras tendus et en croix. Le bateau s’ébranlait tout doucement et puis avançait. Et je me sentais plus grand. À certains moments, ma petite force de rameur rendait service au pêcheur. Il ne me permettait pas d’approcher des hameçons, des longues lignes lestées du plomb de fond. C’étaient des instruments de travail qui n’avaient rien à faire dans les mains des enfants. Alors que sur la terre ferme, à Naples, les outils et les heures de travail n’étaient pas ce qui leur manquait.

Il me laissait jeter l’ancre. J’avais maintenant dix ans, un magma d’enfance muette. Dix ans, c’était un cap solennel, on écrivait son âge pour la première fois avec un chiffre double. L’enfance se termine officiellement quand on ajoute le premier zéro aux années. Elle se termine, mais il ne se passe rien, on est dans le même corps de mioche emprunté des étés précédents, troublé à l’intérieur et calme à l’extérieur. J’avais dix ans — tenevo dix ans : chez nous le verbe « tenir » est plus précis pour dire l’âge. J’étais dans un corps pris dans un cocon et seule ma tête tentait de le forcer.

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trad. Danièle Valin
26/04/2013 128 pages 16,00 €
Scannez le code barre 9782070139118
9782070139118
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