« Personne ne peut nier que savoir nager, c’est une conquête d’existence. C’est fondamental, vous comprenez ! Moi, je conquiers un élément. Ça ne va pas de soi de conquérir un élément. Je sais nager, je sais voler. Formidable ! Qu’est-ce que ça veut dire ? C’est tout simple : ne pas savoir nager, c’est être à la merci de la rencontre avec la vague. »
Gilles Deleuze,
cours sur Spinoza, université Paris-VIII.
Journal de mes baignades
12 septembre
La mer est lisse et grise. Un miroir que je pourrais briser en y posant le pied. Mais non. Le miroir se fend pour me laisser passer. L’eau est froide, beaucoup plus froide que ce que j’avais imaginé. Un froid que mon corps ne reconnaît pas, peine à identifier. Un froid qui brûle. Deux anneaux de feu enserrent mes chevilles. Je m’immobilise. À gauche, une pointe de rochers presque noirs, à droite la plage de sable qui se déploie, droit devant, l’horizon, ligne nette qui délimite le ciel de l’océan. La mer est basse. Il n’y a pas de vent, une odeur d’algues en décomposition plane dans l’air. C’est tout ce qu’il y a à dire.
J’avance à nouveau. L’eau atteint mes cuisses, mon sexe se recroqueville. Il y a dans ce froid quelque chose de dur, une épaisseur, comme si l’eau n’était pas un élément liquide, qu’elle contenait des épées brillantes et acérées prêtes à me transpercer.
Quand l’eau atteint ma taille, je m’immerge en poussant une plainte inarticulée, mon cœur se gonfle. Il lutte contre l’agression que je lui fais subir. Dans ma poitrine, il doit être écarlate, une grosse balle semble y battre, elle accélère le mouvement.
Je nage. Pas longtemps. La brasse, tête levée haut pour éviter les éclaboussures. Je me sens malhabile, mes gestes sont rouillés. Depuis quand je ne me suis pas baigné ? Je ne sais plus. Mes cervicales vont encore me faire souffrir, voilà ce que je vais y gagner.
Quand je sors de l’eau, ma peau est rouge. Je ne sens plus rien. Anesthésié. Léger soudain. Comme si j’avais laissé l’enveloppe de mon corps là-bas, dans les vagues, la pesanteur du corps. C’est une sensation pas désagréable. En quelques pas, j’ai retrouvé ma serviette en éponge posée sur le dos d’un rocher et mes tongs. Je respire vite, comme si j’avais couru. Il n’y a personne sur la plage. Les estivants sont partis, tout le monde est parti.
13 septembre
Marée haute. Des vagues vertes et rondes, ourlées de blanc. Elles sont joueuses, les diablesses. Elles viennent se jeter sur mon ventre avec un entrain communicatif. Je sautille pour déjouer leurs ruses quand l’une, plus haute, plus téméraire, tente de me surprendre. Est-ce un effet de ce bouillonnement, l’eau me semble moins froide qu’hier.
Je ne nage pas, je me laisse porter par la houle, comme dans les bras d’une femme qui me ferait danser. À moins qu’ils ne me bercent ? Non, le rythme de la danse plutôt, qui emporte, qui fait briller les yeux. Mon corps est délesté de ses raideurs, délesté de ce bagage de l’âge qui encombre ma vie, la ralentit. L’âme de l’homme jeune que j’ai été refait surface en moi.
Extraits
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