Moi d'abord

Première partie

Ma première fois. Désormais, je ne serai plus jamais la même. Je pose une pointe de pied dans le monde des adultes. Je quitte l’étreinte chaude et douce de l’enfance, de ma petite famille, toute petite car papa nous a quittés, il y a quelque temps, pour suivre une autre dame. Nous sommes restés tous les trois : maman, Philippe et moi. Coudes et cœurs soudés, Trinité indissoluble dans les rires et les larmes. Je les aime, ils m’aiment. Nous sommes nos propres fans, nous nous récitons des cantiques quand tout va bien, faisons des orgies et des lamentations quand le destin clignote de travers. On a notre vocabulaire, nos accents toniques et les mots à ne jamais prononcer sous peine de faire gicler les larmes.

J’articule donc, sans honte, ma nouvelle matinale, devant mon public favori accoudé sur la toile cirée à carreaux rouges et blancs, que la jeune sœur de maman nous avait envoyée de Clermont-Ferrand pour que nous partions d’un bon pied.

Maman allume une Gitane pour occuper son émotion montante, Philippe me regarde, pas gêné du tout.

Cette nuit, j’ai fait l’amour. Pour la première fois. Avec Patrick. Bon ? Difficile à dire. Intéressant sûrement. Pas vraiment enthousiaste mais consciente que le moment était venu. Dix-huit ans, c’est le bon âge, c’est correct.

Car autrement, je me satisfaisais bien toute seule ou avec un tiers, en échangeant masturbation contre masturbation. Septième ciel assuré, même quand ça se passait en solitaire dans ma baignoire avec Bob Dylan qui m’encourageait de l’harmonica. La conscience embarrassée parce qu’on n’est pas censée se faire plaisir dans la baignoire et sous les robinets pendant que maman, dans la pièce à côté, fait réciter à Philippe les ressources minières de l’Allemagne de l’Ouest. Oui, mais c’est si bon. Si délicieux à découvrir. Enchantée. Nice to meet you. Les deux jambes accrochées au cou de la tuyauterie familiale, et la tête qui se noie dans l’eau du bain et du plaisir.

Avec Patrick, c’est différent. Pas aussi bien qu’avec le robinet. Pendant nos longues séances de flirt, nous pratiquions, avec une stricte observance des lois, le tout-mais-pas-ça : bouche à bouche non stop, mains moites sous taffetas écossais, un bouton, une socquette, deux socquettes, un effleurement du sein droit puis du gauche, et un niet final si l’auriculaire descend plus bas. Même les pieds en croix et ivre de plaisir, la Morale impérialiste m’arrêtait en pleine ascension. Non, je suis désolée, revenez plus tard, quand je serai grande mais aujourd’hui, je ne peux pas. Ce n’est pas convenable.

Mon cobaye préféré, c’est Patrick. Beau, façon poster d’Alain Delon, les yeux bleu Caraïbes, les pommettes en devanture, la bouche comme il faut, ni trop molle ni trop pincée. Seul différence avec le poster, il est frisé. Frisé serré et blond. Grand et large, je peux rouler sur sa poitrine, rassurée par toute cette masse qui m’entoure et qui m’aime. Plus jamais seule ni incomprise avec ses soixante-quinze kilos et son mètre quatre-vingt-quatre. Le nez dans ses bras, je regarde le monde avec curiosité mais de loin.