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Genre
Littérature française
Tombeau sur la mort du marquis de Sade
Près d’Épernon, à Émancé, dans l’actuel département des Yvelines, le nom d’un lieu-dit, la « Malmaison », témoigne de la présence ancienne d’une léproserie dans laquelle étaient soignés, mais aussi mis au ban de la société, des malades contagieux. Un manoir s’y trouvait, de grès, flanqué de tourelles en briques, orné d’une balustrade à pilastres et entouré des vestiges d’une enceinte fortifiée. En entrant du côté de l’ancien château, par la grande allée qui le partage, on tombait sur des taillis fourrés. Dans le premier du côté droit, une fosse devait être creusée par le fermier voisin. Sous la surveillance de Monsieur Lenormand, un marchand de bois qui exerçait rue de l’Égalité à Versailles, convoqué par exprès pour surveiller cette tâche funèbre, un corps devait y être placé, sans cérémonie particulière, par une froide journée d’hiver, sous un ciel glauque. La terre qui recouvrirait la dépouille devait être semée non de roses effeuillées sur un tas de fumier, mais de simples glands, afin que, par la suite, le terrain de ladite fosse se trouve regarni et le taillis fourré comme il l’était auparavant. Rien ne devait laisser deviner celui dont les restes se désagrégeaient ainsi dans un coin tranquille de l’Île-de-France. Pas de pierre pour marquer l’endroit : les traces de la tombe devaient disparaître de dessus la surface de la terre comme la mémoire du défunt était appelée à s’effacer du souvenir des hommes.
Maurice Heine se rendit sur les lieux en 1932. Il y retourna avec Georges Bataille, lequel allait, à son tour, y conduire Michel Leiris. Leur pèlerinage les menait vers ce qui aurait dû être la sépulture de l’un des leurs, un écrivain, si sa famille avait respecté les dispositions du testament qu’il rédigea en janvier 1806, à l’asile de Charenton, « en état de raison et de santé », à l’âge de soixante-cinq ans, alors qu’il possédait encore une propriété agricole à la Malmaison mais n’était plus seigneur du château de Lacoste, cet imposant nid d’aigles provençal vendu en 1796. Il ignorait bien entendu qu’à l’étude anatomique de sa dépouille, refusée par anticipation – « Je défends que mon corps soit ouvert, sous quelque prétexte que ce puisse être » –, succéderait pendant deux siècles – et probablement au-delà encore – l’autopsie de ses écrits – de ceux, du moins, qu’il avait déjà fait paraître ou qui échappèrent aux autodafés d’une descendance bien-pensante, gênée aux entournures par ce père et aïeul à l’imaginaire débordant et à la troublante séduction. La présence d’extraits (parfois faussement lénifiants) ou d’œuvres entières sortis de sa plume dans les manuels scolaires, sur les rayons des bibliothèques publiques et aux programmes d’étude des universités est-elle une consécration ou un clin d’œil ironique de l’histoire ? et que des pays qui se veulent républicains continuent de censurer un auteur mort depuis deux siècles, est-ce une reconnaissance de l’exceptionnelle gravité avec laquelle il faut accueillir ses écrits ou la simple démonstration d’incohérences systémiques de la démocratie ? Les turbulences existentielles de l’homme ont secoué un monde en révolution ; ses livres révèlent-ils des failles que le mortier de la bonne conscience occidentale peine à masquer ?
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