À ma sœur Pascale, la meilleure entre tous.
On ne refait pas sa vie, c’est juste l’ancienne sur laquelle on insiste.
Serge Joncour
1
En général, mes souvenirs remontent à la file après celui-ci : j’arrive à une des portes de détention, la journée se termine. À vrai dire, c’est la pire des heures. Des grandes fenêtres qui éclairent le rond-point ne tombe plus que le gris épais du ciel, un glacis usé. Dans le cercle au milieu, qui ouvre sur les quatre divisions, un gardien tourne avec ses clés, il râle perpétuellement ou prend son tournis comme une blague, au gré des appels qui se succèdent aux portes, des gens qui passent pour aller piétiner ailleurs. On touche à la caricature du métier : tour du poignet à gauche, à droite, coup de pied sur une barre pour pousser, et un appel plus loin, on y va. Ponctuation métallique, ça racle dans la serrure.
L’air est chargé d’odeurs troubles et de Javel mélangées. Parfois d’une avocate s’exhale un parfum suave.
Ce soir des surveillants courent et jettent la lance à incendie à travers les barreaux. La porte de la division 2 bloque, c’est vieux. Il faudrait la casser pour le passage du Samu. La vie entière ici est en acier trempé.J’apprends par une volée de mots qu’un prisonnier s’est enroulé dans son matelas de mousse et y a mis le feu. En volute, une fumée échappée par l’œilleton a alerté. Il a tenu longtemps sans hurler, puis au-dessus de l’agitation, un long cri a rempli le quartier bas comme une onde visqueuse. Au milieu de la coupole, surplombant le rond-point, un oiseau sombre bat des ailes, impérial dans son envol macabre. Dans la cellule, les flammes lèchent le rideau des WC, les photos contre le mur, le placard en bois. Peu de vie se consume en ce brasier piteux.
Puis les portes s’ouvrent, les bruits se rapprochent, le Samu arrive en précipitation.
Dans quelques minutes la prison vomira à nouveau son horreur à bas bruit, qui remplit le bar du mess à l’heure des repas. Nous y serons tous, pastis, whisky, nous autres surveillants, infirmières, travailleurs sociaux. On plaisantera sur l’homme vaincu. Je conçois que cela paraisse choquant vu de l’extérieur. De l’extérieur on ne comprend pas, on ne sait pas, il nous convient bien, d’ailleurs, ce côté gardien du secret, ça nous permet de mépriser à notre tour, la pénitentiaire est une affaire de mépris tournant où chacun prend sa part.
La prison n’accroche pas que les détenus à son tableau de chasse. Elle nous fusille lentement, nous autres aussi.
2
Je suis né dans un village, derrière la prison centrale du Nord, Bapaume. Les personnels venaient boire un coup au café de mes parents, aussi ai-je passé les concours de l’administration pénitentiaire dès l’obtention de mon inutile licence d’anglais. Surveillant ça m’allait bien. Je savais que quelque part dans le pays le métier était mal vu, mais pas ici, car ça nourrissait son homme. Ils étaient tous très à l’aise les surveillants, ils riaient beaucoup et formaient une confrérie que je n’ai jamais connue par la suite. Depuis mon enfance les hauts murs de Bapaume, censés nous protéger, me donnaient envie d’y aller voir.Quelque chose me dit qu’il y aurait moins de délinquance si les murs étaient de verre. Le mystère donne du prestige, et le prestige, c’était mon cache-misère à l’époque.J’avais envie de voyager, et bizarrement la prison m’offrait cela. Mon frère aîné vivrait du café de mes parents et moi je m’embarquerais dans la soute immobile de Bapaume. En sortant le soir, on me demanderait comme à un explorateur ou un ethnologue les couleurs des oiseaux, les rites des indigènes, et je saurais répondre.Du danger parfois, du risque, des armes. De la solidarité entre hommes aussi, et de la joie, les surveillants aimaient rire fort. Le matin serait une aventure.
Extraits
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