Moi, U235, atome radioactif

À Robert Legrain, notre ami regretté.

Les trois auteurs de ce livre tiennent à remercier leurs confrères du CESEN (Cercle d'Études sur l'Énergie Nucléaire). Les membres de ce groupe informel sont des physiciens du CEA qui, depuis plusieurs années, se réunissent régulièrement pour discuter de la physique et de la chimie mises en jeu dans le vaste domaine de l'électronucléaire.

Première partie

LES CONFIDENCES DE L'URANIUM

Prologue

Portrait de nous autres…

En somme, je suis mal coté.

Charles CROS.

Nous sommes les uranium 235, sans doute les plus célèbres des noyaux1 atomiques. Notre petit nom est U235. Avec nos congénères les uranium 238 et 234, nous formons l'uranium naturel, un élément chimique très lourd, le plus lourd des éléments naturels. On nous trouve dans des gisements répartis un peu partout à la surface du globe terrestre, au Canada, en Afrique du Sud, en Australie… Tous autant que nous sommes, nous sommes radioactifs, c'est-à-dire condamnés, par notre nature même, à nous désintégrer un jour ou l'autre en noyaux plus légers. Cela peut prendre du temps, beaucoup de temps même, mais c'est inéluctable.

Depuis la deuxième guerre mondiale, vous les humains, vous nous connaissez tous de nom. Vous entendez dire bien des choses à notre sujet, certaines flatteuses, d'autres blessantes : parfois, vous nous assimilez à de véritables petits démons tout droit sortis de la boîte de Pandore. Allons, n'essayez pas de nier en bloc, nous captons cinq sur cinq toutes vos conversations de bistrot. Mais ce n'est pas pour cette raison que nous nous permettons, aujourd'hui, de vous interpeller. La rumeur cosmique dit qu'en France vous allez bientôt débattre du nucléaire de façon « scientifique et démocratique ». Aussi avons-nous pensé collégialement que le moment était venu de vous parler de nous.

Quelle tête avons-nous ? De loin, nous ressemblons vaguement à de minuscules petites billes, mais prise trop au sérieux, cette métaphore serait trompeuse. Nous n'avons pas de couleur proprement dite, pourtant, lorsque les atomes auxquels nous appartenons s'assemblent pour former un solide métallique, celui-ci prend une couleur gris argenté, qui rappelle celle du nickel. Il est par ailleurs très dense, environ dix-neuf fois plus que l'eau liquide.

Nous ne dégageons pas d'odeur particulière, mais notre réputation, elle, sent le soufre. Célébrité ambiguë que la nôtre, et surtout très tardive : notre première apparition dans l'univers remonte en fait à plusieurs milliards d'années, une époque où il n'y avait nulle vie. Comme tous les éléments chimiques très lourds, nous sommes les fruits refroidis de la violence stellaire. C'est grâce à la mort explosive d'étoiles très massives, phase au cours de laquelle règnent des températures et des pressions insensées, que nous avons été formés à partir de corpuscules créés aux tout premiers instants, puis dispersés dans le cosmos. Venus du fin fond de la nuit des temps, nous sommes une parcelle de la mémoire du monde.