Heureux celui qui, content de respirer
Son air natal, borne ses soins et son ambition
À cultiver le léger héritage
Qu’il a reçu de ses aïeux.
Alexander POPE
Ode sur la solitude
1
Deux panaches de fumée à une période de l’année trop douce pour les feux de cheminée nous surprennent à l’aube, tout du moins ils surprennent ceux qui ne sont pas sortis faire des sottises dans la nuit. Notre terre est cernée de flammes. Au-delà des fossés qui marquent la limite de nos champs, à l’abri de nos bois, sur la terre commune, là où hier encore il n’y avait personne pour faire partir de la fumée, des nouveaux venus, à la lueur de la lune bienveillante des moissonneurs, ont monté une hutte – quatre planches de fortune, un bout de toit – et ont allumé le plus distant des deux feux. Il est humide. Ils auront mis du bois vert pour que le panache soit le plus noir possible et que nous le remarquions à coup sûr. Il s’élève en une colonne qui ne penche ni ne s’amincit avant d’atteindre la canopée. Il signifie, De nouveaux prochains sont arrivés : ils ont bâti un abri ; ils ont construit un foyer ; ils connaissent la coutume et la loi. Ce premier panache de fumée leur donne le droit de rester. Nous verrons.
Mais c’est le second panache gris qui nous interpelle et nous fait sortir en ce jour de repos, de bonne heure et au triple galop, de nos chaumières pour nous rendre à la demeure de maître Kent. De loin, le panache est clair. Personne n’y a ajouté de bois vert pour l’assombrir. En revanche, cet incendie manque de fierté. Il est bruyant. De toute évidence, une charpente brûle. Une charpente ancienne, faite de vieux bois. Son odeur donne une idée du nombre de ses années. Nous craignons que le manoir ne brûle, auquel cas nous serons blâmés pour avoir dormi trop longtemps. Nous ferions bien de préparer des excuses. Car si nous avons entendu le craquement des chevrons et des poutres dans notre sommeil ce matin, nous avons dû le confondre avec le souffle habituel du vent à travers les arbres, le labeur des rêves ou le gémissement de nos os. La moisson, avec son ultime gerbe, s’est achevée hier. Nous espérions dormir longuement et tardivement ce matin, nos épaules engourdies, certes, mais le cœur enjoué. Nous allons prétendre que notre plénitude nous a rendus sourds. Ce n’est que lorsque Willowjack, la jolie jument alezan clair de notre maître, s’est mise à protester avec une réelle inquiétude contre la fumée que nous nous sommes réveillés pour porter assistance, car assistance nous devons, personne n’ayant envie de perdre le manoir.
Maintenant que nous avons atteint les enclos et les cours du maître, nous sentons l’odeur de paille. La fumée et les flammes ne viennent pas de sa demeure, mais des greniers à foin ainsi que du toit des écuries. Son joli pigeonnier peint a déjà disparu. Nous espérons apercevoir les ailes neigeuses de la volière contre le ciel gris de fumée. Mais il n’y a plus rien.
Extraits
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