#Roman étranger

Les Trois Lumières

Claire Keegan

Dans la chaleur de l’été, un père conduit sa fille dans une ferme du Wexford, au fond de l’Irlande rurale. Bien qu’elle ait pour tout bagage les vêtements qu’elle porte, son séjour chez les Kinsella, des amis de ses parents, semble devoir durer. Sa mère est à nouveau enceinte, et il s’agit de la soulager jusqu’à l’arrivée du nouvel enfant. Au fil des jours, puis des mois, la jeune narratrice apprivoise cet endroit singulier, où la végétation est étonnamment luxuriante, les bêtes grasses et les sources jaillissantes. Livrée à elle-même au milieu d’adultes qui ne la traitent pas comme une enfant, elle apprend à connaître, au gré des veillées, des parties de cartes et des travaux quotidiens, ce couple de fermiers taciturnes qui pourtant l’entourent de leur bienveillance. Pour elle qui n’a connu que l’indifférence de ses parents dans une fratrie nombreuse, la vie prend une nouvelle dimension. Elle apprend à jouir du temps et de l’espace, et s’épanouit dans l’affection de cette nouvelle famille qui semble ne pas avoir de secrets. Certains détails malgré tout l’intriguent : les habits dont elle se voit affublée, la réaction de Mr Kinsella quand il les découvre sur elle, l’attitude de Mrs Kinsella lors de leurs rares sorties à la ville voisine…

Par Claire Keegan
Chez Sabine Wespieser Editeur

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Genre

Littérature étrangère

1

Tôt un dimanche, après la première messe à Clone- gal, mon père, au lieu de me ramener à la maison, s’enfonce dans le Wexford en direction de la côte d’où vient la famille de ma mère. C’est une journée chaude, radieuse, avec des zones d’ombre et de brusque lumière verdâtre sur la route. On traverse le village de Shillelagh où mon père a perdu aux cartes notre génisse Shorthorn rouge et, plus loin, on longe le marché de Carnew où l’homme qui l’avait gagnée n’a pas tardé à la revendre. Mon père lance son chapeau sur le siège du passager, baisse la vitre et fume. Je secoue mes cheveux pour défaire mes tresses et m’étends sur la banquette, regardant par la lunette arrière. Ici le ciel est bleu, dégagé. Là le ciel bleu est garni de nuages crayeux, mais le plus souvent c’est un mélange enivrant de ciel et d’arbres strié de câbles électriques en travers desquels, de temps en temps, de petites volées brunâtres d’oiseaux fugaces se précipitent. 

Je me demande comment elle sera, cette maison qui appartient aux Kinsella. Je vois une grande femme me surveiller, me faire boire du lait encore chaud du pis de la vache. Je vois une version plus improbable d’elle, en tablier, verser de la pâte à crêpes dans une poêle, demander si j’en voudrais une autre, comme ma mère le fait parfois quand elle est de bonne humeur. L’homme aura la même taille qu’elle. Il m’emmènera en ville sur le tracteur et m’achètera de la limonade rouge et des chips. Ou bien il me fera nettoyer les hangars et ramasser les pierres et arracher les séne- çons et les patiences dans les champs. Je le vois tirer de sa poche ce qui, j’espère, sera une pièce de cin- quante pence, mais en réalité c’est un mouchoir. Je me demande s’ils habitent dans une vieille ferme ou un pavillon neuf, s’ils auront des cabinets extérieurs ou une salle de bains avec des w.-c. et l’eau courante. 

Je m’imagine couchée dans une chambre sombre avec d’autres filles, en train de dire des choses que nous ne répéterons pas le matin venu. 

Une éternité, ai-je l’impression, passe avant que la voiture ralentisse et tourne dans un étroit chemin gou- dronné, puis un frisson lorsque les roues claquent sur les barres métalliques d’une grille pour le bétail. De chaque côté, des haies épaisses sont taillées à angle droit. Au bout du chemin se trouve une longue maison blanche avec des arbres dont les branches traînent sur le sol. 

« Papa, dis-je. Les arbres.
- Eh ben quoi ?
- Ils sont malades, je dis.
- C’est des saules pleureurs », dit-il, et il se racle la gorge.

Dans la cour, de hautes vitres brillantes reflètent

notre arrivée. Je me vois sur la banquette en train de regarder, aussi farouche qu’une enfant gitane avec mes cheveux en bataille, mais mon père, au volant, ressem- ble juste à mon père. Un gros chien en liberté au pelage tacheté par les ombres des arbres pousse quelques aboiements rauques, sans conviction, puis s’assoit sur la marche et se retourne vers le seuil, où un homme s’est avancé. Il a un corps carré, comme les bons- hommes que mes sœurs dessinent parfois, mais ses sourcils sont blancs, assortis à ses cheveux. Il ne res- semble vraiment pas aux gens de la famille de ma mère, qui sont tous grands avec de longs bras, et je me demande si on ne s’est pas trompés de maison. 

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trad. Jacqueline Odin
07/04/2011 108 pages 14,20 €
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