#Essais

Michel Foucault. Un héritage critique

Jean-François Bert, Jérôme Lamy

Les écrits de Michel Foucault sont stratifiés, hiérarchisés, entre les livres, les entretiens et les cours au Collège de France, mais ils sont surtout disséminés dans leurs usages. Désormais, et en plus de l'histoire des sciences et de la philosophie, les "effets" Foucault sont palpables sur la théorie de la littérature et du cinéma, l'histoire culturelle et sociale, les théories du genre, la pensée politique, les sciences de gestion... C'est dans ce chantier ouvert que se situe cet ouvrage. Il s'agit pour Jérôme Lamy, Jean-François Bert et leur équipe de spécialistes de resituer et d'analyser une pensée empruntant des questionnements à d'autres champs, de la psychologie à l'économie, de la science politique à la géographie, tout en ne se réclamant pas de ces sciences humaines et sociales. Pour comprendre la position de Foucault, les grands axes méthodologiques qu'il a parcourus sont retracés, telle l'archéologie, l'épistémè, la problématisation. Les concepts, des ouvrages maintenant classiques aux cours et à l'histoire de la sexualité, sont également revisités. Cette lecture critique des écrits et des usages de Foucault permet de le confronter aux analyses les plus récentes en sciences sociales, comme les postcolonial studies, ou de suivre les dialogues engagés (parfois à distance) avec des auteurs comme Norbert Elias, Michel de Certeau et Pierre Bourdieu. Un inventaire aussi rigoureux qu'éclairant.

Par Jean-François Bert, Jérôme Lamy
Chez CNRS

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Editeur

CNRS

Genre

Philosophie

Le concept de parrèsia doit à Michel Foucault sa résurrection. Il y aurait un verso des études foucaldiennes à cultiver, qui serait d’explorer leur préhistoire pour comprendre pourquoi ce qu’il a vu n’a pas été perçu avant lui. En ce qui concerne la parrèsia, le contraste est tout particulièrement frappant. La fréquence des études qui lui étaient consacrées avant Foucault était inversement proportionnelle à celle des occurrences dans les textes anciens, allant de l’époque classique aux pères de l’Église les plus tardifs. Pourquoi cet « oubli » ? Parce que, entre autres, cette diachronie particulièrement longue décourageait un milieu universitaire habitué à des découpages plus précis et parce que la somme de compétences nécessaires (philosophie, rhétorique, théologie, histoire) décourageait les rares explorateurs. Actuellement, c’est le trajet inverse qui s’est imposé, puisque la vision holistique de Foucault sert de source à des recherches sur la parrèsia chez un grand nombre d’auteurs antiques.

Signalons pour commencer une difficulté d’ordre étymologique qui fait que même ceux qui ne connaissent pas le grec ancien parlent de parrèsia, comme si ce terme était intraduisible. Le mot signifie littéralement « tout dire », ce qui peut indiquer à la fois le n’importe quoi et l’effort rigoureux pour n’occulter aucun aspect de la réalité, pour dire la vérité « sans dissimulation ni réserve ni clause de style ni ornement rhétorique qui pourrait la chiffrer ou la masquer ». Dans un passage de la République, Platon définit la cité démocratique, qui n’est pas précisément celle qu’il a sa préférence, par deux éléments1 : la liberté de tout dire, la parrèsia et la liberté, l’exousia, de tout faire. Or, ce qui fait ainsi l’objet de la critique platonicienne était, au contraire, hautement revendiqué par Athènes comme l’emblème même de sa constitution. Le citoyen athénien s’enorgueillissait de disposer de droits comme l’isègoria, l’égalité du droit de parole, l’isonomia, l’égalité de droits politiques et la parrèsia, le droit de s’exprimer sans entrave2. Euripide fut l’un des premiers à donner à laparrèsia son importance idéologique et littéraire, en tout cas il est celui dont nous sont parvenus les témoignages les plus anciens. Comme Foucault le remarque, à propos des textes du grand tragique grec, la parrèsia y apparaît « comme un droit et un privilège qui font partie de l’existence d’un citoyen bien né, honorable et lui donnent accès à la vie politique […] une liberté qui donne le droit d’exercer ses privilèges au milieu des autres, par rapport aux autres et sur les autres » (Foucault 2009a : 34). Nous ajouterons que, dans un fragment qui n’est pas mentionné par Foucault, l’auteur tragique écrit : « qu’une franchise inflexible et vraie est une belle chose3 ! », montrant ainsi que déjà, à cette époque, la parrèsia n’était pas considérée simplement comme un privilège politique, mais comme une valeur éthique et esthétique, chaque fois qu’elle était sous-tendue par le désir intransigeant de dire le vrai. « Démocratie oblige », pourrait-on dire en parodiant une expression célèbre, sauf qu’entre la fonction emblématique du mot – un peu comme pour note célèbre triade « liberté, égalité, fraternité » – et sa charge éthique, il a existé une tension aboutissant à un mélange des plus instables. De ce fait, il se pose un problème méthodologique majeur, qui est de savoir si, pour parler de la parrèsia, il faut que le terme même soit explicitement mentionné, ou si l’on peut se contenter de ce qu’on croit être son contenu. Pour ne prendre qu’un exemple, si l’on s’en tient à l’occurrence du mot ou de ses composés, l’apport d’Aristote à l’évolution du concept est plutôt mince4 : la parrèsia est définie par lui tantôt comme une caractéristique du magnanime qui, parce qu’il méprise les autres, peut leur dire toute la vérité, tantôt comme la pratique du langage que l’on adopte lorsqu’on se trouve face à des amis ou à des frères avec lesquels on souhaite tout partager. En revanche, on peut estimer avec Foucault que les constructions éthiques et politiques d’Aristote ont été un moment important dans la crise de laparrèsia démocratique dans la pensée grecque (Foucault 2009a : 51) : « Bref, quand, avec Aristote, on essaie du mieux possible de justifier les lois et les règles de la démocratie, voilà que la démocratie ne peut faire à l’excellence morale qu’une seule place, place qui est la récusation même de la démocratie. » C’est parce que la démocratie n’est plus le champ où la parrèsia peut et doit se déployer que l’attitude par rapport au prince devient le fondement d’une « nouvelle » parrèsia. À ce niveau, se posent déjà au moins deux questions : quelles sont les conditions de légitimité du recours à l’implicite pour des textes dans lesquels le terme de parrèsia n’est pas explicitement utilisé ? Par ailleurs, la mutation de la parrèsia ne peut pas être envisagée comme une simple conséquence des bouleversements du politique, elle implique un changement culturel profond. À partir du moment où elle ne se définit plus comme la caractéristique d’une cité, mais comme une attitude, un état d’esprit débordant largement le cadre du politique, comment se situe-t-elle par rapport aux formes, aux pratiques qui lui préexistaient dans le domaine de la culture ?

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02/05/2014 410 pages 25,00 €
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