#Roman francophone

Les spectateurs

Nathalie Azoulai

Une famille regarde, inquiète et médusée, une conférence de presse du Général de Gaulle à la télévision. En direct, le fils de treize ans comprend qu'on peut avoir à quitter son pays natal, sa langue, sa maison. Comme ses parents chassés de chez eux quelques années plus tôt. Bouleversé, il veut savoir comment ça s'est passé, quand et comment on décide de partir, ce qu'on emporte dans ses valises, ce qu'on laisse derrière soi. Mais à toutes ses questions, personne ne répond vraiment, comme si on lui cachait quelque chose. En interceptant des récits qui ne lui sont pas destinés, l'enfant reconstitue les menaces, le départ, les adieux, et recoud les différents pans d'une histoire qui entrelace l'amour et le secret, l'exil et les films hollywoodiens, l'Orient et l'Occident...

Par Nathalie Azoulai
Chez P.O.L

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Editeur

P.O.L

Genre

Littérature française

À ma mère

 

 

Loin, loin de toi se déroule l’histoire mondiale, l’histoire mondiale de ton âme.

Franz Kafka, Journal, Notes éparses de l’été 1922

 

 

I

 

 

On la regarde comme un papillon qui vient de se poser sur une fleur. Tout souffle suspendu, on attend qu’elle fasse un pas, un tout petit pas, ne serait-ce qu’un seul. En cercle autour d’elle, ils sont debout et immobiles. D’eux trois, elle ne regarde que lui. Elle met un pied devant l’autre mais, avant que son talon n’appuie contre le sol, sa jambe droite se froisse. Elle s’efforce de la tendre à nouveau, contracte son pied mais la force qu’elle y met ne remonte pas jusqu’à la cuisse et toute la jambe lâche. Elle retombe lourdement sur ses fesses. Ses parents soupirent, remuent la tête, puis se détournent.

Pas lui.

Il l’applaudit, lui sourit. Il l’encourage à se relever, tend sa main vers la sienne, lui dit, allez, recommence, mais elle ne prend pas sa main. Elle reste en tailleur quelques secondes puis sa jambe droite pivote vers l’intérieur et vient rejoindre sa jambe gauche, s’encastrer dedans, à l’oblique, tandis que son torse reste très droit. Bancale, en équilibre instable, elle est à deux doigts de basculer sur le flanc gauche. D’ailleurs, elle bascule.

Sa mère se précipite, s’agenouille, la relève, retourne sa jambe droite vers l’extérieur, mais dès qu’elle retire sa main, la jambe se remet à vriller vers l’intérieur. Elle recommence, la jambe aussi. Commence un bras de fer nerveux entre la main de sa mère et le genou de sa sœur. Arrête d’embêter mon amazone ! dit-il en se coulant tout près d’elle, au ras du sol, si près que ses paroles s’absorbent dans le tapis épais, comme toutes celles qu’il prononce quand il ne veut pas vraiment être entendu, ou seulement d’elle. Ce tapis contient leurs secrets. En le secouant suffisamment fort, il les rendrait peut-être tous. Mais, heureusement, personne n’entreprend jamais de le secouer.

Il sait qu’au seul nom d’amazone, sa mère voit toujours apparaître des images de cinéma, des crinolines à flanc de cheval. Son visage s’illumine un instant, doux et indulgent, comme le sien. Elle préfère de loin cette comparaison à celle qu’il emploie certains jours quand il traite sa sœur de culbuto.

Elle y est presque arrivée, dit-il.

Le médecin dit qu’elle ne doit plus se mettre debout, répond-elle.

Taisez-vous ! Ça va bientôt commencer, dit son père.

 

 

Le 27 novembre 1967, à 15 heures, le général de Gaulle, président de la République française, donne une conférence de presse. L’intervention dure une heure et demie. Elle a lieu dans la salle des fêtes du palais de l’Élysée devant un parterre de journalistes, des hommes en costume et cravate, quelques femmes aux chevelures mises en plis. Tous ont l’air d’être venus pour un thé dansant. Ce discours est retransmis en direct à la télévision et à la radio. Il y est d’abord question de l’Angleterre, de la livre Sterling et du Marché commun. Des barrières douanières et des réformes agricoles.

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04/01/2018 305 pages 17,90 €
Scannez le code barre 9782818041383
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